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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


LXXXIII'    ANNÉE.    —   SIXIÈME   PÉRIODE 


TOME    XVII.   —   1"    SEPTEMBRE    1913. 


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REVUE 


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DES 


EUX  MONI^ES 


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LXXXIIP   ANiNÉE.  —  SIXIÈME  PÉRIODE 


TOME  DIX-SEPTIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE   LA   REVUE   DES  DEUX    MONDES 

RUE    DE     l'université,     15 

1913 


Ay 


s 


LA  FAMILLE  GORYSTON 


(i) 


DEUXIEME    PARTIE(2) 


IV 

Après  une  de  ces  déconcertantes  quinzaines  de  froid  et  de  tem- 
pête qui,  si  souvent  en  Angleterre,  se'vissent  au  commencement 
de  mai  et  semblent  anéantir  tous  les  progrès  du  printemps  dans 
un  retour  de  l'hiver,  le  temps  s'était  rasséréné,  les  nuages 
s'étaient  dissipés;  sous  des  flots  du  soleil,  les  clochettes  bleues 
des  clairières,  les  primevères  des  prés  s'épanouissaient.  Sur  les 
chênes  s'entr'ouvraient  les  premières  feuilles  rousses.  Une  sorte 
d'allégresse  du  renouveau  égayait  le  regard  et  rendait  plus 
léger  le  pas  du  campagnard. 

Une  femme,  d'aspect  simple  et  gracieux,  était  assise  devant  la 
petite  véranda  d'un  cottage,  situé  dans  un  Comté  du  centre,  à 
mi-côte  d'une  colline,  d'où  la  vue  s'étendait  au  loin.  Elle  cou- 
sait. A  ses  pieds  dévalaient  des  terrains  crayeux,  entourés  de 
bois  de  hêtres.  A  l'Ouest,  la  ligne  des  coteaux  allait  en  décrois- 
sant se  perdre  dans  le  soleil  couchant,  tandis  qu'elle  formait,  à 
l'Est,  une  haute  crête  boisée,  qui  bornait  la  vue. 

Au  Nord,  à  deux  cents  mètres,  environ,  plus  bas  que  h  cot- 
tage, commençait  un  pays  varié,  émaillé  de  villages  et  de  fermes, 
de  châteaux  et  de  bois,  qui  se  déroulait  jusqu'aux  brumes  de 
l'horizon. 

(1)  Copyright  by  Mrs  Humphyr,  Ward,  1P13. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  août. 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Un  homme  d'un  certain  âge,  grisonnant,  parut  à  la  porte 
vitrée  du  cottage. 

—  Marion  I  A  quel  moment  avez-vous  dit  que  vous  attendiez 
Enid? 

—  Entre  trois  et  quatre  heures,  papa. 

—  Je  ne  sais  si  nous  verrons  Glenwilliam.  Il  y  aura  un 
important  Conseil  des  ministres  cet  après-midi  ;  un  autre 
demain  probablement,  quoique  ce  soit  dimanche. 

—  Alors  nous  ne  le  verrons  pas,  répondit  sans  s'émouvoir  la 
jeune  fille,  en  plongeant  la  main  dans  une  chaussette  criblée 
de  trous,  qu'elle  examinait  avec  soin. 

—  C'est  contrariant  !  Coryston  m'a  dit  qu'il  viendrait  prendre 
le  thé.  J'aurais  voulu  qu'il  le  rencontrât. 

Etonnée,  miss  Atherstone  demanda  : 

—  Comment,  père  ?  Vous  savez  bien  qu'Enid  m'a  priée  d'in- 
viter Arthur  Coryston  et  que  j'ai  écrit  hier. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait?...  A  cause  delà  politique?...  Ils 
sont  habitués  à  ça  dans  la  famille  I  Ou...  parce  qu'on  raconte 
qu'Arthur  aura  les  domaines?  Nous  n'y  pouvons  rien.  On  m'a 
dit  que  les  deux  frères  s'entendaient  à  merveille  et  qu'Arthur  a 
averti  sa  mère  que,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  il  les  resti- 
tuerait à  Coryston. 

—  Mais  Enid  n'aime  pas  lord.Coryston,  reprit-elle  doucement. 

—  Parce  qu'il  voit  ses  défauts,  et  elle  en  a  beaucoup.  Et  ce 
n'est  pas  un  homme  qui  fait  la  cour  aux  femmes.  Mais,  entre 
nous,  ma  chère,  elle  pose  un  peu  trop.  Je  ne  sais  jamais  com- 
ment la  prendre,  quoique  je  l'aie  vue  tout  enfant. 

—  Oh  !  Enid  est  franche,  reprit  Marion  Atherstone,  en  enfi- 
lant une  nouvelle  aiguille  de  laine  marron. 

Miss  Atherstone,  d'une  intelligence  médiocre  quoiqu'elle 
vécût  pcrmi  des  gens  cultivés,  était  peu  expansive.  Son  père, 
ancien  médecin,  était  un  des  chefs  les  plus  cotés  du  parti  libé- 
ral. De  son  perchoir  des  collines  de  Mintern,  il  exerçait  son 
ascendant  sur  la  moitié  du  Midland  (1).  Il  connaissait  à  fond 
trente  ou  quarante  collèges  électoraux,  où  il  était  consulté  dans 
toutes  les  difficultés  ;  mieux  que  les  agens  principaux,  il  savait 
tâter  le  pouls  du  parti.  Aucun  bill  important  n'était  présenté 
sans  qu'on  lui  eût  demandé  conseil. 

(1)  Cenlre    de   l'Angleterre  :   Staffordshire,   Derbyshire,  Yorkshire,  Warwick- 
Bhire,  clc. 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  I 

Il  s'était  lié  avec  l'homme  puissant  qui  dirigeait  les  finances 
anglaises,  alors  que  Glenwilliam  n'était  que  simple  contrôleur 
d'une  importante  mine  de  charbon  du  Staffordshire,  et  cette 
amitié  peu  connue,  sauf  dans  un  cercle  étroit,  était  devenue  un 
facteur  important  de  la  politique  anglaise.  Glenwilliam  ne  déci- 
dait rien  sans  Atherstone,  et  le  cottage  sur  la  colline  avait  été 
le  théâtre  d'importantes  réunions  où  des  décisions,  devenues 
historiques,  avaient  été  arrêtées. 

Marion,  sans  avoir  la  valeur  de  son  père,  était  très  appréciée 
par  leurs  amis;  mais  elle  ne  se  mêlait  pas  à  sa  vie  intellectuelle. 
Des  gens  très  en  vue,  —  hommes  et  femmes,  —  fréquentaient 
le  cottage.  Marion  s'occupait  de  les  bien  recevoir,  mais  les  jugeait 
selon  leur  mérite  et  ne  faisait  grand  cas  d'aucun  d'eux.  Athers- 
tone était  un  philosophe,  libre  penseur,  et  végétarien.  Sa  fille 
lisait  la  Church  Family  Times  (1),  allait  régulièrement  à  l'église, 
et,  si  elle  avait  eu  le  droit  de  vote  et  s'en  fût  souciée,  elle  eût 
probablement  été  tory  :  elle  et  son  père  néanmoins  s'appré- 
ciaient et  se  comprenaient  à  merveille. 

Une  seule  personne  de  cette  brillante  société  qui  fréquentait 
le  cottage  avait  su  la  conquérir  :  Enid  Glenwilliam.  Marion  lui 
avait  voué  une  profonde  afiection,  comme  en  éprouvent  quel- 
quefois les  femmes  simples  et  dénuées  d'artifices  pour  quelque 
charmeuse  de  leur  sexe.  Lorque  Enid  venait  au  cottage,  Marion 
se  faisait  son  esclave  et  se  mettait  k  sa  merci  ;  mais  il  est  pro- 
bable que  beaucoup  mieux  que  son  père  elle  avait  su  découvrir 
ce  que  cachaient  ces  séduisantes  apparences. 

Atherstone  s'était  installé  sur  une  chaise  de  jardin  et  avait 
allumé  sa  pipe.  Il  s'occupait  de  rédiger  un  manifeste  libéral,  auquel 
personne  probablement  n'associerait  son  nom,  mais  peu  lui 
importait.  Son  seul  regret  était  de  n'avoir  pas  occasion  d'en 
entretenir  Glenwilliam  avant  de  le  lancer.  Il  avait  plaisir  à  en 
ruminer  les  termes  blessans.  Jamais  il  n'avait  éprouvé  un 
dédain  plus  absolu  pour  ses  adversaires.  Le  parti  tory  doit  céder 
la  place  I  Encore  un  combat,  et  la  bête  «  immonde  »  serait 
écrasée.  Ces  tyrans  de  la  terre,  de  l'Eglise  et  de  la  finance,  la 
démocratie  anglaise  en  aurait  vite  raison  1 

En  promenant  un  regard  sur  la  plaine,  il  y  discerna  maintes 
choses  bien  faites  pour  exciter  les   revendications   populaires.) 

(1)  Organe  de  la  petite  bourgeoisie  anglicane. 


8 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Dans  les  bois,  à  moins  d'un  mille  de  la  colline  finissante,  appa- 
raissait la  lourde  et  classique  masse  de  Goryston,  où  «  cette 
femrne  »  faisait  peser  son  pouvoir.  Plus  loin,  au  sommet  de 
cette  même  colline,  s'élevait  Hoddon  Grey,  s'identifiant,  dans 
cet  esprit  hostile,  avec  la  puissance  de  l'Eglise,  de  même  que 
Goryston  représentait  le  despotisme  des  grands  propriétaires. 
Atherstone  eût  en  vain  cherché  ailleurs  une  paire  de  bigots 
plus  complets  que  lord  et  lady  William  Newbury,  un  plus 
détestable  réactionnaire  que  leur  bellâtre  et  beau  parleur  de 
fils. 

La  vue  d'une  petite  maison  blanche  dans  la  plaine,  pour- 
tant, lui  fit  éprouver  une  satisfaction  sans  mélange,  et,  se  tour- 
nant vers  sa  fille,  il  lui  dit  en  riant  : 

—  Goryston  s'est  installé  là,  avec  un  journalier  et  sa  femme 
comme  domestiques,  et  il  a  déjà  un  tas  d'ennuis  sur  les  bras. 

—  Pauvre  lady  Goryston  1  répondit  Marion,  en  contemplant 
distraitement  les  coupoles  massives  de  l'antique  demeure  émer- 
geant des  bois.i 

—  G'est  elle  qui  a  commencé,  ma  chère.  Son  fils  est  dans 
son  droit,  il  a  un  devoir  public  à  remplir  ici. 

—  N'aurait-il  pu  porter  le  trouble  un  peu  plus  loin  ?  Ici,  c'est 
par  trop  choquant  1 

—  Ohl  celles  qui  agissent  comme  lady  Goryston  n'ont  que 
ce  qu'elles  méritent.  Le  temps  n'est  plus  où  l'on  prenait  des 
gants  pour  parler  aux  femmes. 

—  Même  entre  mère  et  fils  ?  repartit  Marion  d'un  air  de 
doute. 

—  Je  te  le  répète...  G'est  elle  qui  a  commencé  1  II  est  mons- 
trueux qu'un  homme  ait  pu  faire  un  pareil  testament  et  qu'une 
mère  en  ait  fait  usage  I 

—  Ahl  si  elle  avait  été  libérale  !  interrogea  malicieusement 
Marion. 

Trop  sincère  pour  répliquer,  Atherstone  leva  les  épaules,; 
Il  se  remit  à  fumer,  et  reprit  le  cours  de  ses  réflexions.  Puis, 
tout  à  coup,  son  regard  s'illumina  : 

—  On  m'a  dit  que  les  nouveaux  serviteurs  de  Goryston  ont 
été  expulsés  de  leur  cottage  pour  des  raisons  politiques. 

—  Oui, T..  par  ce  meunier  radical  de  Martover,  repartit 
Marion. 

—  Comment!  s'écria  Atherstone^ 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  » 

—  C'est  la  femme  qui  me  l'a  raconté,  ajouta-t-elle  tranquil- 
lement en  pliant  ses  chaussettes. 

—  Je  saurai  ce  qui  en  est,  reprit  Atherstone  décontenancé.) 
Je  n'aime  pas  ces  sortes  d'histoires  dans  notre  parti...  Je  ne 
m'explique  pas  pourquoi  Coryston  a  pris  ces  gens. 

—  Probablement  parce  qu'il  n'aime  pas  non  plus  ce  genre 
d'histoires,...  dans  quelque  parti  qu'elles  arrivent,  dit  miss 
Atherstone  en  rougissant  légèrement;  mais  son  père  ne  le  remar- 
qua pas:  il  écoutait  un  bruit  lointain. 

Un  automobile  approchait.  Enid  en  descendit. 

—  Comme  vous  paraissez  fatiguée  I  lui  dit  Marion. 

Après  quelques  mots  d'accueil,  le  docteur  Atherston  se  retira 
pour  s'occuper  de  sa  correspondance.; 

Enid  Glenwilliam  ôta  son  chapeau,  prit  le  coussin  que 
Marion  lui  offrait  et  s'étendit  nonchalamment  dans  un  fauteuil 
d'osier. 

—  Vous  ne  seriez  pas  étonnée  de  ma  fatigue,  si  vous  saviez 
ce  qu'a  été  cette  semaine  :  quatre  dîners,  trois  bals,  deux 
opéras;  un  Week-end  (1)  à  Windsor,  deux  ventes  de  charité, 
trois  meetings,  deux  concerts  et  des  thés  en  masse!...  Com- 
ment ne  serais-je  pas  fourbue  ? 

Ne  prétendez  pas  que  vous  n'aimez  pas  cela? 

—  Oui,  j'aime  ça,  c'est  à  dire  que  lorsqu'on  ne  m'invite  pas, 
je  me  crois  insultée,  et,  quand  on  m'invite... 

—  On  vous  assomme... 

—  Vous  répondez  pour  moi.  Ce  qui  m'assomme...^  vrai- 
ment... c'est  que...,  sauf  au  déjeuner,...  je  n'ai  pas  vu  mon 
père  de  toute  la  semaine! 

—  Sérieusement,  qu'avez-vous  fait? 

—  Curieuse  !  Je  me  suis  amusée  à  flirter. 

—  Avec  Arthur  Coryston  ? 

Les  petits  yeux  gris  de  Marion  pétillaient  dans  sa  bonne  et 
fraîche  figure. 

—  Et  d'autres  ! . . .  Croyez-vous  que  je  me  contente  de  lui  seul  ? 

—  Lady  Coryston  est-elle  au  courant? 

—  De  quoi?  De  ce  que  nous  nous  entendons  si  bien?  Elle 
n'a  jamais  supposé  que  M.  Arthur  pourrait  descendre  jusqu'à 
moi. 

(1)  Séjour  du  samedi  au  lundi. 


10 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Mais  elle  le  saura  un  jour. 

—  Oui,  je  me  charge  de  l'en  informer,  dit  tranquillement  la 
jeune  fille... 

Elle  étendit  la  main  et  caressa  le  chat  de  son  amie,  en  la 
regardant  de  ses  grands  yeux  noisette,  si  clairs  sous  leurs 
sombres  sourcils.  Puis  elle  ajouta  : 

—  Vous  savez  que  lady  Goryston  ne  se  contente  pas  de 
m'ignorer,  mais  qu'elle  a  insulté  père? 

—  Mais...  comment?  s'écria  Marion. 

—  A  Ghatton  House,  l'autre  jour.  Elle  a  refusé  de  prendre 
son  bras  pour  aller  à  table.  Positivement,  elle  l'a  fait.  Il  a  fallu 
changer  toutes  les  places,  et  la  petite  lady  Ghatton  a  failli  avoir 
une  crise  de  nerfs. 

Enid  fixait  Marion.  Un  gracieux  sourire  errait  sur  sa  bouche, 
grande  quoique  bien  dessinée;  mais  il  y  avait  quelque  chose  de 
menaçant  dans  ses  yeux. 

—  Et,  un  autre  jour,  à  un  lunch,  elle  n'a  pas  voulu  que  je 
lui  sois  présentée.  Je  l'ai  parfaitement  compris.  Oh!  elle  n'avait 
pas  l'intention  d'être  particulièrement  insolente  avec  moi;  mais 
elle  trouve  que,  dans  le  monde,  on  reçoit  trop  facilement  des 
gens  comme  père  et  moi.- 

—  Quelle  femme  ridicule  1  dit  Marion  sans  conviction. 

—  Pas  du  touti  Elle  se  rend  parfaitement  compte  que  ma 
vie  est  une  lutte  continuelle,  au  moins  à  Londres.  Elle  contribue 
à  la  rendre  plus  dure  encore...  tout  simplement. 

—  Une  lutte  continuelle?  reprit  Marion,  ironique...  avec 
toutes  ces  invitations  ? 

—  A  présent,  tout  va  bien...,  dit  la  jeune  fille  très  calme  : 
nous  triomphons.  Mais,  elle,  est-ce  qu'elle  n'a  pas  tout  cela  sans 
lutte?  Quand  père  quittera  le  ministère,  je  ne  serais  plus  rien, 
et  elle,  lady  Goryston,  sera  toujours  au  pinacle. 

—  Aveo  tout  cela,  j'ignore  toujours  autant  si  Arthur  Goryston 
vous  plaît  ou  non.  Savez-vous  ce  qu'on  raconte  à  propos  des 
domaines? 

—  Si  je  le  sais?  dit  Enid  en  riant.  Mais  je  ne  connais 
que  cela  !...  et  j'en  ai  par-dessus  la  tête.  En  ce  moment,  Arthur 
est  l'enfant  chéri...  Mais,  quand  elle  saura  qu'il  me  fait  la 
cour!...^ 

Miss  Glenwilliam  leva  les  bras  au  ciel. 
-—  Vous  croyez  qu'elle  changera  d'avis? 


LA    FAMILLE    CORYSTON. 


11 


La  jeune  fille  arracha  quelques  brins  de  gazon  et,  tout  en  les 
grignotant,  d'un  air  méditatif  : 

—  Je  ne  devrais  peut-être  pas  lui  faire  perdre  un  tel  héri- 
tage? dit-elle  en  regardant  son  amie  en  dessous. 

— •  Ne  parlons  pas  d'héritage,  s'écria  Marion  avec  emporte- 
ment. Il  s'agit  de  savoir  si  vous  vous  aimez. 

—  Quel  point  de  vue  bourgeois  I  Eh  bien  I  vraiment. . .  je  n'en 
sais  rien.  Arthur  Coryston  n'est  pas  très  intelligent;  ses  opi- 
nions sont  absurdes;  je  ne  le  connais  que  depuis  quelques  mois.i 
Ahl  s'il  était  très,  très  riche...  Mais  ne  doit-il  pas  venir  tantôt?. .« 
Voulez-vous  me  donner  une  cigarette? 

Marion  la  lui  tendit. 

—  Le  voilà  avec  lord  Coryston,  dit-elle,  en  entendant  la 
grille  du  jardin   se  fermer. 

Enid  Glenwilliam  alluma  sa  cigarette,  sans  modifier  sa  pose 
abandonnée.  Son  corps  élégant,  son  opulente  chevelure  blonde 
et  le  tranquille  et  fier  visage  qu'elle  encadrait  formaient  un 
gracieux  tableau.  Lorsque  Arthur  s'approcha,  elle  lui  tendit  une 
main  accueillante  et  le  gratifia  d'un  regard  expressif. 

Coryston,  après  avoir  salué  miss  Atherston,  s'avança  à  son 
tour,  et,  s'arrêtant  brusquement,  dans  sa  pose  favorite,  les  mains 
sur  les  hanches,  lui  dit  : 

—  Comment,  vous  fumez  ? 

A  son  ordinaire,  il  était  étrange  dans  ses  vêtemens  mal 
ajustés  et  défraîchis,  avec  ses  poches  gonflées  de  papiers,  ses 
bras  et  ses  jambes  de  sauterelle  trop  grêles,  et  ses  yeux  perçans 
toujours  en  mouvement.  Il  était  antipathique  à  Enid  Glenwil- 
liam, mais  elle  lui  répondit  en  souriant  : 

—  N'est-ce  pas  permis? 

Et  lui,  maussade,  continua  : 

—  Quel  besoin  les  femmes  ont-elles  d'inventer  une  nouvelle 
mode...,  un  nouvel  esclavage?...  C'est  de  l'argent  mal  dépensé. 

—  Et  pourquoi?  Allez  donc  morigéner  votre  propre  sexel 
dit-elle  fort  rouge. 

—  Ce  serait  peine  perdue!  et  il  haussa  les  épaules.  Mais  on 
prétend  que  les  femmes  sont  plus  raisonnables,...  surtout...  les 
femmes  libérales.  En  disant  cela,  il  examinait  sa  toilette. 

—  Eh  pourquoi,  je  vous  prie,  les  femmes  libérales  doivent- 
elles  être  plus  raisonnables  que  les  autres?  demanda-t-elle  avec 
cal  me. j 


i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

-'  Pourquoi?...  li  dleva  la  voix  :  Parce  que  des  milliers  de 
malheureux  dans  ce  pays  manquent  de  vêtemens  et  de  pain... 
et  que  c'est  le  devoir  des  libéraux  de  le  faire  comprendre  aux 
autres. 

—  Ahl  Corry...,  laisse-nous  la  paix  avec  tes  blagues  1  cria 
Arthur,  furieux  de  voir  son  idole  ainsi  traitée. 

Goryston,  quittant  son  air  grave,  répondit  avec  une  franche 
gaîté  : 

—  Dis  donc,  Arthur,  si  tu  as  le  magot,  tu  peux  bien  au  moins 
me  laisser  la  parole.  Vous  a-t-il  dit  ce  qui  était  arrivé? 

Cette  question  s'adressait  à  miss  Glenwilliam,  qui  ne  savait 
que  répondre.  Arthur  vint  bravement  à  la  rescousse. 

—  Nous  n'avons  pas  le  droit  d'assommer  les  gens  de  nos 
affaires  de  famille.  Je  te  l'ai  déjà  dit  en  venant  ici. 

—  Elles  sont  pourtant  bien  intéressantes,  dit  Corry  avec 
ironie,  en  prenant  place  près  de  Marion  Atherstone.  Je  suis  sûr 
que  tout  le  monde,  ici,  est  de  mon  avis.  Et  pourquoi  aurais-je 
loué  Knatchett,  si  ce  n'est  pour  le  plaisir  de  faire  savoir  à  la 
ronde  ce  que  notre  chère  mère  vient  d'inventer? 

—  J'aurais  tout  donné  pour  ne  pas  te  voir  à  Knatchett, 
reprit  Arthur,  morose... 

—  Je  vous  gêne.  Mais  c'est  exprès  que  je  le  fais.  J'ai  trouvé 
tant  de  choses  à  remettre  en  ordre,  ici,  ajouta-t-il  lentement, 
le  regard  rêveur  errant  sur  la  plaine. 

Le  docteur  sortant  de  son  cabinet  de  travail  entendit  ces 
derniers  mots,  jeta  à  Coryston  un  regard  d'intelligence,  mais 
ne  les  releva  pas,  par  politesse  pour  Arthur.  Ce  jeune  repré- 
sentant de  la  circonscription  voisine,  digne  héritier  d'une 
mère  tory,  n'était  pas  venu  au  cottage  pour  les  beaux  yeux  du 
docteur  ou  pour  ceux  de  sa  fille,  mais  pour  y  retrouver  miss 
Glenwilliam.  Puisqu'il  s'était  aventuré  en  terre  ennemie  en 
l'honneur  d'une  belle  dame,  on  devait  l'y  bien  traiter.  Arthur 
paraissait  gêné.  Il  vint  pourtant  saluer  Atherstone  avec  cette 
aisance  qui  distingue  tout  Anglais  bien  né.  Il  était  prêt,  quoi- 
qu'il considérât  le  docteur  comme  le  plus  dangereux  des  agita- 
teurs, à  causer  avec  lui  du  temps,  du  paysage,  ou  à  discuter 
des  intérêts  locaux;  mais  il  était  comme  dépaysé,  agité  aussi 
par  les  sentimens  intimes,  et  que  tous  connaissaient,  qui 
l'avaient  amené  là.  Enid  l'observait  avec  une  satisfaction  secrète 
et  vint  à  son  aide  en  proposant  à  Marion,  sous  prétexte  de  la 


LA    FAMILLE    CORYSTON. 


13 


chaleur,  de  montrer  à  M.  Goryston,  avant  le  thé,  le  beau  point 
de  vue  dont  on  jouissait  à  la  lisière  du  bois. 

Marion  acquiesça,  et  leurs  deux  hautes  silhouettes  dispa- 
rurent bientôt  dans  le  petit  bois  qui  montait  jusqu'au  faîte  du 
coteau. 

—  Voudra-t-elle  l'e'pouser?  dit  Goryston  à  Marion,  en  suivant 
des  yeux  les  deux  promeneurs. 

La  question  était  d'une  franchise  déconcertante,  et  Marion, 
toute  rouge,  répondit  en  riant  : 

—  Je  n'en  ai  pas  la  plus  petite  idée. 

—  Il  y  aura  du  tapage,  si  elle  réussit,  continua  Goryston,  les 
yeux  pétillans  de  gaîté,  en  se  tenant  les  genoux.  Ma  pauvre 
mère  devra  faire  un  autre  testament  !  Et  les  hommes  de  loi  lui 
ont  déjà  coûté  cher!.. . 

—  Est-ce  qu'on  ne  pourrait  lui  faire  accepter  ce  mariage? 
demanda  Atherstone  après  un  moment  de  silence. 

—  «  Si  mon  fils  prend  pour  femme  une  des  filles  de 
Heth  (1),  je  ne  tiens  plus  à  la  vie  (2)1  »  déclama  Goryston  en 
riant. 

—  Qu'il  est  donc  utile.  Dieu  bon,  de  feuilleter  la  Bible  1... 
Elle  répond  à  tout  I  Mais  vous  êtes  un  incroyant,  je  m'en  doute, 
et  vous  ne  vous  en  inspirez  pas  ? 

La  physionomie  d'Atherstone  trahit  un  léger  méconten- 
tement. 

—  Je  suis  le  fils  d'un  pasteur  presbytérien,  dit-il  sèchement.) 
Mais,  pour  en  revenir  à  la  question,  le  mariage  n'est  pas  inter- 
dit, que  je  sache,  entre  radicaux  et  tories.  Nous  n'en  sommes 
pas  encore  là  1 

—  Non,  mais  nous  y  arrivons  !  riposta  vivement  Goryston 
en  tapant  sur  la  table  à  thé.  Et  des  femmes  comme  ma  mère 
feront  tout  pour  cela.  Elle  veulent  amener  la  discorde,  voir  le 
pays  divisé  en  deux  camps,  et  ne  rêvent  que  plaies  et  bosses...: 
avec  tout  le  diable  et  son  train...  Mais,  ajouta-t-il  joyeusement, 

(i)  Heth,  tribu  idolâtre  de  Chanaan. 

(2)  And  Rebekat  sail  unto  Isaac  :  I  am  weary  of  my  life  because  of  the  daugliters 
of  Hetfi;  if  Jacob  take  a  wife  of  the  daughlers  of  Heth  such  as  thèse  which  are 
the  daughters  of  the  land  what  good  shall  my  life  be  to  me? 

Rébecca  dit  ensuite  à  Isaac  :  La  vie  m'est  devenue  ennuyeuse  à  cause  des  filles 
de  Heth  qu'Ésaû  a  épousées.  Si  Jacob  épouse  une  fille  de  ce  pays-ci,  je  ne  veux 
plus  vivre.  » 

(Genèse,  ch.  XXVII,  verset  46). 


14 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


en  se  rapprochant  de  son  interlocuteur...  au  fond,...  vous  en 
souhaitez  tout  autant. 

—  Je  regarde  la  politique  comme  une  réalité.  Est-ce  cela 
que  vous  voulez  dire?  répondit  froidement  le  docteur...  Mais 
vous  parliez  de  choses  à  remettre  en  ordre  ici...  De  quoi 
s'agit-il  ? 

—  Ahl  le  gibier  ne  manque  pas  plus  dans  les  fourrés  des 
libéraux  que  dans  les  chasses  gardées  des  autres.  Il  n'y  a  pas 
un  cheveu  de  différence  entre  les  deux  !.,.  Tenez  !...  et  il  comp- 
tait sur  ses  doigts.  Ma  mère  a  refusé  le  terrain  nécessaire 
pour  construire  une  chapelle  baptiste.  Or,  la  moitié  du  village 
est  baptiste;  il  y  a  des  tas  de  terrains  disponibles,  elle  ne 
veut  pas  leur  en  donner  un  mètre.  Alors,  nous  avons  un 
meeting  chaque  semaine  ;  nous  lui  envoyons  des  sommations, 
qu'elle  jette  aux  vieux  papiers.  Et,  le  dimanche,  ils  dressent  une 
tente  sur  le  terrain  communal,  aux  portes  du  parc,  et  ils  lui 
chantent  des  hymnes  quand  elle  se  rend  à  l'église.  Ceci  c'est  le 
numéro  un.  —  Numéro  deux  :  ma  mère  a  autorisé  Page,  son 
intendant,  à  expulser  un  brave  garçon,  nommé  Price,  un  forge- 
ron, parce  qu'il  a  distribué  quelques  brochures  libérales  dans 
les  villages.  On  a  fourni  naturellement  toutes  sortes  d'autres 
raisons,  c'est  celle-là  qui  est  la  vraie.  J'ai  essayé  pendant  deux 
ou  trois  jours  de  faire  céder  Page,  mais  sans  succès.  Alors  je 
m'éreinte  à  faire  installer  une  boutique,  une  forge  et  tout  le 
fourbi  dont  il  a  besoin,  dans  l'arrière-cour,  à  Knatchett.  Nous 
en  faisons  l'agent  libéral  du  village.  Et  je  vous  réponds  qu'il  va 
de  l'avant.  Maintenant,  numéro  trois  :  —  H  y  a  des  difficultés 
pour  la  chasse...  Mais  je  ne  veux  pas  vous  ennuyer,...;  nous 
leur  avons  signifié  que  nous  tuerons  les  renards  là  où  nous 
pourrons  les  attraper.  Ces  sales  bêtes  ont  égorgé  tous  les  pou- 
lets, l'année  dernière,  mais  ça  n'a  pas  grande  importance.  — 
Numéro  quatre.  Ahl  ahl  —  et  il  se  frottait  les  mains,  —  je 
suis  sur  les  traces  de  ce  vieil  hypocrite  de  Burton,  à  Mar- 
tover...i 

—  Burton,  le  meilleur  homme  du  paysl  Vous  devez  vous 
tromper,  lord  Coryston,  dit  Atherstone  indigné. 

—  Moi,  me  tromper!  Pas  le  moins  du  monde,  cria  Coryston 
avec  la  même  indignation...  Il  nasille  comme  un  dissident  des 
formules  libérales  dans  tous  les  meetings,  et  comment  agit-il? 
Il  chasse  de  leur  chaumière  et  de  leur  bout  de  champ  Potifer  et 


LÀ   FAMILLE    CORYSTON.  15 

sa  femme,...  qui  sont  maintenant  à  mon  service...  Pourquoi? 
Le  savez-vous  ?...  Parce  que  le  mari  a  voté  pour  Arthur!  Pour- 
quoi ne  voterait-il  pas  pour  Arthur?  Artliur  a  embrassé  son 
mioche.  Sa  femme  et  lui  trouvent  Arthur  «  un  vrai  gentle- 
man... »  Personne  n'avait  pensé  à  embrasser  l'enfant  de  Burton.i  ■ 
Que  le  diable  l'emporte!...  Avouez  que  de  pareilles  choses  doivent 
cesser. 

Et  Coryston  s'agitait  furieusement,  le  visage  enflammé. 
Atherstone  l'examinait  en  silence.  Cette  étrange  situation  du 
fils  déshérité,  socialiste  et  révolutionnaire,  de  lady  Coryston, 
luttant  contre  sa  mère  dans  ses  propres  domaines,  pourrait 
peut-être  ne  pas  tourner  aussi  bien  que  les  démocrates  du  voisi- 
nage y  comptaient.  L'homme  était  trop  perspicace,  trop  insai- 
sissable. 

—  Ecoutez!  Vous  avez  peut-être  jugé  un  peu  vite.  Il  faut 
savoir  ce  qui  se  passe...  A  Hoddon  Grey...  par  exemple... 

Coryston  leva  les  bras  au  ciel. 

—  ...Les  Newbury,...  ma  parole,  les  Newbury!...  «  Trop 
purs,  »  n'est-ce  pas  «  pour  cette  terre  (1).  »  Que  d'églises  et 
d'écoles  dans  les  villages!...  Les  petits  garçons,  des  modèles.... 
Les  filles,  des  petites  saintes.  Tous  chantent  en  chœur  dans  les 
confréries...  et  portent  des  bannières...  «  Au  picotement  de 
mes  pouces  (2),  »  quand  je  vois  un  Newbury,  je  me  sens  devenir 
criminel.  Mais  il  y  a  aussi  une  histoire  par  là,  —  et  l'étrange 
personnage  frappait  sur  la  table  à  thé  pour  donner  plus  de 
poids  à  ses  paroles,  —  elle  va  de  pair  avec  les  autres..  Vous 
savez  ce  que  je  veux  dire...  Betts  et  sa  femme. 

Il  s'arrêta,  scrutant  de  ses  yeux  étincelans  la  physionomie 
d' Atherstone  et  de  sa  fille. 

Atherstone  fit  un  signe  affirmatif.  Sa  fille  et  lui  connais- 
saient l'incident  qui  excitait  la  curiosité  de  tout  le  pays.  C'était 
la  lamentable  histoire  d'une  femme  divorcée  et  l'intransigeance 
des  convictions  religieuses  des  Newbury.  On  discutait  chaude- 
ment à  ce  propos,  et,  somme  toute,  cette  affaire  avait  rendu  la 
famille  Newbury  impopulaire.  Edward  Newbury,  en  particulier, 
était  accusé  d'avoir  agi  avec  dureté. 

Gory.ston  s'assit  pour  en  parler  encore,  mais  ne  tarda  pas 
à  manifester  les  sentimens  les  plus  exaltés. 

(1)  «  Too  hright  and  good  for  human  nature's  daily  food  »  Wordsworth. 

(2)  «  By  the  pricking  of  my  thumbs,  »  Macbeth. 


/ 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

—  La  tyrannie  religieuse,  conclut-il,  est  la  plus  hideuse  des 
tyrannies  1 

Marion  suivait  avec  un  inte'rêt  e'vident  les  véhe'mentos 
théories  de  son  hôte,  mais  parlait  peu.  Son  père  se  montrait 
'  aussi  acharne'  que  Coryston. 

A  ce  moment,  Atherstone  e'tait  appelé'  dans  la  maison,  et 
Coryston  ajouta  brusquement  : 

—  Edward  >s'ewbury  plaît  à  ma  mère,  à  ma  sœur  aussi; 
d'après  ce  qu'on  m'a  dit,  il  peut  devenir  mon  beau-frère.  Mais, 
auparavant,  Marcia  saura  cette  histoire. 

Marion  d'un  air  un  peu  embarrassé  le  désapprouva. 

—  Il  a  des  amis  très  ardens  ici,  dit-elle,  des  gens  qui  l'ad- 
mirent beaucoup  ! 

—  Comme  Torquemada!  Et  qu'est-ce  que  cela  prouve? 
s'écria  Coryston  en  mettant  ses  deux  coudes  sur  la  table,  et 
la  dévisageant:  Voyons!  là,  entre  nous,  dites-moi  si  vous  ne 
pensez  pas  comme  moi. 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  pense  comme  vous,  ou  non...  Je  ne 
suis  pas  très  au  courant,  répondit-elle  troublée. 

—  C'est  impossible  que  vous  ne  soyez  pas  de  mon  avis,  dit-il 
impétueusement, —  il  s'arrêta  un  instant,  —  après  tout  ce  qu'on 
m'a  dit  de  vous  dans  les  villasTes? 

—  Je  ne  devine  pas  pourquoi? 

Et  elle  rougit  très  fort,  tout  en  riant. 

—  Mais  si, vous  le  devinez.  J'ai  horreur  delà  charité.. t  géné- 
ralement. C'est  une  stupide  simagrée.  Mais  ce  que  vous  faites... 
oui,  cela  est  humain.  Et,  si  vous  avez  besoin  d'aide  et  'd'un  com- 
pagnon, qui  n'est  pas  riche,  mais  a  deux  bons  bras  et  une  tète 
pour  s'en  servir;  adressez-vous  à  moi.  C'est  convenu? 

Marion  le  remercia  gaîment.  Il  se  disposa  à  partir. 

—  Il  faut  que  je  m'en  aille...  Je  n'attends  pas  Arthur.  Il  est 
trop  occupé.  Mais...  j'aurais  plaisir  à  revenir  vous  voir  de 
temps  en  temps,  miss  Atherstone,  pour  causer  avec  vous,  et  je 
ne  serais  pas  surpris  de  m'entendre  plus  facilement  avec  vous 
qu'avec  votre  père.  Vous  n'y  voyez  pas  d'objection  ? 

—  Pas  du  tout.  Venez  quand  il  vous  plaira. 

Debout,  appuyé  au  dossier  d'une  chaise,  il  parlait  en  toute 
simplicité.  Il  se  contenta  de  la  saluer  d'une  inclination  de  tête, 
sans  autre  formule  de  politesse  pour  le  docteur,  et  descendit  en 
'sifflant,  jusqu'à  la  grille  du  jardin. 


LA   FAMILLE    CORYSTON.  11 

Marion  resta  seule.  Son  visage  semblait  illuminé,  et,  quoi- 
qu'elle eût  trente-cinq  ans,  une  teinte  rose  se  répandit  sur  ses 
joues.  C'était  la  quatrième  où  la  cinquième  fois  qu'elle  voyait 
Coryston,  et,  chaque  fois,  ils  s'appréciaient  mieux.  Aucune 
pensée  romanesque  n'entrait  dans  son  esprit.  Cependant,  ce 
jour-là,  la  vie  lui  parut  plus  intéressante. 

Il  y  avait  quelque  temps  déjà  que  Coryston  était  parti  quand 
son  frère  et  miss  Glenwilliam  revinrent  du  bois.  L'ombre  avait 
gagné  la  table  à  thé.  Ils  s'y  installèrent.  Marion  s'efforça  de  ne 
rien  laisser  paraître  de  sa  curiosité. 

Arthur,  c'était  clair,  n'était  pas  en  humeur  de  causer.  Il 
refusa  la  tasse  de  thé  offerte,  et  prit  congé  presque  aussitôt.  Enid 
s'installa  de  nouveau  sur  la  chaise  longue  entre  le  père  et  la 
fille.  Elle  paraissait  animée,  son  regard  était  excité,  probable- 
ment par  la  conversation  qui  avait  eu  lieu  pendant  la  prome- 
nade. Mais,  lorsqu'elles  furent  seules,  il  se  passa  quelque  temps 
avant  qu'elle  parlât.  Enfin,  lorsque  le  soleil  de  mai  allait  cesser 
d'éclairer  la  colline,  elle  se  releva  soudain  : 

—  Je  ne  peux  pas,  Marion  ;  je  ne  peux  pas. 

—  Qu'est-ce  qui  ne  se  peut  pas? 

—  Me  marier  avec  Arthur,  ma  chérie!...  Elle  se  rapprocha 
de  son  amie  et  lui  prit  la  main.  Savez-vous  à  quoi  je  pensais 
tout  le  temps  qu'il  me  parlait,  si  gentil  garçon  qu'il  soit,  et 
quelque  amitié  que  j'aie  pour  lui,  je  pensais  à  mon  père  1 

Elle  releva  fièrement  la  tête.  Marion  la  regardait  surprise. 

—  Je  ne  pensais  qu'à  mon  père,  répéta-t-elle.  Je  ne  connais 
pas  d'homme  supérieur  à  mon  père.  Je  ne  suis  pas  seulement 
sa  fille,  je  suis  son  amie.  Il  n'a  plus  que  moi  depuis  la  mort  de 
ma  mère!  11  me  dit  tout,  et  je  m'associe  à  ses  idées.  Pourquoi 
épouserais-je  un  homme  comme  Arthur  Coryston  quand  j'ai  un 
tel  pèrel...  Et  cependant,  Arthur  me  plait...  et  je  voudrais 
aussi  avoir  un  jour  un  foyer,.,  et  des  enfans,..  comme  tout  le 
monde.  Et  puis,  il  y  a  la  fortune,  si  sa  mère  ne  la  lui  retire 
pas...  s'il  se  mariait  avec  moi!...  Et  le  grand  nom,  la  famille, 
la  situation!  Mais  oui,  je  rêve  à  tout  cela.  Tout  cela  me  tente, 
car  je  ne  suis  pas  une  ascète,  comme  Coryston  l'a  découvert.: 
Pourtant,    quand    je    pense    à    quitter     mon    père    pour     cet 

TOME    XVII.    1913.  2 


18 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


homme,...  à  abandonner  pour  ses  idées  celles  de  mon  père,...  il 
me  semble  que  je  suis  précipitée  dans  un  caveau,  qu'on  roule 
une  pierre  sur  moi,  et  que  je  meurs  en  me  débattant.  Aussi 
lui  ai-je  dit  que  je  ne  peux  pas  me  décider...  avant  longtemps, 
longtemps  I 

—  Etait-ce  bien  aimable  ? 

—  Eh  bien  !  il  préfère  encore  cela  à  un  «  non  »  définitif, 
reprit  Enid  avec  un  rire  mélancolique...  Marion!  vous  ne 
savez  pas,  personne  ne  peut  savoir  quel  homme  est  mon  père  ! 

Se  redressant,  son  regard  vague  erra  sur  la  plaine  lointaine, 
puis  ses  yeux  durs  s'adoucirent  en  une  expression  de  tendresse 
passionnée,  comme  si,  pensait  Marion,  elle  eût  obéi  à  l'influence 
du  rude  chancelier  qui  imposait  sa  politique  à  l'Angleterre. 


Le  salon  de  lady  Goryston,  au  château  de  Coryston,  n'était 
pas  aussi  sévère  que  celui  de  Londres.  La  vue  qu'on  avait  des 
fenêtres,  sur  un  jardin  régulier  orné  de  statues  de  marbre, 
jusqu'au  petit  lac  sinueux  bordé  de  longues  pelouses,  était  gaie. 
Coryston  détestait  ce  parc  et  faisait  mille  plaisanteries  risquées 
sur  ces  statues.  Il  les  avait  maintes  fois  décorées,  du  temps  qu'il 
était  un  jovial  étudiant,  de  bonnets  de  liberté,  de  pipes,  de 
moustaches  et  autres  extravagans  attributs  du  même  genre. 
Mais,  en  général,  on  était  séduit  par  la  splendeur  de  la  perspec- 
tive. Et  la  lumière  et  le  soleil  n'y  manquaient  pas,  en  ces  beaux 
jours  de  mai.  Marcia  avait  choisi,  tout  récemment,  une  nouvelle 
cretonne,  qui  recouvrait  les  sièges;  et,  à  côté  de  la  cheminée, 
sur  une  petite  table,  quelques  photographies  rappelaient  aux 
visiteurs  que  la  propriétaire  de  ce  domaine  avait  été  une 
jeune  mère  fière  des  quatre  beaux  enfans  qui  l'entouraient. 
On  voyait  Coryston,  à  neuf  ans,  sur  le  dos  d'un  poney,  pom- 
peusement harnaché;  James,  rêveur  et  affable,  déjà  un  person- 
nage, à  sept  ans  ;  Arthur,  tenant  un  maillet  de  criket,  la 
bouche  hermétiquement  close,  par  ordre,  si  différente  de  sa 
grimace  habituelle  ;  et  Marcia,  les  sourcils  froncés  et  l'air 
boudeur,  déguisée  en  «  marchande  de  fraises  (1)  »  de  Reynolds, 

(1)  The  stravoberry  girî. 


LA    FAAIILLE    CORYSTON. 


1'.) 


semblait  sortir  d'un  pugilat  avec  sa  nourrice  et  être  toute  prête 
à  recommencer. 

Lady  Goryston  venait  d'entrer  dans  la  pièce.  Elle  était  seule 
et  portait  un  paquet  de  lettres,  qu'elle  déposa  sur  la  table  à 
écrire  au  milieu  du  salon.  Elle  s'approcha  d'une  fenêtre  ouverte, 
regardant  au  loin,  sa  longue  main  couverte  de  mitaine  posée 
sur  le  guéridon  où  étaient  placées  les  photographies.  Quelle  phy- 
sionomie imposante!  Elle  était  en  noir,  portant,  comme  seul 
bijou,  la  chaîne  et  la  châtelaine  d'argent  damasquiné  que  lui 
avait  données  son  mari,  lapremière  année  de  leur  mariage.  Elle 
restait  là,  immobile,  et,  aux  rayons  du  soleil,  sa  haute  taille  et 
sa  maigreur  émaciée  faisaient  encore  plus  ressortir  la  mascu- 
line carrure  des  épaules  et  les  traits  accentués  du  visage.  Et 
pourtant,  à  cette  heure  de  solitude,  la  physionomie  de  la  châte- 
laine de  Goryston,  de  la  maîtresse  de  si  grands  domaines,  avait 
une  expression  qui  n'était  pas  celle  d'une  autocrate...  à  tout  le 
moins,  d'une  autocrate  satisfaite. 

Elle  pensait  à  son  fils  aîné,  qui  lui  donnait  des  sujets  de 
penser  à  lui.  Sans  doute,  elle  s'était  attendue  à  ce  qu'il  lui  causât 
des  ennuis,  mais  pas  du  genre  de  ceux  qu'il  lui  avait  suscités. 
Au  fond,  elle  avait  toujours  compté  sur  son  titre  de  mère  et  de 
femme.  Goryston  l'avait  menacée,  mais  elle  s'avouait  que  sa 
conduite  avait  déjà  de  beaucoup  dépassé  l'iniquité...  qu'elle  avait 
pu  prévoir. 

Car,  dès  son  arrivée  à  Goryston,  elle  avait  trouvé  tout  le 
pays  en  rumeur,  et  les  agréables  illusions  qui  l'avaient  bercée  et 
soutenue  pendant  la  vie  de  son  mari,  et  depuis  sa  mort,  étaient 
flottantes  ou  ébranlées,  sinon  absolument  détruites.  Que  les 
Goryston  fussent  des  propriétaires  modèles  et  que  leur  popu- 
larité fût  indestructible  chez  leurs  paysans  et  leurs  fermiers, 
c'était  là  un  des  axiomes  sur  lesquels  sa  vie  était  fondée.  Elle 
avait  en  horreur  les  gens  qui  affamaient  leurs  tenanciers,  ne 
faisaient  point  de  réparations  et  extorquaient  à  leurs  fermiers 
jusqu'au  dernier  sou.  Elle  ne  tenait  pas  en  plus  grande  estime 
ceux  qui  gardaient  des  maisons  insalubres,  et  elle  croyait  fer- 
mement que,  sur  ses  terres,  il  n'en  existait  pas.  Et  voilà  que 
Goryston,  son  fils  aîné,  installé  au  beau  milieu  du  domaine, 
non  pas  en  allié,  mais  en  ennemi  et  en  critique,  fourrait  son 
nez  partout,  prêtait  l'oreille  aux  plaintes  les  plus  ridicules,  prê- 
chait  hautement  le  socialisme  à  tous  les  ouvriers  et  la  nouvelle 


20  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

loi  agraire  aux  fermiers,  soutenait  les  non-conformistes,  au  point 
que  ces  ridicules  baptistes  étaient  venus  dernièrement,  le 
dimanche,  tenir  leurs  réunions  h  ses  portes.  Il  découvrait  des 
habitations  insalubres,  où  personne  n'en  avait  jamais  vu;  enfin 
il  soumettait  sa  mère  à  la  critique  et  même  au  blâme,  et  c'est 
ce  qui  indignait  le  plus  lady  Goryston,  et  qu'en  toute  sincérité, 
elle  jugeait  le  plus  immérité. 

C'était  donc  cette  «  lutte  »  dont  il  l'avait  menacée  qui  com- 
mençait. Jamais  elle  n'avait  cru  qu'il  en  viendrait  là.  Comment 
allait-elle  y  répondre?  Sans  hésiter,  avec  fermeté  et  dignité. 
Quant  à  la  fermeté,  elle  n'avait  aucune  crainte,  mais  c'était  la 
sauvegarde  de  la  dignité  qui  l'inquiétait... 

Lady  Coryston  était  une  femme  de  conscience,  quoique, 
depuis  longtemps  déjà,  sa  volonté  prédominât;  mais  parfois  elle 
sentait  des  révoltes  en  son  fort  intérieur,  et,  aujourd'hui,  comme 
toujours,  c'était  au  sujet  de  son  fils  aîné.  De  temps  en  temps,  elle 
était  forcée  de  se  demander,  comme  elle  le  faisait  maintenant, 
dans  sa  rêverie  devant  la  fenêtre  :  «  Gomment  peu  à  peu,  les 
années  s'ajoutant  aux  années,  en  sommes-nous  arrivés  à  cette 
impasse?  Qui  donc  a  commencé?  Suis-je  bien  sûre  que  ce  n'est 
pas  ma  faute  le  moins  du  monde?  » 

Et  d'abord,  comment  se  faisait-il  que  ni  elle,  ni  son  mari 
n'eussent  jamais  eu  aucune  influence  sur  cet  esprit  incorri- 
gible? Que  même,  dans  sa  première  enfance,  et  dans  leur  absolue 
dépendance,  Corry  se  fût  toujours  laissé  gronder  ou  punir 
sans  jamais  se  soumettre?  Lady  Coryston  se  rappelait  toutes  les 
luttes  qu'elle  avait  dû  soutenir  contre  ce  fils,  ou  à  la  maison, 
ou  au  collège,  et  ces  pensées  lui  faisaient  mal. 

Une  fois,  à  l'école  préparatoire,  il  avait  pris  le  professeur  en 
grippe,  demandant  à  ses  parens  de  le  retirer  et  refusant  opiniâ- 
trement de  dire  pourquoi.  Ses  parens  avaient  soutenu  l'autorité 
du  maître,  et  on  avait  infligé  à  l'enfant  un  châtiment  exemplaire; 
mais  il  était  tombé  malade  tandis  qu'il  subissait  la  punition  et 
on  l'avait  ramené  chez  lui,  pâle,  taciturne  indomptable.  Elle 
frissonnait  encore  en  songeant  à  la  manière  dont  il  avait  refusé 
d'être  soigné  par  aucun  autre  que  la  vieille  femme  de  charge 
de  Goryston;  comment,  pendant  des  semaines,  il  avait  à  peine 
parlé  à  ses  parens,  jusqu'à  ce  que,  peu  après,  on  lui  eût 
rendu  justice  en  apprenant  la  cruauté  indigne  du  maître  en- 
vers l'enfant.  Et  ce  ne  fut  que  lorsque  son  père   lui   eût  fait 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  21 

en  quelque  sorte  amende  honorable,  que  Gorry  consentit  à  par- 
donner à- ses  parens. 

...  Et  encore,  —  à  Cambridge,  —  un  autre  souvenir  frappait  sa 
mémoire;  —  Corry  prenant  parti  pour  un  jeune  élève  qui  avait 
été  renvoyé,  injustement  selon  lui,  se  livrant  à  de  furieuses 
attaques  contre  les  professeurs  et  à  des  batailles  dans  le  collège, 
si  bien  qu'il  fut,  lui  aussi,  renvoyé.  Son  père  et  elle  avaient  été  si 
mécontens  et  ennuyés  qu'ils  avaient  refusé  d'entendre  aucune 
des  explications  que  Gorry  voulait  présenter  pour  sa  défense... 
Et  sa  mère  revoyait  encore  le  regard  hostile  et  farouche  qu'il 
avait  jeté  sur  elle  en  rentrant  à  la  maison  après  ce  renvoi, 
regard  qui  signiflait  clairement  :  «  Je  n'ai  rien  à  attendre  de 
vous.  »  Elle  croyait  entendre  encore  le  bruit  de  la  porte  du  hall 
se  refermant  derrière  lui  lorsque,  bientôt  après,  il  était  parti 
pour  l'Orient  où  il  devait  rester  trois  ans... 

...  Mais  d'autres  scènes  bien  différentes,  datant  aussi  des 
années  de  Cambridge,  lui  revenaient  à  l'esprit.  Quand  elle  avait 
perdu  son  vieux  père  qu'elle  chérissait,  et  qu'elle  revint  à 
Goryston  brisée  par  le  malheur  et  la  douleur,  —  c'était  pendant 
les  vacances  de  Pâques,  —  soudain,  les  bras  de  Gorry  s'étaient 
ouverts  pour  l'embrasser  avec  tendresse,  elle  avait  senti  sur  sa 
joue  son  baiser  presque  timide.  Au  souvenir  des  semaines  si 
douces  qu'elle  avait  passées  là,  souffrante  et  triste,  n'ayant  le 
courage  de  s'intéresser  à  rien,  capable  seulement  de  rester  éten- 
due et  de  jouir  de  l'affection  de  son  mari  et  de  ses  fils,  se 
mêlait  l'amère  pensée  des  terribles  conflits  qui  suivirent;  mais 
ces  jours-là  avaient  été  des  jours  heureux  et,  à  l'évocation  de  ce 
bonheur  passé,  un  sanglot,  bientôt  réprimé,  l'étreignait.  Désor- 
mais, il  était  trop  tard  pour  qu'une  telle  union  revînt  jamais 
entre  elle  et  Gorry  I 

...  Et  la  scène,  dans  le  salon  de  Saint-James  Square,  au  retour 
précipité  de  Goryston,  après  la  mort  de  son  père,  quand  elle  lui 
avait  expliqué  les  termes  du  testament  de  son  père;...  elle  s'y 
était  attendue  et  préparée;  néanmoins  c'avait  été  une  terrible 
épreuve.  La  violence  de  la  colère  de  Goryston  n'avait  pas  fait 
explosion,  il  s'était  maîtrisé,  mais  les  mots  et  les  phrases  dont  il 
s'était  servi  étaient  restés  dans  son  esprit  profondément  gravés. 
Sa  fureur  s'était  exhalée  en  une  longue  énumération  de  leurs 
rapports  depuis  son  enfance  ;  les  plus  ironiques  sarcasmes  contre 
ces  prétendus  «   principes  »  et  cet  amour  du  pouvoir,   de  ce 


22 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pouvoir  injustifié  et  injustifiable  qui  détruisait  leur  vie  de 
famille...  Puis  il  avait  déclaré,  et,  si  ce  n'en  était  les  termes 
exacts,  du  moins  était-elle  sûre  du  sens  :  «  Vous  avez  refusé 
d'être  une  femme  comme  les  autres;  mais  vous  n'avez  ni  assez 
d'esprit  ni  assez  de  savoir  pour  justifier  cette  prétention.  Vous 
avez  tout  sacrifié  à  la  politique,  alors  que  vous  ne  comprenez 
pas  une  seule  des  questions  politiques.  Vous  avez  ruiné  votre 
bonheur  et  le  nôtre  pour  un  stérile  intellectualisme,  et  vous 
finirez  malheureuse  et  isolée.  » 

...Et  elle  avait  tout  supporté...  elle  n'avait  pas  rompu  avec  lui, 
même  après  cela.  Elle  aurait  trouvé  mille  manières  d'améliorer 
sa  position  et  de  lui  rendre  son  héritage  s'il  avait  montré  la 
moindre  bonne  volonté  à  s'entendre  et  à  compter  avec  elle.  Mais 
il  avait  été  d'extravagance  en  extravagance,  d'outrage  en  outrage. 
Et  il  fallait,  maintenant,  qu'elle  usât  de  toutes  les  forces  en 
son  pouvoir  pour  maintenir  les  traditions  de  la  famille,  les 
intérêts  du  parti  et  du  pays.  Vraiment  elle  avait  bien  agi  :..  elle 
était  absolument  dans  son  droit. 

Se  redressant  inconsciemment,  elle  promena  ses  regards  sur 
les  vastes  dépendances  de  Goryston,  sur  l'étendue  de  ces  grands 
domaines,  qui,  vers  le  Nord,  rejoignaient  les  collines.  La  poli- 
tique I  Elle  y  avait  été  mêlée  depuis  son  enfance,  s'y  était  absorbée 
depuis  son  mariage,  et,  dans  ses  derniers  jours,  elle  se  voyait 
entraînée  par  cette  passion  :  elle  voulait  vaincre  et  conquérir,  à 
tout  prix!  Oh!  pas  pour  elle-même!  — elle  le  croyait,  du  moins, 
et,  plaidant  sa  propre  cause,  elle  insistait  avec  force  sur  ce 
point,  —  ni  pour  aucun  motif  personnel  ;  mais  à  seule  fin  d'em- 
pêcher l'Angleterre  de  voir  détruire  ce  qui  fait  sa  grandeur; 
pour  la  défendre  contre  l'invasion  de  cette  populace  haineuse, 
qui  voudrait  anéantir  les  classes  dirigeantes,  le  Système  agredre, 
l'Aristocratie,  l'Eglise,  la  Couronne.  Quoique  n'étant  qu'une 
femme,  elle  combattrait  la  Révolution  jusqu'au  bout,  et  ils  trou- 
veraient son  corps  au  pied  du  mur,  si  la  forteresse  des  vieilles 
coutumes  anglaises  était  démantelée. 

r...  Glenwilliam!...  Ce  nom  résumait  toutes  ses  haines.^ 

...Car  c'était  cet  homme  du  peuple  qui,  depuis  plusieurs  an- 
nées, s'était  élevé  assez  haut  pour  diriger  ce  que  lady  Goryston 
appelait  la  «  révolution!...  »  Get  homme,  disait-on,  avait  été 
victime  du  capital  et  de  l'industrie;  tout  jeune,  étant  mineur, 
il  avait  été  mis  à  l'index  après  une  grève  victorieuse .11  avait  inu- 


LA    FAMILLE    CORYSTON. 


23 


tilemont  erré  en  solliciteur,  de  mine  en  mine,  traînant  derrière 
lui  sa  femme  et  son  enfant  et  implorant  du  travail;  la  femme 
et  l'enfant  avaient  bientôt  succombe',  ajoutait  la  légende,  de 
misère  et  do  faim.  Et  cette  insolente  et  orgueilleuse  fille  qui, 
maintenant,  dirigeait  seule  la  maison  de  son  père,  était  la  fille 
de  la  seconde  femme  qu'il  avait  épousée,  alors  qu'il  était  membre 
du  Parlement,  et  qui  appartenait  à  la  petite  bourgeoisie.  Elle  lui 
avait  apporté  une  petite  dot,  qui  avait  été  le  point  de  départ 
de  la  fortune  politique  du  mari.  Grâce  à  cette  modeste  aisance, 
il  avait  tenu  bon  et  gagné  du  terrain  et,  tandis  que  l'Angleterre 
était  remuée  de  fond  en  comble  par  son  éloquence  de  déma 
gogue,  il  s'était  créé  une  indépendance  personnelle  et  avait 
conquis  le  formidable  pouvoir  qui  lui  permettait  de  traiter 
presque  à  égalité  avec  les  deux  grands  partis. 

—  Nous  avons  refusé  de  le  payer  son  prix...,  et  les  libéraux 
l'ont  acheté...  cher!  avait  coutume  de  dire  lady  Coryston. 

...  Et  il  obtenait  tout  de  ce  malheureux  parti  jusqu'au  dernier 
farthing !  La  destruction  de  l'Eglise;  la  conscription,  avec 
l'arrière-pensée  sans  doute,  en  cas  de  besoin,  de  jeter  cette 
armée  de  travailleurs  qu'il  avait  dans  la  main,  contre  les 
classes  riches  ;  la  ruine  de  la  propriété  commencée,  l'augmen- 
tation des  impôts  devenue  criminelle...  c'étaient  les  armes 
à'Apollyon  (1).  Et,  pour  se  défendre  contre  de  telles  iniquités, 
le  devoir  était,  même  pour  une  faible  femme,  de  combattre, 
de  déchirer,  s'il  le  fallait,  son  propre  cœur  dans  l'intérêt  de  sa 
patrie. 

—  Du  reste,  ai-je  décidé  moi-même  de  mon  rôle  en  cette 
vie?  de  mes  devoirs,  de  mes  responsabilités?  ïl  m'ont  été  donnés 
comme  le  poste  du  soldat  sur  le  champ  de  bataille!  Dois-je  m'y 
soustraire  parce  que  je  suis  une  femme?  Les  femmes  n'ont  pas 
plus  que  les  hommes  le  droit  de  déserter...  qu'elles  votent  ou 
non  !  N'avons-nous  pas  d'yeux  pour  voir  le  désastre  menaçant, 
ni  assez  d'âme  pour  le  combattre?  Si  je  faisais  Corry  riche?... 
Est-ce  que  je  ne  l'aiderais  pas  à  faire  dévorer  l'Angleterre  par 
les  chiens?...  Vais-je  lui  donner  ce  qu'il  prétend  haïr...,  les 
propriétés  et  l'argent...,  pour  qu'il  les  emploie  à  accomplir  ce 
que  moi  je  hais...,  ce  que  son  père  haïssait?  Parce  qu'il  est  mon 
fils...,  machair  et  monsang?...  Il  mépriserait  lui-même  une  telle 

(1)  «  Apollyon's  weapons  »  (Apollyon,  l'un  des  démons  dans  le  Paradis  perdu, 
de  Milton). 


24  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

raison...,  il  l'a  méprisée  toute  sa  vie.  Alors  il  doit  comprendre 
que  sa  mère  fasse  comme  luil... 

...  Cependant  Goryston  commençait  la  «  lutte...  »  Que  faire 
pour  y  répondre  ? 

Elle  s'assit  à  sa  table  k  écrire,  tout  occupée  encore  de  ses 
pensées  et  elle  se  souvint  qu'elle  avait  rendez-vous  pour  midi 
avec  M.  Page,  son  intendant.  Elle  avait  compté  sur  l'aide  et  le 
conseil  d'Arthur,  la  Chambre  des  Communes  étant  en  vacances 
pour  quinze  jours.  Vraiment  Arthur  était  bien  mou  et  peu 
sérieux.  Il  était  arrivé  si  tard,  le  samedi  soir,  pour  le  diner 
où,  justement,  il  y  avait  un  grand  nombre  d'invités,  qu'il  avait 
été  impossible  de  causer  avec  lui.  Le  dimanche,  il  était  parti 
toute  la  journée  en  automobile,  sous  prétexte  qu'il  allait  faire 
des  visites  électorales  ;  et,  ce  matin  même,  il  avait  pris  le  pre- 
mier train  pour  Londres,  quoiqu'il  n'eût  aucune  raison  plau- 
sible de  s'y  rendre.  Il  semblait  n'être  plus  lui-même  et  sa 
mère  craignait  qu'il  ne  fût  malade...  Elle  fit  quelques  réflexions 
indignées  contre  l'atmosphère  étouffante  et  le  manque  d'air  de 
la  Chambre  des  Communes.  Du  reste  depuis  qu'il  se  savait  des- 
tiné à  hériter  des  domaines,  ses  manières  avaient  changé;  mais 
il  n'en  paraissait  ni  plus  triomphant,  ni  plus  satisfait.  A  plu- 
sieurs reprises  même,  il  avait  dit  à  sa  mère  d'un  ton  irrité 
que  le  testament  était  ridicule  et  ne  pouvait  soutenir  l'examen. 
Et  elle  avait  été  forcée  de  lui  signifier,  qu'à  ce  propos,  il  n'y 
avait  pas  à  discuter. 

Soudain,  elle  s'attrista  à  la  seule  pensée  qu'une  ombre  de 
dissentiment  put  exister  entre  elle  et  Arthur...,  Arthur,  son 
préféré,  qui  soutenait  au  Parlement,  avec  tant  de  zèle  et  de 
bonnes  intentions,  les  principes  de  ses  parens,  Arthur  qui, 
jamais  en  sa  vie,  jusqu'à  ces  dernières  semaines,  ne  lui  avait 
donné  l'occasion  de  lui  faire  le  plus  léger  reproche.  Maintenant, 
elle  ne  pouvait  se  défendre  d'être  inquiète.  Avait-il  des  embar- 
ras d'argent?  Elle  dirait  à  James  de  s'informer.  Etait-il  amou- 
reux? Cette  dernière  hypothèse  la  fit  sourire,  car  il  y  avait  peu  de 
jeunes  filles  en  Angleterre,  quelles  que  fussent  leurs  prétentions, 
qui  refuseraient  Arthur  Coryston.  Qu'il  jette  seulement  le  mou- 
choir, et  sa  mère  ferait  le  reste.  Et,  vraiment,  il  serait  bientôt 
temps  qu'il  eût  son  chez-soi.  Il  se  trahit  parfois  chez  les  hommes 
une  sorte  d'inquiétude  qui  manifeste  leur  désir  du  mariage... i 
et  une  mère  s'en  aperçoit  vite...: 


LA    FAMILLE    GORYSTON.  25 


»     • 


Reportant  ses  pense'es  sur  les  lettres  qui  étaient  devant  elle, 
lady  Goryston  y  trouva  une  invitation  de  lady  William Newbury, 
les  conviant,  elle  et  Marcia,  à  passer  la  fin  de  la  semaine  à 
Hoddon  Grey.  Lady  Goryston,  quoique  ennuye'e,  ne  crut  pas 
pouvoir  refuser.  Le  jeune  homme  certainement  était  très  occupé 
de  Marcia.  Ge  que  Marcia  pensait  exactement,  sa  mère  ne  le 
savait  pas  encore.  A  certains  jours,  sa  fille  paraissait  contente 
de  le  voir;  à  d'autres,  elle  montrait  une  parfaite  indifférence  à 
son  égard,  et  lady  Goryston  avait  remarqué  que  ces  revire- 
mens  froissaient  l'orgueil  d'Edward  Newbury.  Mais  nul  doute 
que  tout  cela  ne  se  terminât  par  un  mariage.  Marcia  essayait 
seulement  son  pouvoir  sur  un  homme  doué  d'une  très  grande 
force  de  volonté  et  qui  finirait  par  la  dominer.  Et,  dans  ces 
conditions,  lady  Goryston  estimait  qu'il  fallait  en  passer  par 
ces  préliminaires,  si  ennuyeux  qu'ils  fussent. 

Elle  griffonna  à  la  hâte  quelques  mots  pour  accepter  l'invi- 
tation, sans  laisser  errer  son  imagination,  à  l'exemple  de  la 
plupart  des  mères  en  pareil  cas.  Gomme  tous  les  gens  autori- 
taires, elle  détestait  séjourner  chez  les  autres,  oii  elle  ne  pouvait 
disposer  de  son  temps  à  son  gré.  Elle  avait  conservé  un  désa- 
gréable souvenir  d'une  visite  faite  aux  Newbury,  dans  une  mai- 
son qu'ils  avaient  louée  dans  le  Surrey,  avant  d'hériter  d'Hod- 
don  Grey,  alors  que  Marcia  était  encore  enfant.  Jamais  de  sa 
vie,  elle  n'avait  été  aussi  peu  libre.  Les  habitudes  si  ponctuelles 
de  cette  maison  lui  avaient  paru  intolérables.  Elle  était  très 
rigide  elle-même  et  toute  disposée  h  suivre  les  lois  religieuses  : 
ses  lois  à  elle,  ou,  tout  au  moins,  celles  qu'elle  avait  ap- 
prouvées ;  mais  qu'on  l'obligeât  à  suivre  les  observances  des 
autres,  cela  l'indignait.  Qu'on  fit  un  tel  embarras  aussi  de  sa 
religion,  lui  paraissait  malséant  et  absurde.  Elle  se  rappelait 
encore  avec  une  satisfaction  dont  elle  était  à  demi  honteuse, 
comment,  elle  qui  descendait  toujours  a  huit  heures  et  demie 
pour  le  petit  déjeuner  et  était  habituée  à  faire  un  mille  pour 
se  rendre  à  l'église,  elle  avait  pris  plaisir  à  insister  pour  se  faire 
servir  dans  sa  chambre  sous  le  toit  des  Newbury,  et  combien  les 
regards  étonnés  de  lady  Newbury  l'avaient  amusée,  lorsqu'elles 
s'étaient  retrouvées  au  déjeuner. 


26 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Et  il  faudrait  encore  subir  tout  cela  pour  l'établissement  de 
Marcia.  Elle  ne  se  pre'occupait  pas  de  savoir  si  la  famille  et  cette 
manière  de  vivre  convenaient  à  Marcia;  on  ne  pouvait  trouver 
union  mieux  assortie  comme  naissance  et  comme  fortune.  Par 
conséquent,  lady  Coryston  était  décidée  à  mener  les  choses 
promptement,  à  moins  que  des  alï'aires  plus  importantes  ne 
l'en  empêchassent.  Elle  aimait  certainement  Marcia,  mais,  pour 
être  sincère,  sa  fille  n'occupait  qu'une  place  très  minime  dans 
sa  pensée. 

Cependant  elle  écrivit  la  lettre  comme  elle  le  devait  et  ter- 
minait l'adresse  de  l'enveloppe,  lorsqu'on  introduisit  son  régis- 
seur, M.  Frederick  Page. 

Aux  yeux  de  lady  Coryston,  M.  Page  était  le  prince  des  inten- 
dans.  Jusqu'alors,  elle  avait  eu  en  lui  une  entière  confiance, 
s'en  était  rapportée  à  lui  beaucoup  plus  que  son  orgueil  exclu- 
sif ne  lui  aurait  permis  de  l'avouer.  Et  elle  lui  était  particulière- 
ment reconnaissante  de  la  somme  importante  qu'il  avait  su 
prélever  sur  les  domaines  et  dont  elle  avait  usé  pour  un  but 
politique  ;  ce  qui  avait  permis  à  lady  Coryston  d'être  parmi  les 
plus  généreux  souscripteurs  du  «  party  funds  )>du  royaume.  Les 
prochaines  élections  nécessitaient  un  effort  exceptionnel.  Grâce 
aux  économies  réalisées  par  Page,  cet  effort  lui  était  rendu 
presque  facile.  Elle  l'accueillit  avec  un  sourire  particulièrement 
gracieux,  se  souvenant  peut-être  de  la  lettre  de  remercîmens 
reçue  la  veille  du  comité  directeur  de  son  parti. 

Le  régisseur  était  un  homme  encore  jeune,  d'environ  qua- 
rante ans,  de  belle  mine  et  haut  en  couleur,  possédant  le  secret 
de  capter  la  confiance  de  ceux  qui  l'employaient.  11  était 
un  modèle  de  discrétion  et  d'habileté,  et  lady  Coryston  n'avait 
jamais  trouvé  en  lui  la  moindre  tache  à  l'orthodoxie,  tant  poli- 
tique que  religieuse,  qu'elle  exigeait.  Il  était  veuf  avec  deux  filles, 
qui  avaient  souvent  été  autorisées  à  venir  jouer  avec  Marcia. 

Lady  Coryston  vit  clairement  que  M.  Page  était  troublé  et 
bouleversé.  Elle  s'y  attendait  du  reste,  puisqu'elle  l'était  égale- 
ment ;  mais  elle  avait  espéré  que  peut-être  il  la  rassurerait  en 
l'éclairant  sur  la  situation. 

Il  ne  fit  rien  de  tel.  Au  contraire.  Il  était  encore  sous  le 
coup  de  sa  rencontre  avec  lord  Coryston,  quelques  instans  aupa- 
ravant, dans  les  rues  du  village,  et  il  aborda  le  sujet  sans  le 
moindre  préambule  : 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  27 

—  Je  crains,  lady  Coryston,  qu'il  n'y  ait  bien  de  l'agitation 
dans  les  domaines. 

—  Vous  la  ferez  cesser,  dit-elle  avec  confiance,  nous  y 
avons  toujours  réussi,  à  nous  deux. 

Il  hocha  la  tête. 

—  Oui,  mais...  la  situation  n'est  plus  la  même  !... 

—  A  cause  de  Coryston?...  Et  parce  qu'il  a  toujours  été 
considéré  comme  l'héritier  ?  Il  est  certain  que  cela  fait  une 
différence,  admit-elle,  involontairement.  Mais  ses  procédés 
dégoûteront  bientôt  les  gens...,  et  retomberont  sur  lui! 

Page  regarda  ce  profil  pâle,  avec  ses  creux  aux  joues  et  aux 
tempes,  qui,  sur  les  tentures  claires,  se  dessinait  comme  quelque 
puissant  visage  au  bec  de  faucon,  de  la  Renaissance.  Mais,  en 
dépit  de  toute  la  crainte  et  du  respect  qu'elle  lui  inspirait,  elle 
lui  parut  insensée.  Pourquoi  avait-elle  amené  les  choses  à  cette 
extrémité? 

Il  exposa  tous  ses  sujets  d'inquiétudes.  Les  mécontentemens 
latens  qui  avaient  toujours  existé  dans  les  propriétés,  lord 
Coryston  les  faisait  éclater  au  grand  jour.  Il  organisait  la  coa- 
lition parmi  les  travailleurs,  et  les  fermiers  étaient  sous  pression. 
Il  excitait  les  dissidens  contre  l'Ecole  anglicane  du  domaine. 
Il  allait  jusqu'à  faire  une  enquête  sur  la  salubrité  de  quelques 
cottages  de  sa  mère. 

Lady  Coryston  l'interrompit,  et  d'un  ton  ennuyé  :  —  Je 
croyais,  monsieur  Page,  qu'il  n'y  avait  pas  de  demeures  insa- 
lubres sur  cette  propriété  1 

Page  hésita,  balbutia.  Il  n'avait  pas  le  courage  de  dire  que, 
lorsqu'un  propriétaire  insiste  pour  que  les  fonds  de  réserve  d'une 
propriété  soient  employés  à  la  politique,  la  propriété  en  souffre. 
S'il  avait  trouvé  de  grosses  sommes  à  verser  dans  le  trésor  de 
guerre  du  parti  de  lady  Coryston,  il  fallait  être  insensé  pour 
réclamer  en  même  temps  qu'il  fit  bâtir  de  nouvelles  maisons 
et  continuât  les  améliorations  comme  devant. 

—  Je  fais  ce  que  je  puis,  dit-il  précipitamment.  Il  y  a  cer- 
taines choses  qui  sont  indispensables,  et  j'ai  donné  des  ordres. 

—  Mon  fils  nous  a  pris  au  dépourvu,  il  me  semble,  insista 
lady  Coryston  d'assez  méchante  humeur. 

Mais  le  régisseur  ne  releva  pas  ia  remarque.  Il  s'inquiéta  de 
savoir  si  Sa  Seigneurie  persistait  dans  sa  résolution  de  refuser 
le  terrain  aux.  baptistcs  pour  construire  leur  chapelle. 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Bien  certainement!  Le  ministre  qu'ils  proposent  a  le  plus 
mauvais  esprit,  et,  en  aucune  manière,  je  ne  veux  contribuer 
à  e'tendre  son  influence. 

Page  fit  un  signe  d'assentiment,  tout  en  pensant  que,  s'il  eût 
été  libre,  il  aurait  depuis  longtemps  satisfait  les  baptistes  en 
teur  donnant  un  demi-acre  de  terrain,  et  supprimé  ainsi  un 
nid  de  frelons.  Mais  il  n'avait  jamais  soufflé  mot  de  cette  idée 
à  lady  Goryston. 

—  J'ai  fait  de  mon  mieux,  je  vous  assure,  —  poursuivit-il 
pour  arrêter  leurs  manifestations,  —  je  n'y  ai  pas  réussi.  Ils 
sont  fortement  soutenus  par  des  gens  du  dehors  :  —  politique 
pure  1 

—  Naturellement...  Mais  je  ne  me  laisserai  pas  intimider 
par  eux,  déclara  lady  Goryston  fièrement. 

Et  Page  songeait  que  l'ingérence  sans  cesse  croissante  des 
femmes  dans  la  politique  ne  semblait  pas  destinée  à  faire 
fleurir  la  paix;  mais  il  remarqua  seulement  : 

—  Je  regrette  beaucoup  que  lord  Goryston  leur  ait  parlé  lui- 
même  dimanche  dernier,  et  c'est  ce  que  je  me  suis  aventuré  à 
représenter  à  Sa  Seigneurie  lorsque  je  l'ai  rencontrée  tout  à 
l'heure  au  village. 

Lady  Goryston  se  redressa  sur  sa  chaise. 

—  11  s'est  défendu  ? 

—  Avec  violence...  Et  il  m'a  chargé  de  vous  annoncer  qu'avec 
votre  permission,  il  viendrait  en  personne,  cet  après-midi, 
plaider  sa  cause  auprès  de  vous. 

—  Ma  maison  est  toujours  ouverte  à  mon  fils...  Et  en  parlant 
ainsi  lady  Goryston  paraissait  calme,  mais  Page  avait  conscience 
de  l'ardeur  belliqueuse  qui  l'animait  : 

—  Quant  à  ce  forgeron  de  Ling,  qui  s'établit  avec  l'aide  de 
lord  Goryston  à  Knatchett  même,.,  c'est  un  vrai  brandon  de 
discorde!...  Il  distribue  des  brochures  socialistes  à  tout  le  voi- 
sinage... Il  a  été  la  cause  d'une  querelle  entre  des  parens  de 
ce  village  et  le  maître  d'école,  sous  prétexte  d'une  punition... 
parfaitement  légitime,  infligée  à  un  élève...  et,  enfin,  à  deux 
pas  même  de  cette  maison,  il  recrute  plus  de  membres  pour 
la  nouvelle  Ligue  agraire  de  M.  Glenwilliam  que  je  ne  le  vou- 
drais.. Si  bien,  lady  Goryston,  que  je  suis  obligée  devons  pré- 
venir que  je  ne  puis  répondre  de  ce  village  aux  prochaines 
élections,  si  lord  Goryston  garde  la  même  attitude.; 


LA    FAMILLE    C0RY8T0N.  29 

Lady  Coryston  fronça  le  sourcil.  Elle  n'était  pas  accoutumée 
à  ce  qu'on  lui  présentât  les  choses  sous  un  jour  aussi  pessimiste, 
et  le  simple  nom  de  son  ennemi  le  plus  insigne,  —  Glenwil- 
liam,  —  avait  fait  entrer  la  défiance  en  son  cœur.  Assez  sèche- 
ment, elle  prêcha  l'énergie,  la  vigilance,  la  confiance.  Ayant 
appris  à  la  connaître,  le  régisseur  comprit  la  situation  et  se 
hâta  de  changer  adroitement  ses  batteries.  Il  fit  observer  que 
lord  Coryston  en  faisait  partout  autant,  il  conta  avec  humour  les 
campagnes  menées  contre  de  petits  employés  radicaux  ou  de 
petits  propriétaires  au  nom  de  la  liberté  politique,  ou  de  la 
salubrité  des  demeures,  par  ce  même  lord  Coryston,  campagnes 
qui  avaient  stupéfié  les  radicaux.  Lady  Coryston  rit,  mais  elle 
était  peut-être  plus  contrariée  qu'amusée.  L'idée  d'être  mise  par 
son  propre  fils  sur  le  même  rang  que  des  meuniers  ou  des  épi- 
ciers radicaux  ne  pouvait  être,  pour  un  esprit  orgueilleux,  d'au- 
cune consolation. 

—  Si  réellement  nos  fermes  sont  en  mauvais  état,  il  faut  y 
mettre  ordre,  et  tout  de  suite...  Vous,  monsieur  Page,  vous  êtes 
mes  yeux  et  mes  oreilles,  et  je  suis  habituée  à  me  fier  entière- 
ment à  vous. 

Le  régisseur  accepta  le  reproche  implicite  sous-entendu  dans 
ces  paroles  avec  une  douceur  apparente,  mais  en  prenant,  à  part 
soi,  la  ferme  résolution  de  tenir  désormais  lady  Coryston  sous 
un  régime  financier  beaucoup  plus  sévère. 

Une  longue  conversation  suivit,  à  la  fin  de  laquelle,  en  s'en 
allant,  M.  Page  ajouta  : 

—  Votre  Seigneurie  sera  peut-être  contrariée  d'apprendre 
que  M.  Glenwilliam  doit  venir  faire  un  discours  à  Martover,  le 
mois  prochain,  et  le  bruit  court  que  lord  Coryston  présidera 
la  réunion. 

Il  avait  gardé    cette    bombe  infernale  pour  la  fin  et,  pour 
diverses  raisons,  il  guettait  attentivement  son  effet. 
Lady  Coryston  pâlit,  puis  déclara  vivement  : 

—  Nous  aurons,  ici,  le  même  soir,  un  meeting  tory  où  mon 
iils  Arthur  parlera. 

De  singulières  pensées  traversèrent  l'esprit  de  M.  Page 
en  voyant  la  colère  qui  éclatait  dans  les  regards  de  lady 
Coryston. 

—  Parfaitement.. T  A  propos,  je  ne  savais  pas  que  M.  Arthur 
connût    des   gens    aussi     dtranges    que    les    Atherslone,    dit-il 


30 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


d'un  ton  détaché  et  interrogateur  en  regardant  son  chapeau. 
Lady  Coryston  fut  quelque  peu  surprise  de  la  remarque  : 

—  J'imagine  qu'un  membre  du  Parlement  doit  avoir  jus- 
qu'à un  certain  point  des  relations  avec  tout  le  monde^  dit- 
elle  en  souriant.  Je  sais  très  bien  quelle  opinion  il  a  de 
M.  Atherstone. 

—  Naturellement,  dit  Page  souriant  aussi.  Au  revoir,  iady 
Coryston.  J'espère  bien  que  vous  pourrez  tantôt,  lorsque  vous  le 
verrez,  amener  lord  Coryston  à  renoncer  à  quelques-unes  de  ses 
extravagances. 

—  Je  n'ai  aucun  pouvoir  sur  lui,  dit-elle  amèrement. 

«  Pourquoi  a-t-elle  abandonné  celui  qu'elle  avait  ?  »  pensait  le 
régisseur  en  s'en  allant.  Et  la  longue  pratique  qu'il  avait  du 
caractère  de  lady  Cory.ston,  si  intelligente  pour  certaines  choses 
comme  il  le  reconnaissait  cependant,  n'avait  fait  qu'accroître 
en  lui  ce  sentiment  inné  de  mépris  pour  les  femmes  qu'ont 
tous  les  hommes,  à  l'exception  d'une  très  petite  minorité.  Elles 
semblent  si  peu  aptes  à  «  jouer  le  jeu,  »  ce  vieux,  vieux  jeu 
que  les  hommes  s'entendent  si  bien  à  mener,  à  travers  les 
compromissions,  les  finesses,  et  qui  consiste  à  donner  ou  à 
reprendre  selon  les  circonstances.  Ellcsnefont  que  des  bévues,..., 
lorsque,  avec  un  peu  de  prévoyance  et  quelques  concessions,  elles 
auraient  tout  arrangé...  Voilà  ce  qu'il  reprochait  surtout  à  lady 
Coryston.; 

Et  quant  à  Arthur,  ce  gentil  garçon,  plutôt  borné,  que  pou- 
vait-il bien  aller  faire  chez  les  Atherstone  ?  Lui,  Page,  avait  eu 
la  chance  de  découvrir  un  secret  aussi  dram.atique  que  lamen- 
table, lorsque,  le  samedi  précédent,  longeant  la  lisière  forestière 
qui  borde  la  petite  propriété  des  Atherstone,  pour  se  rendre  à 
une  des  fermes  des  Coryston,  située  sur  la  colline,  et  caché 
lui-même  par  un  léger  rideau  d'arbres,  il  avait  aperçu,  dans  le 
sentier  du  bois,  deux  personnes  en  conversation  particulière  fort 
animée.  C'était  Arthur  Coryston  et  miss  Glenwilliam.  Il  avait 
tout  de  suite  reconnu  la  jeune  fille  pour  l'avoir  vue  maintes  fois 
sur  l'estrade,  lorsque  son  père  parlait  dans  des  meetings,  et  les 
fréquentes  visites  des  Glenwilliam  chez  les  Atherstone  étaient 
un  fait  bien  connu  du  voisinage. 

Par  saint  Georges  I  qu'est-ce  que  cela  voulait  dire? 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  31 


VI 


Ce  matin  de  mai,  Marcia  lisait  dans  le  parc  do  Goiyslon.  Le 
ciel  bleu  était  orageux,  semé  de  gros  nuages  blancs;  les  aubé- 
pines étaient  en  fleurs,  entre  leurs  branches  épineuses  on  aper- 
cevait des  daims  à  la  robe  mouchetée  ;  un  ruisseau  clair  et  vif 
rempli  de  truites  coulait  sur  son  lit  de  craie,  les  plantes  aqua- 
tiques d'un  vert  gris  ployaient  sous  la  légère  poussée  du  cou- 
rant. On  marchait  sous  un  nuage  de  fleurs,  dans  le  parfum  de 
la  terre  féconde,  une  fois  de  plus  rajeunie. 

Sa  lecture  n'était  qu'un  prétexte.  Elle  savait  qu'Edward  pro- 
bablement déjeunerait  à  Coryston.  Contrairement  aux  hommes 
de  son  âge,  il  aimait  la  marche,  même  quand  il  n'était  pas 
question  du  golf  ou  de  la  chasse  aux  grouses,  et,  venant  à  pied 
d'Hoddon  Grey,  il  ne  pouvait  manquer  de  passer  par  le  petit 
sentier  qui  traversait  le  parc  de  l'Est  à  l'Ouest  et  permettait 
aux  piétons,  allant  de  la  grand'route  au  village,  de  raccourcir 
le  chemin.  Elle  était  venue  là,  mue  par  une  force  irrésistible 
qui  lui  faisait  désirer  sa  présence.  Elle  était  attirée  de  plus  en 
plus  par  sa  supériorité.  A  certains  jours,  quand  il  n'était  pas  là, 
elle  se  sentait  inquiète  et  le  monde  lui  paraissait  vide;  pour- 
tant à  d'autres  momens,  elle  devenait  absolument  indifférente 
et  se  laisser  guider  par  lui  dans  la  vie  lui  paraissait  impossible. 
Et  elle  se  demandait,  comme  elle  l'avait  dit  à  Waggin,  si  elle 
ne  le  craignait  pas  plus  encore  qu'elle  ne  l'aimait. 

Edward  Newbury  appartenait  à  un  type  assez  rare  dans  les 
hautes  classes  anglaises,  quoiqu'il  y  soit  toujours  représenté. 
Par  ses  traits  caractéristiques,  ce  type  remonte  au  moins  au 
temps  de  Laud  (1)  et  des  néo-platoniciens  ;  épris  de  spiritua- 
lisme et  de  mysticisme,  il  s'est  développé  sous  le  régime  de 
l'aristocratie  anglaise  et  a  été  modelé  par  elle.  Edward  Newbury 
avait  été  élevé  dans  une  maison  où  régnaient  les  traditions 
de  la  Haute  Eglise  Anglicane.  Son  grand-père,  le  vieux  lord 
Broadstone,  avait  été  l'un  des  premiers  et  des  plus  puissans 
soutiens  du  mouvement  d'Oxford,  un  ami  de  Pusey,  de  Kcble  et 
de  Newman  et,  plus  récemment,  de  Liddon,  Church,  et  Wilber- 

1)  Archevêque  sous  Charles  I". 


32 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


force.  L'enfant  avait  grandi  dans  une  maison  tout  imprégnée 
d'une  atmosphère  religieuse  ;  son  père,  lord  William,  avait 
pris  l'habitude,  dans  sa  jeunesse,  d'aller  faire  des  pèlerinages 
réguliers  à  Ghristchurch,  ayant  été  un  des  pénitejis  de  Pusey,  et, 
plus  tard,  sa  demeure  était  devenue  le  centre  de  ralliement  du 
parti  de  la  Haute  Eglise  en  toutes  les  circonstances  critiques. 
Edv^ard,  arrivé  à  l'âge  d'homme,  et  après  de  longues  médita- 
tions, n'avait  pas  conservé  l'habitude  de  la  confession  fréquente, 
mais  il  n'aurait  manqué  pour  rien  au  monde  la  «  retraite  » 
d'une  semaine,  qu'il  faisait,  chaque  année,  avec  d'autres 
hommes  du  monde  comme  lui,  sous  le  toit  du  plus  spirituel 
des  évêques  anglicans.  C'était  un  fils  dévoué  de  l'Eglise 
anglaise,  enthousiaste,  confiant,  un  homme  obéissant  avec  foi 
à  des  croyances  austères,  bien  définies,  soutenues  avec  une 
grande  ferveur  de  sentiment,  et  inaccessible  à  aucune  sorte  de 
modernisme. 

Sa  distinction,  son  caractère  vif  et  aimable,  ses  goûts  artis- 
tiques le  faisaient  apprécier  dans  les  sociétés  les  plus  diverses. 
Le  chrétien  convaincu  était  aussi  un  homme  du  monde  accom- 
pli ;  mais  les  élémens  ésotériques  de  son  caractère,  connus  de 
ses  intimes,  restaient  ignorés  de  la  foule,  qui  ne  voyait  en  lui 
qu'un  beau  garçon  d'agréable  compagnie.  Il  avait  servi  quatre 
ans  dans  les  «  Guards  »  et  avait  été  plusieurs  années  aux  Indes, 
en  qualité  de  secrétaire  particulier  de  son  oncle  le  Vice-Roi. 
Bon  fusil,  danseur  passionné,  il  était  encore  excellent  musi- 
cien ;  et  cette  nuance  même  de  mystère, d'inflexibilité  et  d'in- 
transigeance, ne  lui  donnait,  en  général,  lorsqu'elle  venait  à  se 
révéler,  qu'un  attrait  de  plus,  aussi  bien  pour  les  hommes  que 
pour  les  femmes.  Les  hommes  le  raillaient,  mais  sans  l'en  es- 
timer moins.  Peut-être  le  temps  était-il  proche  où,  son  carac- 
tère s'accusant,  le  charme  de  la  jeunesse  étant  passé,  quelques- 
uns  en  viendraient  à  le  haïr.  C'était  dans  les  choses  possibles, 
mais  qui,  jusqu'ici,  se  manifestaient  à  peine.  Déjà  Coryston  et 
Atherstone  commençaient  à  lui  être  passionnément  hostiles. 

Marcia  se  rendait  bien  compte  du  caractère  élevé  de  Newbury 
et  était  secrètement  très  fière  de  ses  attentions  ;  mais  le  combat 
qui  se  livrait  en  elle  n'avait  pas  cessé.  Lorsqu'elle  se  deman- 
dait avec  cet  instinct  d'analyse  intérieur  qu'ont  développé  chez 
la  femme  d'aujourd'hui  tant  de  pièces  de  théâtre  qu'elle  voit 
représenter  ou  la  plupart  des   romans  qu'elle  lit  :  Pourquoi 


LÀ    FAMILLE    CORYSTON.i 


33 


m'aime-t-il?  une  réponse  un  peu  humiliante  venait  d'elle-même  : 
sans  nul  doute  parce  que  je  suis  encore  malléable  et  que  je 
ne  sais  pas  moi-même  exactement  ce  que  je  désire  ou  ce  que  je 
suis  capable  de  faire.  Il  espère  former  mon  esprit  et  sauver  mon 
âme.  Le  pourra-t-il  ? 

Un  pas  se  faisait  entendre.  Elle  redressa  la  tête,  ennuyée  de 
ne  pouvoir  éteindre  la  rougeur  soudaine  qui  empourpra  ses 
joues.  Mais  elle  ne  vit  pas  le  visage  attendu. 

C'était  Gorry!  Il  semblait  réciter  des  vers  et,  à  quelques  mots 
qu'elle  saisit,  elle  crut  reconnaître  un  chœur  de  Shelley  qu'il 
lui  avait  fait  apprendre  quand  elle  était  tout  enfant. 

Le  frère  et  la  sœur  ne  s'étaient  vus  que  deux  fois  depuis  que 
Coryston  était  installé  à  Knatchett  :  une  première  fois,  dans  les 
rues  du  village,  et  la  seconde,  lorsque  Marcia  avait  envahi 
son  habitation  de  garçon.  Elle  l'avait  criblé  de  tous  les 
reproches  qu'elle  avait  sur  le  cœur,  en  y  mettant  tout  ce  qu'elle 
put  d'ironie,  mais  sans  réussir  à  autre  chose  qu'à  évoquer  le 
souvenir  d'une  course  de  taureaux  vue  à  Saint-Sébastien.  Gomme 
le  taureau,  celui  qu'elle  voulait  percer  de  ses  flèches  les  plus 
aiguës  y  parut  absolument  insensible,  et  même,  fort  amusé, 
lui  avait  répondu  par  des  espiègleries. 

Elle  l'appela  et  il  vint  s'étendre  dans  l'herbe  près  d'elle.- 

Aujourd'hui  encore,  Coryston  était  de  la  meilleure  humeur 
du  monde.  Marcia  au  contraire  lui  jeta  un  regard  mi-affectueux, 
mi-hostile. 

—  Gorry  1...  J'ai  quelque  chose  à  te  dire  :  tu  veux  voir 
maman  tantôt? 

—  Certes....  J'ai  rencontré  Page  dans  le  village,  il  y  a  une 
demi-heure,  et  je  l'ai  prié  de  m'annoncer. 

—  Je  ne  reviendrai  pas  sur  toutes  tes  extravagances,  ce 
serait  inutile,  déclara  Marcia  avec  dignité...  Mais,  je  t'en  prie, 
ne  parle  pas  à  maman  d'Arthur  et  d'Enid  Glenwilliam.  Je  sais 
quevous  étiez  ensemble,  samedi,  chez  les  Atherstone  !  —  l'anxiété 
adoucissait  son  expression  altière,  —  Arthur  m'en  a  dit  quelque 
chose.  Il  est  insensé.  J'ai  discuté  avec  lui...  Rien  n'y  fait.  Il  ne 
s'occupe  ni  du  Parlement,  ni  de  maman,  ni  des  domaines,...  il 
ne  pense  qu'à  Enid.  Je  crois  qu'elle  se  moque  de  lui,  et  il  en 
o.st  désolé.  Mais  c'est  pour  maman  que  ']W peuri 

Corry  l'écoutait  en  sifflant.i 

—  Mais,  ma  chérie,  elle  le  saura  un  jour  ou  l'autre.  Il  est 

TOME  XVII.  —  1913.  3 


34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

insensé,  comme  tu  dis,  il  en  est  amoureux  fou.  Il  n'y  a  pas  de 
remède  à  cela. 

—  Mais  cela  la  tuera!...  après  tout  ce  que  tu  lui  as  déjà 
faill...  s'écria  Marcia,  hors  d'elle-même. 

Après  l'avoir  examinée  attentivement,  son  frère  vint  s'asseoir 
près  d'elle. 

—  Voyons,  Marcia,  crois-tu,  en  conscience,...  que  j'aie  tous 
les  torts  dans  cette  bagarre  familiale  ? 

—  Oh  !  je  ne  crois  rien...  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  pense  I  dit- 
elle  en  se  cachant  le  visage  dans  ses  mains...  Tout  cela  est  si 
lamentable.  —  Elle  ajouta  plus  bas  :  —  Et  cette  histoire  des 
Glenwilliam  qui  arrive  si  soudainement  I  II  la  connaissait  à 
peine,  il  y  a  six  semaines,  lorsqu'il  a  prononcé  son  discours  à 
la  Chambre!  Et,  maintenant,  le  voilà!  complètement  emballé  I 
Corry,  tu  devrais  lui  en  parler...  Il  le  faut.  Persuade-le  de  n'y 
plus  penser! 

Et  elle  appuyait  sa  main  sur  son  bras  en  l'implorant. 
Corry,  amusé,  gardait  le  silence. 

—  Elle  ne  m'inspire  pas  confiance,  dit-il,  enfin,  brusque- 
ment. Autrement,  j'aurais  soutenu  Arthur  envers  et  contre 
tout. 

—  Oh!  Corry...  Mais  comment  Arthur  pourrait-il  être  heu- 
reux s'il  l'épousait,...  comment  pourrait-il  vivre  dans  une 
pareille  situation,...  être  le  gendre  de  cet  homme!  Il  serait 
obligé  d'abandonner  son  siège,...  personne  ne  voterait  pour 
lui,...  ses  amis  l'abandonneraient. 

—  Là,  là  !  pas  si  vite,  ma  chère.  Nous  ne  sommes  pas  si 
mauvais  que  cela,  interrompit  Corry,  impatienté.  Mais  Marcia 
poursuivit  : 

—  ...Et  ce  n'est  pas  comme  s'il  avait  tes  idées,  ou  des  théo- 
ries comme  toi  1 

—  En  fait  de  principes,  il  n'a  rien  dans  son  sac!...  je  le 
sais,...  dit  gaiment  Coryston.  Je  te  le  répète,  loin  de  l'éloigner 
de  ce  mariage,  je  l'y  pousserais!...  si  la  jeune  fille  était 
simple  et  bonne....  mais  elle  ne  l'est  pas.  Elle  a  été  gâtée  par 
le  luxe  où  elle  vit.  Si  tu  veux  savoir  :  je  crois  qu'elle  n'accepte- 
rait Arthur  que  pour  son  argent,  et  qu'elle  ne  fait  aucun  cas  de 
lui.  Comment  en  serait-il  autrement? 

—  Corrv  ! 

—  Il  n'est  pas  malin,  ma  chère,...  c'est  un  charmant  garçon, 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  35 

mais  il  n'est  pas  malin,...  et  elle  n'est  pas  habituée  à  vivre  avec 
des  imbe'cilcs.  Elle  est  fine  comme  vrille.  Allons!  —  dit-il  en  se 
levant,  — je  n'ai  pas  le  temps  de  causer  plus  longtemps.  Alors, 
qu'est-ce  que  tu  veux?...  Je  te  re'pète  que  j'irai  voir  mère 
tantôt. 

—  Ne  lui  laisse  rien  deviner...  Ne  lui  dis  rien.  Elle  est  un 
peu  inquiète  au  sujet  d'Arthur.  Il  faut  que  nous  empêchions 
cette  folie,  sans  qu'elle  en  sache  rien. 

—  Entendu.  Pour  l'instant...  je  suis  muet? 

—  Non,  dis-lui...  qu'il  se  ruinerait. 

—  Très  bien,  je  dirai  ce  que  je  voudrai,  ditCoryston  en  l'obser- 
vant, les  poings  sur  les  hanches.  Puis,  soudain,  sa  physionomie 
s'assombrit.  Il  la  regarda  avec  une  singulière  expression. 

—  Moi  aussi,  j'aurais  quelque  chose  à  te  dire. 

—  Quoi?  fit-elle  très  surprise. 

—  Te  parler  de  l'homme  que  tout  le  monde  te  donne  pour 
mari. 

Elle  re'pondit,  me'contente  : 

—  A  quoi  penses-tu,  Gorry? 

—  Tu  te  trompes  sur  son  compte,  tu  ne  peux  pas  l'épouser..^ 
Laisse-moi  te  dire... 

Dresse'e  en  face  de  lui,  les  mains  derrière  le  dos,  elle  le  fixa 
avec  une  expression  aussi  violente  et  volontaire  que  la  sienne. 

—  Tu  penses  à  l'histoire  de  Mrs  Betts?  Je  la  connais... 

—  Pas  comme  je  te  la  raconterai. 

Quelqu'un  s'avançant  à  travers  champs,  elle  fit  un  grand 
elfort  pour  maîtriser  son  émotion. 

—  Tu  diras  ce  que  tu  voudras;  mais  je  te  préviens  que  je 
lui  demanderai  aussi  sa  version,  à  lui. 

Gorry  répondit  avec  indifférence  : 

—  C'est  ton  droit...  Puis  apercevant  celui  qui  s'avançait  :  — 
Ahl  je  comprends...  Le  voilà!  Je  m'en  vais...  G'est  un  marché. 
Je  ne  dirai  rien  à  mère...,  et  ferai  de  mon  mieux  pour  qu'Arthur 
se  pende  lui-même...  Nous  tirerons  l'autre  affaire  au  clair,  ma 
petite  sœur,  quand  nous  nous  retrouverons. 

Il  la  contempla  un  instant  avec  une  tendresse  mêlée  de 
dépit,  puis  s'éloigna  rapidement  sous  l'ombre  légère  des  hôLres. 

Marcia  resta,  le  cœur  battant,  oii  son  frère  l'avait  laissée. 

Dès  qu'il  aperçut  Marcia  à  l'ombre  des  aubépines,  Newburv 
pressa  le  pas  à  perdre  haleine,  et  l'eut  bientôt  rejointe. 


86 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Quel  endroit  délicieux!...  et  quelle  belle  matinée  1 
Coname  c'est  bon  à  vous  d'être  venue  1  J'espère  que  ladyCoryston 
me  retiendra  au  lunch. 

Il  s'étendit  sur  l'herbe.  Appuyé  sur  ses  coudes,  il  élevait  vers 
elle  ses  regards  radieux,  tandis  que  les  rayons  du  soleil  printa- 
nier  sur  son  visage  bronzé  se  jouaient  au  travers  des  branches 
fleuries. 

Marcia  rougit  un  peu,  et  sa  beauté  s'en  accrut.  A  la  voir, 
assise,  là,  tout  en  blanc,  sous  ce  dais  de  fleurs  blanches,  éclairée 
par  une  lumière  chaude  et  tamisée,  Newbury  éprouva  une  fois 
de  plus  auprès  d'elle  cette  sensation  délicieuse  qui  le  pénétrait 
tout  entier,  et  dont  l'acuité  était  peut-être  encore  augmentée 
par  la  crainte  et  le  doute  incessans  qui  l'étreignaient.  Elle  était 
tour  à  tour  si  aff'able  et  si  froide.  Que  de  fois,  durant  ces  der- 
nières semaines,  il  avait  été  sur  le  point  de  se  déclarer,  puis  y 
avait  renoncé,  efTrayé  à  l'idée  qu'un  mot  décisif  de  sa  part  pou- 
vait amener  un  refus  1  Mieux  valait  mille  fois  ces  doutes  et  ces 
souffrances  que  la  certitude  qui  la  séparerait  d'elle. 

Mais,  ce  matin-là,  il  trouvait  en  elle  toute  la  douceur,  la 
grâce  juvénile  de  la  jeune  fille.  Et  sa  tâche  lui  parut  plus  aisée, 
car  lui  aussi,  il  avait  ses  projets.  Elle  le  devança. 

—  Je  voudrais  causer  avec  vous  de  mon  frère  Gorry....  Et 
elle  se  pencha  vers  lui.  Marcia  était  encore  très  enfant,  et  elle 
en  donnait  l'impression  quand  il  lui  plaisait.  C'était  en  ce 
moment  son  attitude,  et  le  jeune  homme  qui  était  près  d'elle, 
sous  l'attrait  de  ce  charme  ingénu,  /ut  subitement  tenté  de  la 
prendre  dans  ses  bras  et  de  l'embrasser  comme  un  enfant  qui 
vous  confie  ses  peines.  Mais  cette  tentation  ne  se  trahit  que  par 
un  sourire,  et  il  répondit  : 

—  Moi  aussi  j'avais  la  même  intention. 

—  Nous  trouvons  qu'il  se  conduit  d'une  manière  affreuse... 
abominable!...  dit  Marcia  en  riant;  puis  très  vite  reprenant  sa 
gravité  :  —  M.  Lester  m'a  affirmé  qu'il  y  avait  eu,  hier,  une 
attaque  contre  lord  et  lady  William  dans  le  journal  de  Mar- 
tover.  Mère  ne  l'a  pas  encore  vue...  Et  je  n'ai  pas  envie  de  la 
lire... 

—  Ne  lisez  pas.' 

—  Mais  mère  sera  si  honteuse  et  si  malheureuse  quand  elle 
saura,  comme  je  le  suis  moi-même.  Mais  il  faut  que  je  vous 
explique...  11  nous  fait  autant  souffrir  que  vous  et  soulève  en 


iÂ.   FAMILLE    CORYSTON.!  37 

ce  moment  tous  nos  tenanciers  contre  mère.  Et,  puisqu'il  vous 
attaque,  je  pensais  que  peut-être  si,  vous  et  moi... 
— ...  Nous  nous  entendions!...  Excellente  idée  1 

—  Nous  pourrions  peut-être  trouver  un  moyen  de  l'arrêter. 
•    —  Il  est  plus  monté  contre  nous,   pour  le    moment,   que 

contre  votre  mère,  quoi  qu'elle  fasse,  dit  Newbury  gravement. 
Vous  l'a-t-il  dit? 

—  Non,...  mais  il  en  a  l'intention,  répondit  la  jeune  fille  en 
hésitant.) 

—  Je  puis  donc  le  devancer,  sans  mal  agir,  vous  l'entendrez 
ensuite.  J'ai  reçu  de  lui  ce  matin  une  lettre  extraordinaire.  Il  est 
étrange  qu'il  ne  voie  pas  que,  nous  aussi,  dans  nos  actes,  nous 
croyons  agir  pour  le  droit  et  la  justice,  et  que  nous  ne  pour- 
rions lui  donner  satisfaction  sans  aller  contre  notre  conscience. 

Et,  tout  en  parlant,  il  se  releva,  et  s'assit  sur  une  pierre  à 
quelque  distance.  En  le  regardant,  Marcia  eut  l'impression 
d'avoir  devant  elle  un  tout  autre  homme  que  le  soupirant 
étendu  sur  l'herbe  tout  à  l'heure  à  ses  pieds.  Maintenant,  c'était 
bien  celui  dont  elle  avait  dit  à  Waggin  :  «  Sous  une  appa- 
rence de  bonté  et  de  douceur, —  il  est  de  fer.  »  Ses  traits  avaient 
repris  cet  air  de  sévérité,  empreint  de  noblesse,  qui  émouvait 
tant  Marcia. 

—  Il  m'est  très  difficile,...  peut-être  impossible,.,  de  vous 
raconter  cette  histoire,  dit-il.  Toutefois  je  vais  essayer  de  vous 
exposer  brièvement  l'ensemble  des  faits. 

—  J'en  sais  déjà  quelque  chose.' 

—  C'est  ce  que  je  pensais.  Mais  laissez-moi  procéder  avec 
ordre,...  en  remontant  à  l'origine.  Il  s'agit  d'un  homme  que, 
jusqu'à  il  y  a  quelques  semaines,  nous  regardions...  mon  père, 
ma  mère  et  moi,  comme  un  de  nos  plus  fervens  amis.  Vous  savez 
combien  père  s'intéresse  à  l'amélioration  des  terres.  Nous  avions 
donc  établi,  il  y  a  dix  ans,  une  ferme  expérimentale,  et,  pour  la 
diriger,  choisi  cet  homme,  —  John  Betts.  Il  a  été  le  bras 
droit  de  mon  père,  a  merveilleusement  réussi,  et  s'est  acquis 
autant  de  célébrité  que  la  ferme  même.  De  toutes  manières,  nous 
le  croyions  des  nôtres. 

Il  s'arrêta  un  instant,  la  fixa,  et  continua...  avec  autant  do 
simplicité  que  de  gravité  : 

—  Nous  le  considérions  comme  un  être  profondement 
religieux.  Ma  mère  ne  pouvait  trouver  assez  de  louanges  pour 


38 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


peindre  son  excellente  influence  dans  les  domaines.  Il  faisait,  le 
dimanche,  une  classe  de  cate'chisme  aux  hommes.  Il  communiait 
régulièrement  et  prêtait  une  aide  précieuse  à  notre  clergyman. 
Et  surtout... 

Il  hésita  de  nouveau,  puis  continua  avec  la  même  gravité 
simple  : 

—  Il  nous  aidait  dans  nos  efforts  pour  que  les  gens  d'ici 
vécussent  convenablement,  en  chrétiens,  et  non  comme  des 
animaux.  Ma  mère  a  des  principes  sévères...  et  n'admet  dans  nos 
fermes  aucune  personne  de  mauvaise  réputation.  Je  le  sais... 
cela  paraît  dur.  Mais  ce  n'est  pas  de  la  dureté,...  c'est  de  la 
compassion.  Au  point  de  vue  moral,  les  villages  étaient  dans  un 
état  lamentable  quand  nous  sommes  arrivés  ici.  Je  ne  puis 
pas  entrer  dans  les  détails.  Nos  prêtres  faisaient  appel  à  nous; 
nous  avons  dû  modifier  bien  des  choses,...  mon  père  et  ma 
mère  ont  courageu.sement  bravé  l'impopularité. 

Il  la  regarda  anxieusement,  et  sa  physionomie  se  transforma, 
tandis  que  la  rougeur  qui  envahit  son  visage  viril  trahissait  son 
émotion. 

—  Car,  vous  savez,  nous  sommes  impopulaires! 

—  Oui!  dit  lentement  Marcia,  la  parfaite  sincérité  de 
Newbury  lui  faisant  oublier  toute  autre  chose. 

—  Surtout,...  reprit-il  avec  un  accent  de  dédain,  d'une  voix 
vibrante,...  surtout  depuis  que  mon  père  et  ma  mère  ont  engagé 
la  lutte  contre  cet  agitateur  libéral,...  cet  Atherstone,...  qui 
habite  un  collage  sur  la  colline,...  et  que  votre  mère  connaît 
bien.  Il  a  répandu  d'innombrables  histoires  sur  nous,  avant 
même  notre  arrivée.  Il  est  libre  penseur  et  républicain  ;  nous 
sommes  amis  de  l'Eglise  et  tories  1  II  soutient  que  toute  femme, 
ou  tout  homme,  trouve  sa  loi  en  îui-même.  'Nous,  nous  croyons...! 
Mais  vous  savez  ce  que  nous  croyons! 

Et  il  sourit. 

—  Donc,...  pour  en  revenir  à  Betts.  Au  mois  d'août  dernier, 
il  a  eu  une  atteinte  d'influenza,  et  partit,  pour  achever  de  se 
remettre,  au  bord  de  la  mer,  dans  les  North-Wales.  Il  resta 
beaucoup  plus  longtemps  qu'on  ne  s'y  attendait  et,  après  six 
semaines, il  écrivit  à  mon  père  qu'il  reviendrait,  àHoddon  Grey, 
marié.  Il  avait  retrouvé,  à  Gohvyn  Bay,  une  personne  qu'il 
avait  connue  jeune  fille.  Elle  était  veuve,  son  père  venait  de 
mourir,   et  elle  se  trouvait  très  seule  et  très  abandonnée.,   Je 


tA    FAMILLE    CORYSTON. 


39 


n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  nous  lui  écrivîmes  tous  les 
lettres  les  plus  amicales.  Elle  vint  avec  son  enfant.  Elle  était 
frêle  et  délicate.  Ma  mère  s'occupa  d'elle,  mais  fut  déroutée 
par  sa  réserve  et  ses  faux-fuyans.  Alors,...  petit  à  petit,...  par 
suite  de  circonstances  que  je  ne  tiens  pas  à  vous  dire  en  détail,...! 
la  véritable  histoire  nous  fut  dévoilée. 

Son  regard  se  perdit  un  moment  sur  l'étendue  du  parc, 
tandis  qu'il  débattait  en  lui-même  ce  qu'il  devait  dire. 

—  J'exposerai  seulement  les  faits  eux-mêmes,  poursuivit-il 
enfin.  Mrs  Betts  était  divorcée.  Elle  s'était  enfuie  avec  un  em- 
ployé de  son  mari,  et  avait  vécu  avec  lui  pendant  deux  ans.  Il 
ne  l'épousa  jamais  et  l'abandonna.  Elle  menait,  depuis,  avec 
son  enfant,  une  vie  très  misérable.  C'est  alors  que  Betts  la 
rencontra.  11  l'avait  connue  autrefois;  elle  est  très  séduisante. 
Il  perdit  la  tête  et  l'épousa.  Alors,  que  pensiez-vous  que  nous 
avions  à  faire? 

—  Mais  ils  sont  mariés?  interrogea  Marcia. 

—  Oui,...  selon  la  loi.  Mais  cette  loi-là  ne  compte, pas  pour 
nous.  Sa  voix  avait  pris  un  ton  de  défi. 

Marcia  leva  les  yeux. 

—  Parce  que  vous  condamnez  le  divorce? 

—  Parce  qu'il  est  écrit  :  «  Que  l'homme  ne  sépare  pas  ce 
que  Dieu  a  uni  (1).  » 

—  Mais  il  y  a  des  exceptions  dans  le  Nouveau  Testament? 
suggéra  Marcia.  Ce  disant,  le  ton  de  pêche  de  ses  joues  s'accen- 
tuait, tandis  qu'elle  se  penchait  sur  la  couronne  de  pâquerettes 
qu'elle  tressait  négligemment. 

—  Les  exceptions  sont  matière  à  discussion  !  La  question  de 
la  dissolution  du  mariage  est  loin  d'être  résolue.  Mais,  pour  tous 
les  croyans,  le  remariage  des  divorcés,  surtout  celui  de  la  per- 
sonne qui  a  causé  le  scandale,...  est  absolument  jugé. 

Les  pensées  de  Marcia  étaient  tumultueuses.  Quoiqu'elle 
subit  l'ascendant  de  cette  nature  élevée,  quelque  chose  en  elle 
résistait. 

—  Mais,...  si  elle  était  très  malheureuse  avec  son  premier 
mari? 

—  La  loi  ne  peut  être  faite  pour  des  cas  particuliers.  Elle 
doit    aider  et  soutenir,  dans  la  vie,  la  multitude  de  ceux   qui 

'  (1)  Genèse,  II,  24. 


40  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soufirent,  les  pécheurs,  —  hommes  ou  femmes.  Il  fit  une  pause 
et  ajouta...  «  Notre  Seigneur  savait  ce  qu'il  y  a  dans  l'homme.  » 

Ces  paroles  frappèrent  Marcia,  non  pas  tant  par  leur  sens 
religieux,  qui  la  touchait  peu,  que  par  la  profondeur  de  foi  mys- 
tique qu'elles  révélaient  chez  celui  qui  les  prononçait,...  et  elle 
éprouva  un  sentiment  d'orgueil  d'avoir  été  distinguée  et  d'être 
aimée  par  un  tel  homme. 

Mais,  toujours,  un  combat  se  livrait  en  elle,  et  c'est  presque 
avec  violence  qu'elle  déclara  : 

—  Si  j'avais  été  très  malheureuse,...  que  j'eusse  commis  une 
faute  épouvantable,...  que  cela  fût  connu,  et  qu'alors  quelqu'un 
fût  venu  vers  moi,  m'eût  offert...  le  bonheur,...  un  foyer,...  un 
appui,...  je  ne  pourrais  pas,  je  ne  voudrais  pas  résister. 

—  Vous  le  pourriez....  si  Dieu  vous  en  donnait  la  force, 
dit  simplement  Newburj-. 

Ils  ne  s'étaient  jamais  entretenus  aussi  librement.  Ils  res- 
tèrent silencieux.  C'était  l'éternel  conflit  de  la  passion  humaine 
avec  la  passion  religieuse,  qui  est  une  sorte  de  romantisme 
sublime,  dans  sa  forme  la  plus  pure.  Marcia  était  violemment 
agitée,  elle  était  tentée  de  s'écrier:  «  Instruisez-moi,  guidez 
moi,  aimez-moi;...  soyez  mon  maître  adoré  1  »  Une  autre  voix 
répondait  en  elle  :...  «  Je  deviendrais  son  esclave...  Je  ne  veux 

pas  I   » 

—  Vous  avez  renvoyé  M.  Betts?  dit-elle  enfin. 
Il  soupira. 

—  Il  doit  partir  dans  un  mois.  Mon  père  a  fait  tout  ce  qu'il 
a  pu.  Si  Mrs  Betts,  —  et  il  prononça  ce  nom  avec  peine,  — 
avait  voulu  se  séparer  de  lui,  nous  nous  serions  chargés  d'elle 
et  de  son  enfant.  Les  sœurs  de  Gloan  s'en  seraient  occupées.  Elle 
aurait  vécu  près  d'elles...  et  Betts  l'aurait  vue  de  temps  en 
temps... 

—  Ils  ont  refusé? 

—  Absolument.  Betts  a  écrit  à  mon  père  une  lettre  des  plus 
violentes:  «  Nous  sommes  mariés,  disait-il,  mariés  légalement 
et  honnêtement,...  et  cela  doit  suffire.  Quant  à  la  vie  passée 
de  Mrs  Betts,  personne  n'a  le  droit  de  s'en  mêler.  »  Il  mettait 
mon  père  au  défi  de  le  renvoyer.  Mon  père...  étant  donnés 
ses  principes...:  n'avait  pas  le  choix.  C'est  alors  que...  votre 
frère  entra  en  scène  1 

^^  Naturellement,...  il  était  furieux? 


■LÀ    FAMILLE    CORYSTON.  41 

—  De  quel  droit  est-il  furieux?  demanda  tranquillement 
Newbury.  Il  peut  avoir  les  idées  qu'il  lui  plaît  ;  mais  qu'il  nous 
laisse  les  nôtres  1  Nous  sommes  dans  un  pays  libre. 

Une  certaine  hauteur  se  mêlait  à  l'onction  de  ses  manières, 
Marcia  voulut  défendre  son  frère. 

—  Corry  vous  dirait,  j'imagine,  que  si  l'Église  nous  régis- 
sait... selon  vos  souhaits...  l'Angleterre  ne  serait  pas  libre  1 

—  C'est  son  point  de  vue.  Nous  avons  le  nôtre.  Sans  doute, 
il  a  maintenant  la  majorité  avec  lui.  Mais  pourquoi  nous  atta- 
quer personnellement,...  nous  injurier,...  h.  cause  de  nos 
croyances  ? 

Blessé  dans  ses  sentimens,  il  parlait  avec  fougue. 

—  Mais  tout  le  monde  sait,  —  murmura  Marcia  conci- 
liante, —  que  Corry  est  fou,...  absolument  insensé. 

Et,  dans  un  mouvement  irrésistible,  elle  lui  tendit  la  maîn.i 

—  Ne  nous  en  veuillez  pas  I 

Il  prit  cette  main  dans  les  siennes  et  s'inclina  pour  la 
baiser. 

—  Ne  le  laissez  pas  vous  monter  contre  nous  I 

Elle  sourit  en  secouant  la  tête.  Pour  mettre  fin  à  l'émotion 
qui  les  étreignait  et  empêcher  aussi  que  cela  n'allât  plus  loin, 
elle  se  leva  d'un  bond  en  s'écriant  : 

—  Mère  doit  nous  attendre  pour  le  lunch  1 

Ils  revinrent  vers  la  maison,  en  discutant  sur  la  campagne 
que  menait  Coryston.  La  sympathie  que  Newbury  témoignait  h 
l'égard  de  lady  Coryston  était  comme  un  baume  au  cœur  de 
Marcia.  Inconsciemment,  elle  l'en  remerciait  par  ses  manières 
franches  et  charmantes  et  aussi  par  sa  docilité,  sa  bonne  volonté 
évidente  à  l'écouter,  lui  exposer  ses  idées  sur  la  vie  comme 
jamais  elle  ne  l'avait  fait.  La  splendeur  de  mai  les  envelop- 
pait. Un  vent  de  printemps  se  jouait  et  bruissait  dans  les 
feuilles  des  hêtres  et  des  chênes  ;  le  ciel  semblait  descendre  sur 
la  terre  dans  une  nuée  ;  d'étranges  lueurs  couraient  sur  la  ver- 
dure et  sur  l'eau  comme  si  se  fût  promené,  invisible  à  travers 
les  landes,  le  char  de  Dionysos  ou  d'Apollon.  Et,  durant  ce 
retour,  l'harmonie  s'établissait  entre  les  deux  jeunes  gens.  La 
résistance  de  Marcia  s'affaiblissait  en  elle  et  Newbury  restait 
sous  le  charme. 

En  définitive,  ils  décidèrent  de  s'en  rapporter  à  sir  Wilfrid 
Bury,  qui  était  un  vieil  ami  des  deux  familles  et  devait  arriver 


42 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


le  lendemain.  Il   se   chargerait    de  faire  des    remontrances   à 
Coryston. 

—  Gorry  l'aime  beaucoup,  conclut  Marcia.  Sir  Wilfrid  dit 
toujours:  Je  ne  connais  que  le  cerveau  brûlé...  ou  le  cynique, 
il  n'y  a  rien  à  faire  des  autres.  »  Peut-être  pourrait-il  aussi  nous 
venir  en  aide  au  sujet  d'Arthur...  ajouta-t-elle,  tout  attristée. 

—  Arthur?  s'écria  Newbury  surpris.  Qu'est-ce  qui  ne  va 
donc  pas  pour  lui? 

Très  vite,  Marcia  le  lui  expliqua.  Il  parut  aussi  étonné  que 
choqué. 

—  Ohl  c'est  inadmissible.  Notre  devoir  est  de  protéger 
votre  mère...  et  de  convaincre  Arthur.  Laissez-moi  faire  ce  que 
je  puis.  Lui  et  moi,  nous  sommes  de  vieux  camarades. 

Marcia  était  bien  heureuse  de  son  appui,  car,  en  dépit  du 
mouvement  et  de  la  gaîté  de  sa  vie  mondaine  de  Londres,  elle 
sentait,  depuis  longtemps,  sa  solitude  et  elle  pressentait  qu'elle 
trouverait,  en  cet  homme  fort,  amour  et  protection. 


* 


Le  déjeuner  se  passa  gaîment  et  lady  Coryston  s'aperçut  ou 
crut  s'apercevoir  que  les  affaires  de  Marcia  allaient  rapidement 
vers  le  but  espéré.  Newbury  se  retira  immédiatement  après,  en 
disant  à  lady  Coryston:  «  Alors,  nous  comptons  sur  vous... 
Dimanche  prochain  ?  »  L'accent  avec  lequel  ces  mots  furent 
prononcés,  la  manière  dont  il  lui  donna  la  main,  semblèrent  à 
lady  Coryston  autant  de  signes  révélateurs  de  l'espoir  que 
nourrissait  le  jeune  homme.  Bien  !...  Le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

Lady  Coryston  sortit  pour  donner  quelques  ordres  dans  le 
village.  Pour  revenir,  elle  traversa  le  coin  du  parc  aux  par- 
terres symétriques,  resplendissant  de  fleurs  printanières,  et,  en 
passant,  elle  donna  des  instructions  pour  une  nouvelle  bordure. 
Elle  rentra  pour  attendre  son  fils,  tandis  que  Marcia  partait 
pour  la  gare  chercher  sir  Wilfrid  Bury. 

Coryston  arriva  exactement,  mais  dans  une  tenue  plus 
négligée  que  jamais,  tout  trempé,  —  la  pluie  s'était  mise  à 
tomber,  — son  pantalon  usé  fourré  dans  ses  bottes,  son  chapeau 
garni  de  mouches  à  truites,  car  il  venait  de  se  livrer  au  seul 
sport  qui  l'attirât  en  péchant  dans  la  rivière  du  parc  II  avait  eu 
soin  d'en  demander  cérémonieusement  l'autorisation  à  l'inten- 
dant. 


LA    FAMILLE    GORYSTON. 


43 


Ils  s'enfermèrent  près  d'une  heure.  De  la  pièce  voisine,  on 
n'aurait  guère  entendu  de  variations  dans  ie  ton  des  combat- 
tans,  —  sauf  en  deux  occasions  où  leurs  voix  s'élevèrent 
ensemble... 

Lady  Coryston,  après  le  de'part  de  son  fils,  resta  seule 
quelques  instans,  immobile  devant  sa  table  à  écrire  et,  avant 
qu'un  domestique  ne  vint  rompre  le  cours  de  ses  pensées  en 
annonçant  l'arrivée  de  sir  Wilfrid  Bury,  quelqu'un  qui  l'aurait 
bien  connue  eut  été  frappé  de  l'étrange  changement  de  sa  phy- 
sionomie. 

Coryston,  en  quittant  sa  mère,  se  dirigea  vers  la  grande 
bibliothèque  de  l'aile  Nord,  en  quête  de  Lester.  Il  trouva  le  jeune 
bibliothécaire  à  sa  table  de  travail,  en  train  de  décrire  et  de 
catologuer  un  manuscrit  du  xv^  siècle.  Les  pages,  véritables 
merveilles  d'enluminures  rehaussées  d'or,  étaient  maintenues 
ouvertes  par  des  presse-papiers  de  verre,  et  le  visage  du  jeune 
homme,  penché  sur  son  pupitre,  reflétait  le  bonheur  de  l'érudit, 
absorbé  dans  ses  recherches.  Tout  autour  de  lui,  des  biblio- 
thèques grillagées  contenaient  d'un  côté  une  collection  de  ma- 
nuscrits et,  de  l'autre,  certains  incunables,  célèbres  parmi  les 
collectionneurs  d'Europe.  La  lumière  d'un  ciel  d'orage,  ça  et  là 
parsemée  dans  la  pièce,  en  révélait  la  magnificence  un  peu 
surannée,  mettait  en  valeur  les  ors  et  les  tons  fauves  des  vieilles 
reliures,  ou  les  gravures  anciennes,  en  blanc  et  noir,  qui  la 
décoraient.  Les  fenêtres  étaient  grandes  ouvertes,  et,  de  temps 
en  temps,  une  bouffée  de  vent  d'Ouest  déposait  sur  le  parquet 
une  moisson  de  fleurs  d'arbres  fruitiers  qu'on  apercevait  en 
pleine  floraison  au  dehors. 

Coryston  entra  assez  animé  et  excité  et  s'assit,  les  mains 
dans  les  poches,  sur  le  bord  de  la  table  où  Lester  travaillait. 

—  Quel  lieu  bénil  dit-il,  en  regardant  autour  de  lui.  Lester 
leva  les  yeux  et  sourit,  la  pensée  ailleurs. 

—  Pas  mal,  n'est-ce  pas? 

Un  silence,  —  puis  Coryston  s'écria  avec  vélicmence  : 

—  Ne  vous  occupez  jamais  de  politique  I  Lester. 

—  Pas  de  danger,  mon  vieux.  Mais  qu'est-ce  qu'il  y  a  de 
nouveau?  Vous  semblez  rudement  en  colère. 

— .  «  J'ai  poursuivi  la  lumière  (1)...  »  e.N])liqua  Coryston  avec 

(1)  «  Following  the  gleam.  »  Tennyson,  The  gleam. 


44  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  moue  sarcastique.  Ou,  en  d'autres  termes,.,  je  ne  sais  quelle 
rage  me  pousse  à  faire  certaines  choses.  Je  m'en  excuse  à  mes 
propres  yeux  en  invoquant  le  sens  de  la  justice.  Qu'est-ce  exac- 
tement? Je  n'en  sais  rien.  Mais,  dites-moi,  Lester,  êtes-vous 
suffragiste  ? 

—  Je  n'ai  aucune  opinion  là-dessus. 

—  Moi,  je  le  suis,...  en  théorie...  Mais,  ma  parole!...  En 
politique,  les  femmes  font  le  jeu  du  diable,  et  je  ne  crois  pas 
qu'elles  y  gagnent  rien. 

—  A  cause  de  leur  manque  de  mesure?  insinua  prudemment 
Lester. 

Coryston  secoua  vaguement  la  tête  et  fixa  le  plancher,  mais, 
soudain,  il  éclata  : 

—  Je  dis.  Lester,...  que  si  l'on  ne  peut  plus  trouver  de  géné- 
rosité, de  tendresse  et  de  bon  sens  chez  les  femmes,... où  diable 
irons-nous  les  chercher?  —  Il  s'arrêta.  —  Et  la  politique  tue 
tout  cela. 

—  «  Médecin,  guéris-toi  toi-même,  »  dit,  en  riant,  Lester.i 

—  Ah!  mais,  à  nous,  c'est  notre  affaire!  —  Coryston  frappa 
violemment  sur  la  table;  —  notre  sale,  notre  damnée  aflaire.: 
Nous  avons,  en  quelque  sorte,  à  pousser,  à  tirer,  à  conduire 
d'une  manière  décente  ce  monde  idiot;  mais  les  femmes  1...  ne 
devraient-elles  pas  rester  dans  le  sanctuaire...  à  entretenir  le 
feu  sacré?  Que  deviendrons-nous,  si  le  feu  s'éteint,  et  si  le 
cœur  de  la  nation  meurt? 

Lester  le  suivait  d'un  regard  sympathique,  mais  il  ne  dit  rien, 
Coryston  parcourut  la  moitié  de  la  pièce,  puis  se  retournant: 

—  Au  fond,  ma  mère  est  une  bonne  femme,  déclara-t-il 
fcrusquement.  Il  n'y  a  pas  de  grands  scandales  dans  les  pro- 
priétés... qui  sont  mieux  dirigées  que  beaucoup.  Mais,  à  cause 
de  ce  poison  de  la  politique,  personne  n'y  est  plus  maître  de 
son  âme.  Si  elle  les  avait  laissés  vivre  librement...  ils  l'auraient 
adorée., 

—  C'est  la  même  chose  dans  les  Trade-Unions.i 

—  Je  vous  crois  1  acquiesça  Coryston.  La  liberté  est  un  art 
perdu  en  Angleterre,...  à  commencer  par  le  Parlement.  Enfin  !.«, 
Enfin...  Au  revoirl... 

—  Coryston  I 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  —  Et  lord  Coryston  s'arrêta,  la  main 
sur  le  bouton  de  sa  porte.i 


LÀ.   FAMILLE    CORYSTON.  45 

' —  N'acceptez  pas  de  pre'sider  pour  Glenwilliaml 
—  Par  saint  Georges  I  je  le  ferai  I 

Ses  yeux  lançaient  des  éclairs.  Et  il  sortit  en  faisant  vio-i 
lemment  claquer  la  porte. 

**# 

Lester  fut  laissé  k  sa  tâche,  mais  il  ne  se  sentait  plus 
d'humeur  à  travailler,  il  se  rendait  compte  qu'il  perdait  son 
temps.  Il  se  mit  à  la  fenêtre  et  contempla  les  corbeilles  de  fleurs, 
le  jet  d'eau  jaillissant,  les  collines  aux  légères  ondulations  et  les 
bois  qui  bordaient  l'horizon,  les  villages  dont  les  clochers  émer- 
geaient des  arbres.  Mai  avait  jeté  sur  tout  cet  ensemble  ses 
premières  touches  de  verdures.  La  perfection  anglaise,  la  dou- 
ceur de  la  terre  anglaise  était  toute  en  ce  lieu,  où  les  parfums 
printaniers  se  mêlaient  à  l'odeur  des  jeunes  feuilles  d'arbres 
plantés  avant  que  n'eût  été  livrée  la  bataille  de  Blenheim. 

Soudain,  au  bout  du  jardin,  une  blanche  silhouette  de  jeune 
fille  apparut...  et  le  cœur  de  Lester  battit  plus  vite.  En  général, 
il  ne  la  voyait  que  de  loin,  et  bien  rarement.  Parfois,  cependant, 
elle  était  venue  amicalement  causer  avec  lui  de  son  travail  et 
examiner  les  manuscrits. 

«  Elle  a  pour  moi  les  mêmes  sentimens  que  ces  mondaines 
éprouvent  pour  leur  chien  ou  leur  chat,...  se  disait-il.  Elles 
tiennent  à  les  avoir,...  les  plaignent...  et  ne  voudraient  pas 
qu'ils  souffrissent...  C'est  ainsi  qu'elle  vient  me  voir,  de  temps 
en  temps...  pour  que  je  ne  puisse  pas  me  croire  oublié.  Sa 
conscience  lui  fait  sentir  de  la  compassion  pour  les  gens  moins 
bien  partagés  qu'elle.  Je  m'en  aperçois  trop  bien.  Mais  je  la 
fâcherais  si  je  le  lui  disais.  » 

Mary  A.  Ward.; 

[La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


LETTRES  DE  LOUIS  YEUILLOT 


MADAME  LEONTINE  FAY-YOLNYS 


(1) 


Paris,  21  juin  1874. 

Ma  bonne  chère  amie,  je  voulais  vous  écrire  de  la  Bretagne 
et  je  ne  l'ai  pas  fait.  Je  suis  resté  à  ne  rien  faire  du  tout  par 
ordonnance  du  médecin.  Mais  ce  n'est  pas  au  médecin  que  j'ai 
obéi,  je  suis,  Dieu  merci,  incapable  de  cette  bassesse.  J'ai  obéi  à  la 
maladie  tout  simplement.  Le  médecin  m'aurait  ordonné  d'écrire 
que  je  n'aurais  pas  obéi  davantage.  La  tête  me  manque  :  je  suis 
horriblement  fatigué.  J'ai  regardé  la  mer,  les  arbres,  et  surtout 
les  Petites  Sœurs  des  pauvres  chez  qui  j'étais  et  qui  sont  vrai- 
ment célestes.  J'avais  avec  moi  ma  fille,  autour  de  moi  des  amis 
anciens,  vénérables  et  chers;  j'avais  le  moyen  par  cette  chère  et 
obligeante  poste  de  n'être  pas  loin  de  vous.  Je  ne  me  figure  pas 
le  paradis  beaucoup  plus  beau,  et  au  milieu  de  tout  cela,  bien 
portant  d'ailleurs  comme  animal,  j'ai  passé  quinze  jours  à 
sentir  et  à  considérer  mes  ruines.  Dès  que  je  voulais  écrire,  je 
n'étais  plus  ruiné,  j'étais  mort.  Plus  de  pensée,  plus  d'expres- 
sions, plus  de  souvenirs,  plus  rien  qu'un  mal  de  tête  sourd  et 
assommant.  Je  n'ai  pas  même  entrepris  d'écrire  à  la  Visitandine. 
Quel  état  piteux  et  combien  il  me  fait  expier  mes  anciens 
vacarmes.  Enfin  cela  passe  un  peu,  et  hier,  après  beaucoup 
de  sueurs  et  d'embarras,  j'ai  pu  vaille  que  vaille  bâtir  un  bout 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août. 


LETTRES    DE    LOUTS    VEUILLOT.  41 

d'article  qui  est  loin  de  valoir  ce  qu'il  m'a  coûté.  On  me  dit 
d'être  prudent.  Hélas!  je  n'ai  pas  le  moyen  de  faire  une  impru- 
dence :  n,  i,  ni,  ma  très  chère,  c'est  fini.  J'ai  donné  sans  le 
savoir  ma  représentation  d'adieu.  A  présent,  je  ne  parlerai  plus 
guère  et  vous  n'entendrez  guère  parler  de  moi  ;  mais  vous  savez 
bien  que  je  vous  aime  beaucoup  et  moi  je  sais  bien  que  je  ne 
suis  pas  mort  dans  votre  souvenir.  Voilà  le  régal,  c'est  plus 
qu'assez,  et  vive  Jésus  éternel;  tout  est  bien  éternel  en  lui. 
J'aime  Léontine,  j'aime  Violette,  j'aime  Bleuet,  j'aime  Alexis  (1). 

La  bonne  Mère  générale  des  Petites  Sœurs  des  pauvres  a  un 
petit  jardin  particulier  où  elle  cultive  des  pommes  de  terre,  deb 
choux,  des  oignons,  des  carottes,  d'autres  légumes  et  point  de 
fleurs.  Je  lui  demandai  pourquoi  ?  Elle  me  dit  :  Mes  enfants  ne 
mangent  point  de  fleurs.  Cependant  je  découvrais  un  beau  pied 
de  soucis.  Et  cela?  dis-je.  —  Gela,  c'est  bon  dans  la  soupe.  — 
Mais  pourtant,  ma  bonne  mère,  pour  les  pauvres  malades?  — 
Est-ce  que  nous  n'avons  pas  le  sourire  et  le  nom  du  bon  Dieu 
qui  reste  quand  la  saison  des  fleurs  est  passée  ? 

Dimanche,  13  juillet  1874. 

Je  suis  étonné  comme  vous  des  belles  choses  que  j'écris. 
Seulement  je  ne  les  trouve  pas  belles  ;  c'est  la  dernière  lueur  de 
mon  bon  sens.  J'ai  la  tête  vide  et  embarrassée,  je  prends  la 
plume,  il  me  vient  des  mots,  et  on  approuve.  Que  voulez-vous 
que  j'y  fasse?  Ce  n'est  pas  ma  faute,  mais  ne  nous  occupons 
plus  de  cela.  Je  pars  demain  pour  Evian  avec  ma  pauvre  Agnès. 
C'est  une  charmante  fille,  sérieuse,  ingénue,  pleine  de  cœur, 
qui  me  réjouit  par  sa  joie  de  voir  des  montagnes  et  de  les  voir 
avec  moi.  Elle  est  très  veuillotiste,  défaut  qui  lui  est  permis  et 
que  je  loue.  Nous  parlerons  de  notre  Visitandine,  du  Pape,  de 
vous;  nous  ne  manquerons  pas  de  sujets  d'entretien,  et  nous 
boirons  de  l'eau  pure.  Prenons  toujours  cela,  nous  verrons  venir 
le  reste.  Nous  devons  passer  quinze  jours  dans  ces  délices,  et  ne 
rien  faire  autre  chose  que  d'en  jouir.,  Je  pense  bien  que  je  ne 
passerai  pas  quinze  jours  à  être  heureux  sans  vous  en  dire  un  mot. 

(1)  Sous  le  nom  de  Violette,  on  évoquait  le  souvenir  de  Mathilde,  première  fille 
de  M"*  Volnys,  décédée  toute  jeune  après  avoir  épousé  son  cousin,  Alexis  Fays. 
Bien  que  celui-ci  se  fût  remarié,  —  c'est  sa  femme  qu'on  désigne  sous  le  nom  de 
Bleuet.  —  M°*  Volnys  continuait  à  le  garder  près  d'elle  et  à  l'aimer  comme  un  fils. 


48  REVUE    DES    DEUX   MONDÉS. 

Je  vous  remercie  de  m'avoir  envoyé  lalettrede  cette  Rosalie  (1).. 
Sans  doute  ma  modestie  en  souffre.  Mais  c'est  égal;  comme  je 
peux  dissimuler  ma  gêne,  je  trouve  que  la  Rosalie  va  bien.- 
Voilà  une  personne  qui  sait  rendre  justice  au  mérite.  Il  est 
plaisant  de  penser  que  je  pourrais  la  rencontrer  et,  ne  connais- 
sant ni  son  nom,  ni  sa  figure,  la  saluer  en  grande  cérémonie 
sans  lui  dire  un  traître  mot,  et  elle  de  son  côté  me  remarquer 
tout  simplement  comme  un  gros  monsieur  fort  grêlé.  Cepen- 
dant, si  on  venait  à  parler  du  Seigneur  et  Maître  Jésus,  ou  même 
tout  simplement  de  la  sœur  Dominique  (2),  quels  regards,  et  de  fil 
en  aiguille,  quelle  reconnaissance!  Tableau  1  Dites-lui  toujours 
que  je  l'aime  bien,  et  que  tant  plus  elle  aimera  le  bon  Dieu, 
tant  plus  elle  voudra  l'aimer,  et  tant  plus  elle  sera  éloquente 
pour  le  faire  aimer.  Après  cela,  il  n'y  a  plus  rien  à  lui  souhai- 
ter, parce  que  tout  devient  beauté,  bonheur,  espérance,  amour. 

Ce  n'est  pas  une  suite  logique  du  présent  discours,  mais  je 
vous  envoie  deux  exemplaires  d'une  photographie  que  j'ai  fait 
faire  à  l'occasion  de  mes  amis  de  Savoie.  Je  suis  forcé  de  dis- 
tribuer des  portraits  à  l'instar  des  têtes  couronnées.  Ils  me 
coûtent  bien  dans  les  dix  francs  la  douzaine  et  je  trouve  que 
c'est  un  peu  cher.  Il  le  faut  1  Vous  en  garderez  un  ;  l'autre  sera 
pour  Rosalie. 

Tenez-moi  dans  vos  prières,  chère  et  incomparable  amie.  Je 
crois  que  les  neuvaines  du  nid  à  violettes  sont  pour  beaucoup 
dans  l'essor  que  semble  reprendre  ma  tête  fatiguée.  Souvenir 
au  fils  Alexis  et  au  doux  Bleuet.  Tout  à  vous. 


Paris,  27  août  1874. 

Ma  chère  amie,  je  vous  plains,  je  vous  aime  et  je  gémis  de 
mon  inutilité.  Que  voudrais-je  faire  cependant?  Toute  croix  est 
bonne  de  la  part  de  Dieu.  Si  les  hommes  pouvaient  nous  les 
ôter,  ils  nous  raviraient  des  trésors.  Mieux  vaut  ne  pouvoir  que 
prier.  La  prière  éloigne  la  mauvaise  médecine  et  attire  le  seul 
vrai  médecin.  Connaissez-vous  l'histoire  du  livre  de  Salomon, 
qui  révélait  la  vertu  médicinale  de  toutes  les  plantes?  Assurés 
d'y  trouver  un  remède  à  toutes  leurs  maladies,  suites  de  leurs 

(1)  Jeune  amie  de  M"*  Voinys,  et  fervente  admiratrice  de  Louis  Veuillot,  qui 
voulait  entrer  au  Carmel. 

(2)  Nom  que  portait  M»'  Voinys,  comme  tertiaire  dominicaine. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.-  49 

péchés,  les  possesseurs  de  ce  livre  oubliaient  de  s'adresser  à 
Dieu  et  péchaient  davantage.  Ils  allaient  aux  recettes  de 
Salomon,  guérissaient  mal,  et  mouraient  séparés  de  Dieu. 
Salomon,  qui  avait  été  sage,  lorsqu'il  lit  ce  livre  était  savant 
et  fou.  Il  s'était  marié  plus  que  ne  le  permet  la  vertu  des  fines 
herbes  qu'il  connaissait  si  bien.  Le  bon  roi  Ezéchias  fit  chercher 
tous  les  exemplaires  du  livre  de  son  prédécesseur  et  les  brûla 
jusqu'au  dernier.  Notre  bon  Jésus  a  remplacé  le  pernicieux 
ouvrage  par  un  autre  livre,  infiniment  plus  savant  et  plus  vain- 
queur et  qui  se  résume  en  un  seul  mot  afin  que  tout  le  monde 
le  puisse  savoir  toujours  :  prenez  ma  croix.  Voilà  la  vraie 
science,  la  vraie  lumière,  le  remède  de  la  vie  et  de  la  mort.  Je 
prends  ma  part  de  vos  peines  pour  en  avoir  mon  profit,  et  je 
prie  Jésus  de  vous  guérir  en  récompense  de  votre  sagesse  qui 
est  de  souffrir.  Vous  le  savez,  vous  le  voulez,  vous  avez  la 
patience  et  vous  serez  guérie.  Puisse  votre  grande  et  chère 
prisonnière  le  savoir  et  le  vouloir  de  plus  en  plus  I  Alors  elle 
triomphera,  et  ses  chères  étoiles  viendront  à  son  front,  comme 
l'a  prédit  cette  mourante,  et  elle  en  sera  couronnée  éternelle- 
ment. Cette  prédiction  est  très  belle  et  j'y  crois.  Mais  il  faut  le 
concours  actif  de  la  volonté.  Les  mourans,  lorsqu'ils  ont  les 
yeux  sur  le  crucifix  catholique,  voient  très  loin.  Ce  crucifix  met 
l'homme  à  sa  vraie  place  d'homme,  c'est-à-dire  de  pécheur. 
Alors  l'homme  n'est  plus  roi,  n'est  plus  parent,  n'est  plus  rien 
qui  puisse  inspirer  la  terreur  ni  l'espérance.  Il  excite  seulement 
la  pitié  et  la  charité,  et  l'on  fait  tout  ce  que  Dieu  veut  en  déso- 
béissant tranquillement  au  pécheur  pour  sauver  l'homme.  Que 
de  chrétiens  ont  versé  leur  sang  pour  sauver  aussi  le  pécheur 
qui  leur  demandait  follement  de  ne  pas  écouter  Dieu,  et  par 
cette  action  généreuse  ont  racheté  leur  bourreau  !  Dieu  se  rendra 
obéissant  à  ceux  qui  le  craignent.  Je  pense  qu'on  ne  manque  pas 
d'en  instruire  la  belle  àme  dont  vous  me  parlez;  c'est  à  nous  de 
prier  pour  qu'elle  entende.  Quelle  gloire  dans  le  ciel  et  même 
dans  le  monde,  au  cœur  héroïque  qui,  par  le  temps  de  scéléra- 
tesse insensée  où  nous  vivons,  saura  témoigner  ainsi  de  sa  foi 
et  de  son  amour,  et  que  pourra  refuser  Dieu  à  l'humble  créa- 
ture qui  aura  ainsi  fortifié  et  illuminé  ses  frères  1  Diea  donne 
un  monde  à  qui  lui  donne  une  âme  :  refusera-t-il  une  âme  à  qui 
lui  donne  un  monde?  Il  faut  laisser  tout  conseil  humain,  toute 
prudence,  abandonner  d'avance  tout  ce  que  l'on  n'emporte  pas 

TOME    XVII,    —    1913,  k 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  tombe.  Tout  ce  que  nous  pouvons  ici-bas  rêver  de  biens 
et  de  gloire  véritable  est  de  l'autre  côté.  Nous  passons  ici-bas 
pour  les  gagner  ou  pour  les  perdre.  Que  faire  devant  Dieu  des 
haillons  et  des  ignominies  qui  revêtent  la  royauté  terrestre?  I 

Ceux  qui   les  possèdent  ne  sont  heureux  que  par  le  pouvoir  jj 

qu'ils  ont  de  les  mépriser.  Une  princesse  qui  s'en  irait  mendier  i 

et  mourir  nue  sur  le  chemin  de  la  vérité,  c'est  là  le  spectacle  de 
grandeur  qu'attendent  le  ciel  et  la  terre.  Il  y  a  longtemps  que  ^ 

les  anges  ne  l'ont  vu,  et  le  monde  s'en  va  parce  qu'il  ne  lui  est  » 

plus  donné.  - 

Je  vous  renvoie  les  papiers.  Gardez-les  précieusement,  ne 
permettez  pas  qu'ils  périssent.  Que  la  postérité  les  puisse  lire  pour 
savoir  au  moins  quelle  belle  espérance  a  passé  sous  nos  yeux. 
Rien  de  complètement  neuf  n'arrive  en  ce  temps-ci.  Mais  je  crois 
que  nous  sommes  à  l'aurore  d'un  jour  qui  réjouira  l'humanité. 

Ma  Visitandine  est  en  retraite,  et  avant  peu,  probablement, 
elle  prendra  l'habit.  A  partir  de  ce  moment  prochain,  au 
bout  d'un  an  et  un  jour,  elle  fera  ses  vœux.  Je  vois  et  j'ap- 
prends d'elle  des  choses  qui  me  ravissent  et  je  désire  vivre 
jusque-là.  J'aurai  cependant  un  dur  moment  à  passer.  Mais  dans 
ce  moment-là,  déchiré  par  la  pointe  du  glaive,  des  yeux  de  mon 
âme,  qui  verseront  du  sang,  je  verrai  le  ciel. 

Merci  de  la  lettre  de  notre  chère  Rosalie,  et  des  vôtres. 
Quelle  ardeur,  quelle  jeunesse,  ô  Jésus  amant  des  âmes  immor- 
telles !  C'est  vous  qui  remplissez  de  ce  feu  le  nid  de  Violette  et 
tous  les  alentours.  Embrassez  le  bon  Alexis. 

P.-S.  —  Hélas!  ce  paquet  pourrait  être  à  la  po.ste  depuis  un 
jour  et  serait  déjà  en  vos  mains;  mais  j'ai  tant  de  besognes  et 
ma  tête  est  si  traversée  que   j'ai  négligé  l'heure.  Tout  ce  que  i 

vous  m'avez  envoyé  s'y  trouve.  Mais  vous  me  parlez  d'un  récit 
que  je  n'ai  point  reçu,  et  que  sans  doute  vous  n'avez  pas  envoyé. 
J'espère  bien  qu'il  n'arrivera  pas  de  malheur  et  que  vous  trou- 
verez ce  que  vous  cherchez.  Rassurez-moi. 

Paris,  26  novembre  1874. 

Voilà  que  je  ressuscite  ou  à  peu  près  {[).  On  me  dit  qu'après 
deux  semaines  de  maladie  et  quatre  de  convalescence,  je  vais 

(1)  Louis  Veuillot,  dont  la  santé  était  déjà  chancelante,  avait  été  frappé  d'une 
attaque,  aix  eomainos  auparavant. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  51 

recommencer  h  avoir  l'air  de  vivre  et  que  dans  un  mois  ou 
doux  ce  sera  presque  fini.  Je  veux  vous  en  donner  une  pre- 
mière preuve.  Je  rouvre  pour  vous  mon  encrier  plein  de 
bourbe,  je  reprends  ma  plume  qui  ne  sait  plus  son  chemin  sur 
le  papier.  Je  trébuche  en  écrivant  comme  en  marchant,  mais  je 
n'écrirais  pas  deux  heures  comme  j'ai  marché  hier.  Je  n'en 
puis  plus.  Voilà  bien,  au  fond,  quatorze  ou  quinze  mois  que  je 
suis  malade.  Enfin  vous  savez  que  je  vous  aime.  C'est  l'essentiel. 
On  me  défend  d'aller  plus  loin.  Je  vous  embrasse,  très  chère  amie. 

Nos  papiers  sont  arrivés.  Nous  pensons  que  notre  mariage 
se  fera  la  semaine  prochaine  (4).  Vous  serez  avertie  du  jour. 

Bonjour,  Alexis  :  si  je  n'avais  pas  oublié  ma  main,  je  vous 
écrirais. 


Paris,  9  mars  1875. 

Ma  chère  amie,  il  me  semble  qu'enfin  je  commence  vraiment 
à  sortir  de  ma  prison.  Je  suis  encore  fort  boiteux,  un  peu 
bègue,  assez  manchot,  mais  enfin  j'ai  à  peu  près  la  liberté  de 
l'écriture  et  l'on  me  dit  que  le  soleil  va  faire  fondre  le  reste  de 
la  névrose  qui  me  tient  depuis  cinq  mois.  Je  jette  de  l'encre  le 
plus  que  je  peux.  Dieu  sait  si  l'on  m'en  demande.  Cinq  mois  de 
retards.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  quelques-uns 
de  ces  retards  m'ont  été  durs.  Je  n'ai  souffert  d'ailleurs  que  par 
ce  côté-là.  Il  me  suffisait  de  vouloir  ne  rien  faire  pour  ne  rien 
sentir  de  mon  mal  imbécile,  pas  de  mal  de  tête,  pas  de  dou- 
leurs, pas  de  dégoût,  pas  d'insomnie.  Je  pouvais  lire  aisément, 
manger  assez,  dormir  bien,  marcher  pendant  deux  heures  à 
la  seule  condition  de  tramer  et  de  boiter;  je  ne  pouvais  ni  par- 
ler, ni  écrire.  C'était  là  ma  seule  croix,  mais  j'avoue  qu'elle 
suffisait  à  mes  forces.  Une  croix  d'ennui  sous  laquelle  je  ne 
remuais  pas.  Quand  je  dis  l'ennui  c'est  une  façon  de  parler, 
car,  hélas  1  l'esprit  n'agissait  que  trop.  J'étais  muet  et  j'avais 
tant  de  choses  à  dire.  J'ai  fait  bien  des  fois  en  pensée  le  che- 
min qui  mène  aux  Violettes,  je  vous  ai  beaucoup  écrit,  mais 
sans  plume  ni  papier,  et  cette  illusion  ne  durait  guère,  et  je  me 
perdais  dans  un  océan  de  tristesse.  Enfin  me  voilà  délivre  des 

(1)  Le  mariage  d'Agnès  Veuillot  avec  le  commandant  Pierron,  —  mort  général, 
il  y  a  quelques  années,  après  avoir  fait  partie  du  conseil  supérieur  de  la  guerre. 


52  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

grandes  eaux.  J'ai  pied.  Bonjour,  ma  très  chère  amie.  Vive  Jésus  1 
Je  vous  aime;  hâtez-vous  de  me  dire  que  vous  avez  de  l'amitié 
pour  moi,  quoique  je  le  sache  bien. 

Je  vous  remercie  de  m'avoir  envoyé  ces  copies  de  lettres.  La 
grande  de  la  grande  âme  est  une  merveille.  Non  certes,  je  ne 
veux  pas  les  brûler  malgré  vos  ordres.  C'est  un  portrait  vivant 
de  Jésus  que  je  ne  peux  détruire.  Je  vous  la  renverrai  si  vous 
le  voulez,  mais  je  ne  jetterai  pas  au  feu  une  lettre  dictée  pour 
la  consolation  de  ceux  qui  savent  reconnaître  le  style  de 
l'Esprit-Saint.  Je  crois  que  ces  paroles  enflammées  doivent,  à  un 
moment  que  Dieu  connaît,  arriver  à  la  postérité. 

Elles  sont  des  rayons  de  feu  qui  fondront  des  enveloppes  de 
glace  et  de  pierre  et  délivreront  des  âmes. 

Adieu,  fleur  de  la  croix  bienheureuse,  vos  yeux  et  votre  cœur 
versent  des  larmes  de  sang,  mais  vous  verrez  un  jour  quels 
diamans  deviennent  ces  gouttes  et  comment  vous  formez  un 
trésor  immortel.  Je  vous  honore  et  je  vous  chéris. 

Paris,  15  mars  1875. 

Ma  bien  chère  amie,  je  vous  assure  que  je  n'ai  pas  le  temps, 
je  vous  jure  qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  vous  écrire.  Vous 
dites  que  vous  êtes  ma  vieille  amoureuse  ;  je  suis  encore  plus 
votre  vieil  amoureux,  et  c'est  moi  qui  ai  commencé.  Une  fois 
j'ai  fait  un  vers  que  je  trouvais  beau  et  qui  est  resté  solitaire  : 

Les  vieux  époux  sont  beaux,  les  vieux  amans  sont  drôles. 

Je  l'avais  fait  à  Rome  en  voyant  deux  Anglais,  le  mâle  et  la 
femelle,  qui  brûlaient  passé  l'âge.  Mais  c'était  avant  Nice,  où 
j'ai  appris  une  façon  de  flamber  sans  rôtir  des  pièces  de  soixante 
ans  et  plus  sans  la  moindre  drôlerie.  Ce  serait  une  recette  à 
porter  au  marché  comme  l'eau  Laferrière,  éternelle  jeunesse, 
éternel  amour,  toujours  ardent,  toujours  flambant,  ne  craignant 
ni  la  fumée,  ni  l'eau,  ni  le  vent,  ni  la  boue,  et  parfaitement 
garanti  contre  le  ridicule.  Mais  les  badauds  croiraient  que  cet 
amour  n'existe  pas.  Le  farceur  qui  mit  en  vente  sur  le  Pont- 
Neuf  des  pièces  de  cinq  francs  à  cinquante  centimes  la  pièce, 
n'en  vendit  pas  une.  Ainsi  notre  amour  plus  que  véritable  serait 
dédaigné.  Si  nous  disions  qu'on  peut  l'envoyer  par  la  poste  sans 
frais,  ils  ne  voudraient  pas  le  recevoir.  Un  amour  garanti  contre 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.:  53 

la  boue,  diraient  les  plus  francs,  ce  n'est  pas  votre  affaire.  Lais- 
sons-les, ma  bien  chère,  et  continuons  notre  roman  éternel  qui 
est  la  plus  belle  realité  du  monde.  C'est  donc  pour  vous  dire 
que  je  vous  aime,  et  je  vous  l'écris  sans  la  moindre  nécessité, 
mais  je  ne  peux  pas  me  dispenser  de  vous  l'écrire.  Vos  nouvelles 
sont  charmantes.  Envoyez-m'en  d'autres  :  envoyez-m'en  toujours. 
Ce  sont  des  nouvelles  de  Jésus,  elles  accroissent  l'amour.  Avouez 
que  nous  serions  bien  bêtes  si  Jésus  nous  manquait,  bêtes 
absolument,  bêtes  comme  tout  le  monde.  Donc  voilà  ce  pauvre 
Carpeaux  en  bonne  voie  (1).  J'espère  qu'il  mourra.  Dans  les  dis- 
positions où  il  est,  son  affaire  est  bien  plus  sûre.  S'il  meurt,  sa 
statue  de  saint  Joseph  sera  bien  plus  belle,  étant  faite  avec  son 
intention.  S'il  revit,  il  restera  sculpteur,  et  risque  de  ne  faire 
rien  qui  vaille...  Et  que  peut  faire  de  mieux  Carpeaux  que  de 
devenir  amoureux  de  Jésus-Christ.  J'aime  bien  aussi  la  lettre  de 
la  Plessv.  Celle-ci  du  moins  s'est  mise  à  la  vraie  tâche.  Il  faut 
admirer  Dieu,  le  bénir  et  le  prier. 

Je  continue  d'aller  bien,  quoique  toujours  fléchissant  et 
embarrassé.  Je  suis  devenu  d'un  vieux  effroyable  et  chaque 
instant  il  me  meurt  quelque  ami  précieux,  mais  je  les  vois  tous 
aller  au  Ciel  et  je  suis  tranquille.  Je  ne  crois  plus  à  la  mort, 
Jésus  n'a  fait  que  la  vie  et  ceux  qui  l'aiment  ne  sont  faits  que 
pour  jouir  de  la  vie. 
Bien  à  vous^ 


A  Monsieur  Alexis  Fay,  à  Nice. 

Paris,  5  mai  1875. 

Très  cher  Alexis,  quand  j'ai  reçu  votre  lettre,  si  bonne,  si 
affectueuse,  en  un  mot,  si  Léontine,  j'ai  juré  de  vous  répondre 
tout  de  suite,  ou  le  jour  même,  ou  le  lendemain,  ou  tout  au 
moins  dans  la  semaine,  ou  enfin  dans  le  moisi  à  moins  que  je 
ne  fusse  mort.  Voilà  que  le  mois  va  passer,  je  ne  suis  pas  assez 
en  train  de  mourir,  et  je  ne  veux  pas  que  mes  infirmités  et  mes 
besognes  me  fassent  encore  manquer  de  parole  à  moi-même.i 
Cependant,  il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  eu  le  temps,  et  que  je  n'en 
ai  pas.   Faites-moi    crédit.    Je  suis   toujours  malade   et  cette 

(1)  Le  fameux  statuaire,  très  malade,  était  en  voie  de  faire  une  fin  chrétienne. 
Il  mourut,  en  effet,  quelques  mois  après,  confessé  et  communié. 


54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enragée  névrose  me  laisse  à  peine  trois  heures  par  jour,  qu'il 
faut  donner  à  mon  métier.  Après  ces  trois  heures  de  travail,  je 
ne  vaux  plus  rien  pour  rien.  J'ai  mal  aux  jambes,  aux  reins,  à 
la  main  et  à  l'esprit,  tout  est  lié,  je  traîne  et  chancelle  1  Le  beau 
temps  que  j'attendais,  avec  impatience,  n'y  fait  rien.  Jusqu'à 
la  fin  d'avril  j'ai  eu  froid.  Mai  commence,  et  j'ai  déjà  trop  chaud. 
On  délibère  de  m'envoyer  à  quelques  eaux  !  Je  n'ai  pas  de  mal, 
sinon  que  je  ne  puis  aller  I  Je  languis,  je  me  traîne,  et  l'impa- 
tience me  gruge  en  petit  morceaux.  Je  suis  dans  une  glu  invin- 
cible et  indissoluble.  Si  ma  dignité  le  permettait,  je  dirais  que 
c'est  embêtant,  et  que  je  suis  embêté  1  Plaignez-moi  ;  dites-lui 
que  je  l'aime  bien,  et  qu'elle  m'écrive  ;  mes  beaux  jours  sont 
ceux  où  je  reçois  une  lettre  d'elle  1  Alors  je  me  sens  délié,  ce 
n'est  qu'un  moment,  mais  il  est  bon  1 

Mille  complimens  àM'"^  Bleuet.  Quant  à  elle,  ce  que  j'ai  a  lui 
dire,  je  ne  puis  le  dire  qu'à  elle,  et  elle  seule  peut  l'entendre  I 
Ce  sera  pour  demain.  Je  vous  embrasse  et  me  sauve  au  métier. 


A  Madame  Léontine  Fay-Volnys,  à  Nice. 

Le  1"  juillet  1875. 

Ma  chère  amie,  c'est  cette  chienne  de  névrose,  qui  continue 
de  n'en  finir  pas,  et  qui  me  mène,  je  suis  forcé  d'en  convenir,  à 
un  certain  dégoût  de  la  vie.  Il  est  fâcheux  de  trébucher  quand 
on  marche,  quand  on  parle,  quand  on  écrit  et  l'on  arrive  à 
perdre  tout  désir  de  se  montrer,  quelque  beau  que  l'on  se  sente 
en  soi.  Je  me  regarde,  je  me  touche  et  je  me  dis  :  Je  suis  un 
fantôme;  je  vais  tout  à  l'heure  me  dissiper.  Mais  d'un  autre 
côté,  je  me  sens  si  vivant  dans  mon  cœur  que  je  suis  perpé- 
tuellement tenté  de  céder  à  l'illusion:  ma  foi,  marche I  dis  au 
moins  à  cotte  pauvre  Yelva  (1}  que  tu  n'es  pas  sourd,  que  tu 
sens  avec  délices  qu'elle  est  là,  que  tu  l'aimes  plus  que  jamais., 
Si  tu  tombes  en  chemin,  elle  te  relèvera. 

Ma  bonne  Léontine,  ma  chère  retrouvée,  c'est  la  vérité  pure 
que  je  vous  dis.  Votre  cœur  charmant,  votre  charmant  esprit, 
votre  courage  et  votre  allégresse  à  tout  bien  me  persuadent  que 
je  vis  encore,  dans  cette  sorte  de  mort  où  je  me  trouve  depuis 

(1)  Personnage  que  Léontine  Fay  avait  si  merveilleusement  incarné,  vers  1830, 
que  le  nom  lui  en  était  resté. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  55 

neuf  mois.  Il  faut  que  je  sois  devenu  bien  infirme  pour  que 
cette  étincelle  électrique  ne  me  rende  pas  toute  ma  vie.  Dans 
le  moment  que  je  vous  lis,  mille  idées  me  reviennent,  mille 
éclairs  traversent  mes  langueurs  et  mes  ténèbres  et  je  vous 
écris  en  esprit  les  lettres  les  plus  vivantes.  J'ai  quelque  chose  à 
vous  dire  sur  les  insectes,  sur  les  malades,  sur  les  morveux,  sur 
le  passé,  le  présent  et  l'avenir.  Mais  le  moment  passe,  et  dès  que 
je  tiens  la  plume,  il  est  passé.  L'atonie  revient,  il  n'y  a  plus  que 
de  l'encre,  ou  plutôt  qu'une  bourbe  très  épaisse  dans  mon  encrier. 
J'y  voyais  tant  de  perles,  tant  de  diamans,  tant  de  feux.  Rien, 
rien;  ma  main  est  lourde,  ma  tête  s'alourdit  et  tout  ce  que  j'en 
peux  tirer  est  un  pesant  article  de  journal.  Je  n'ai  plus  d'idées 
qu'à  condition  de  n'en  rien  faire.  On  me  dit  toujours  qu'on  me 
tirera  de  là.  Je  le  veux  bien,  mais  je  ne  l'espère  presque  plus. 
Heureusement  qu'il  me  reste  le  bon  Dieu  et  vous  que  le  bon 
Dieu  m'envoie,  et  je  ne  sens  point  de  diminution  dans  mon 
amour.  C'est  une  grande  consolation,  une  consolation  qui 
suffit. 

J'ai  aussi  la  consolation  de  mes  filles,  également  puissante, 
car  elles  sont  également  heureuses,  chacune  à  sa  façon,  l'une 
bonne  épouse  de  Dieu,  l'autre  bonne  épouse  du  diable,  mais  du 
meilleur  diable  qui  soit  au  monde,  puisque  c'est  un  diable  qui 
aime  sa  femme  et  le  bon  Dieu.  J'étais  à  la  Visitation  le  jour  du 
Sacré-Cœur,  ma  fille  auprès  de  moi,  mais  la  grille  entre  nous, 
c'est-à-dire  l'océan.  On  disait  la  Messe.  Je  pensais  que  nous 
étions  chacun  dans  notre  tombeau.  J'étais  heureux;  seulement 
ce  bonheur  est  un  peu  fort  pour  un  névrosé.  Je  ne  le  souhaite- 
rais pas  à  tous  ceux  qui  ont  des  nerfs  un  peu  faibles.  On  est 
coupé.  C'est  un  bonheur  pourtant.  On  se  sent  mourir.  Je  pen- 
sais ce  que  j'ai  pensé  souvent  dans  le  même  endroit  :  «  Ce  par- 
fum est  pour  ma  sépulture  ;  »  il  sera  une  onction  qui  effacera 
quelques  péchés.  Oh!  que  c'est  doux;  oh!  que  cela  brise  et 
déchire!  Mais  je  ne  suis  pas  assez  pur  pour  être  si  grand.  Chère 
amie,  aidez-moi  à  remercier  Dieu. 

De  retour  à  la  maison,  j'ai  trouvé  de  belles  groseilles  que 
m'envoyait  ma  commandante  ;  des  groseilles  à  grappes  fraîches, 
saines  et  acides,  d'un  rouge  transparent  et  foncé,  semblables  à 
de  grosses  gouttes  d'un  sang  vermeil.  En  les  voyant,  quelques 
bêtes  de  larmes  que  j'avais  pu  retenir  ont  jailli  de  mes  yeux. 
J'avais  dans  le  cœur  je  ne  sais  quoi  qui  ressemblait  à  ces  gro- 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES.- 

seilles.  Elle  est  très  bien,  ma  commandante.  Elle  m'annonçait 
que  vous  lui  aviez  écrit.  C'est  un  trait  digne  de  vous.  Il  est  digne 
de  vous  aussi  de  m'avoir  donné  le  plaisir  de  lire  sa  réponse. 
Comme  vous  êtes  la  nature  même,  on  voyait  cela  dans  votre 
jeu  et  c'est  pourquoi  je  vous  connaissais  si  bien  quand  je  ne 
vous  connaissais  pas.  A  présent  que  je  vous  connais,  je  devine 
ce  qui  me  charmait  dès  l'an  mil  et  je  suis  encore  plus  charmé. 
Vous  avez  bien  raison  d'aimer  Agnès  et  vous  dites  bien  que  c'est 
une  âme  fraîche. 

Quant  au  malade  Carpeaux,  oui,  il  est  malade,  et  j'ajoute  qu'il 
n'est  pas  frais.  En  passant  sur  le  boulevard,  j'ai  vu  une  bou- 
tique pleine  de  ses  produits  et  de  ses  inspirations.  Hélas  I 

Je  ferai  ce  que  me  demande  Alexis  (1).  J'admire  l'insecte  (2).; 
Je  lui  souhaite  tout  ce  qu'il  désire,  j'espère  peu.  Grande  âme, 
mais  âme  de  Bébé.  Il  a  dit  le  mot.  Les  bébés  dans  ces  situa- 
tions-là demandent  volontiers  à  boire,  même  de  l'eau  du  puits; 
mais  ils  ne  boivent  pas,  l'eau  n'est  pas  assez  sucrée.  Parlez-moi 
de  la  Samaritaine  I 

Quant  au  monsieur  des  nouvelles,  ohl  ma  chère  amie,  que 
me  demande-t-il  et  que  me  demandez-vous?  Je  le  plains  parce 
qu'il  est  prosateur,  poète  et  Belge  et  économiste  en  plus,  mais 
franchement  qu'est-ce  que  cela  nous  fait?  Franchement,  dans 
l'état  où  je  suis,  il  n'est  pas  juste  que  je  lise  ses  nouvelles  pas- 
sées, et  que  je  lui  adresse  mon  avis  motivé  sur  les  Jugemens 
de  Saint-Pierre  rendus  par  lui.  Je  les  lirai,  parce  que  vous  me 
les  adressez.  Plus  ne  me  sera  guère  possible.  Songez  donc  que 
je  ne  vous  écris  pas,  à  vousl  Malheureusement,  je  crains  qu'il 
ne  se  fâche  ;  sa  lettre  fait  voir  le  caractère  le  plus  ombrageux  et 
le  plus  facile  à  blesser.  Vous  aurez  de  la  peine  à  trouver  un 
emplâtre  pour  cette  peau  délicate.  Et  je  vous  soutiens,  moi, 
que  mes  vers  sont  fort  bonsl  Vous  savez  le  rôle.  Il  soutiendra  que 
je  n'ai  pas  la  foi  et  vous  serez  obligée  de  faire  le  tribunal  des 
maréchaux.  Adieu,  chère  amie;  ma  main  ne  va  plus  et  votre 
pauvre  amoureux  est  forcé  d'interrompre  son  discours.  Je  vous 
aime,  je  vous  aime,  je  vous  aime. 

Le  garçon  a  Mère  François. 

(1)  Une  protestation  contre    des  blasphèmes  publics  dont  les  catholiques  de 
Nice  étaient  indignés. 

(2)  Surnom  donné  à  un  ami  écervelé,  dont  on  s'inquiétait. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  5T 

Je  m'amuse  à  faire  un  tas  de  volumes  d'un  tas  de  vieux 
articles.  Bien  entendu  vous  aurez  cela  (1). 

Aux  Roches,  près  Clermont-Ferrand,  21  août  ISl'S. 

Très  chère  amie,  on  me  re'pète  que  je  suis  guéri  ou  peu  s'en 
faut.  J'ai  des  raisons  de  ne  le  pas  croire;  mais  ça  leur  fait  tant 
de  plaisir  que  je  ne  dis  pas  non.  J'ai  d'ailleurs  des  raisons  aussi 
de  ne  pas  me  croire  tout  à  fait  mort.  Je  sens  mon  cœur  qui  bat, 
j'aime,  je  me  souviens  agre'ablement  çà  et  là  de  la  vie  passée, 
je  me  fais  de  plus  belles  idées  de  la  vie  future.  Boitant,  bégayant, 
me  traînant,  ça  roulotte.  En  somme,  je  suis  à  la  dernière  sta- 
tion avant  la  grande  gare  d'arrivée.  Six  minutes  d'arrêt!  Buffet, 
confessionnal,  dispositions  suprêmes  et  puis  en  route  pour  le 
bel  endroit  où  l'on  commencera  de  chanter  le  bon  Dieu  sans 
fausses  notes.  Quand  vous  n'auriez  dit  que  ce  mot,  vous  m'auriez 
prouvé  que  vous  êtes  une  maîtresse  femme  et  que  vous  connaissez 
le  secret  de  la  vie.  On  la  connaît  lorsque  l'on  sait  ce  que  l'on 
peut  gagner  à  en  sortir.  Aimer  et  chanter  Dieu  sans  faire  de 
fausses  notes  et  sans  éprouver  la  moindre  préoccupation  de 
faire  admirer  sa  voix,  c'est  la  faim  de  l'âme  qui  n'a  pas  vécu  en 
vain.  Je  sens  que  mon  instrument  a  été  défectueux,  je  sens  que 
j'en  changerai  et  je  vois  tranquillement  arriver  le  moment  de 
laisser  tout  mon  bagage.  Je  porte  en  moi  tout  ce  que  je  veux 
garder  éternellement.  Vous  êtes  dans  ce  petit  paquet  intime; 
tout  est  pour  le  mieux. 

Je  suis  venu  passer  quinze  jours  auprès  de  ma  fille  Agnès. 
Ce  sera  fini  mardi.  J'ai  trouvé  cette  chère  enfant,  au  physique 
et  au  moral,  telle  que  je  le  désirais.  C'est  un  oranger  bien  por- 
tant, vert,  rond,  chargé  de  fruits  et  de  fleurs.  La  belle  chose 
qu'une  femme  plantée  en  bonne  terre,  à  l'abri  du  grand  soleil 
et  du  grand  vent,  fille  innocente  et  mère  heureuse,  aimant  son 
mari  dont  elle  est  fière  et  qui  est  fier  d'elle,  et  vierge  encore 
dans  son  âme  lorsqu'elle  est  près  d'accoucher.  C'est  un  mélange 
charrnant  d'ingénuité,  de  ferveur  et  d'allégresse.  Son  mari  lui 
a  fait  un  nid  de  fleurs  des  champs  qui  est  charmant  à  voir  et 
qu'il  ne  dépare  pas  du  tout.  Elle  et  lui  sont  parfaitement  hon- 
nêtes et  parfaitement  heureux,  à  cent  lieues  de  tout  ce  que  le 
grand  vulgaire  regarde  comme  nécessaire  au   bonheur.  Il  fait 

(1)  La  troisième  série  des  Mélanges. 


58 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


avec  conscience  et  joie  son  métier  militaire,  elle  fait  avec 
conscience  et  joie  son  métier  de  femme  de  bien,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  demande  davantage  à  la  fortune  ni  à  la  société.  Je 
regarde  ce  spectacle  avec  délices.  Le  jour  de  l'Assomption,  nous 
avons  été  ensemble  à  la  Sainte  Table,  et,  songeant  à  ma  reli- 
gieuse, j'ai  trouvé  que  mes  deux  filles  étaient  très  bien  placées. 
Gela  aide  puissamment  à  porter  la  névrose  et  ses  suites.  En  ce 
moment  une  habitude  de  ma  pensée,  qui  ne  se  sépare  jamais  de 
vous,  m'a  fait  souvenir  du  malade  Carpeaux,  qui  vient  d'être 
nommé  officier  de  la  Légion  d'honneur.  Hélas!  le  pauvre  diable! 
J'ai  lu  pourtant  qu'il  avait  communié.  Dieu  le  veuille  1  Ainsi  il 
n'aurait  pas  perdu  vos  peines;  pour  vous,  chère  amie,  quoi  qu'il 
arrive,  vous  en  aurez  le  prix. 

Avant  de  partir  de  Paris,  j'ai  envoyé  au  curé  votre  offrande 
et  celle  de  la  chère  Rosalie  ;  j'y  ai  joint  la  mienne  pour  être  avec 
vous.  Je  lui  ai  bien  marqué  cela,  parce  que  j'y  tiens.  J'ai  un  peu 
tardé,  parce  que  c'est  une  horrible  chose  pour  moi  qu'une  lettre 
à  écrire.  Dites-le  à  Rosalie,  en  attendant  que  je  me  donne  le 
plaisir  de  lui  écrire  moi-même,  mais  il  me  faut  du  temps.  Je 
ne  suis  pas  souvent  dérouillé. 

Adieu,  ma  très  chère.  Je  vous  aime  et  je  vous  embrasse.  Il 
n'y  a  point  de  fausses  notes  ici.; 


A  M.  Alexis  Fay. 


Paris,  le  31  août  1875. 


Très  cher  ami,  le  plus  grand  de  mes  mérites  dont  vous  ne 
parlez  jamais,  est  très  certainement  d'exercer  votre  patience  par 
la  négligence  de  mes  réponses;  mais  vous  savez  que  c'est  un 
mérite  un  peu  forcé.  J'ai  beaucoup  à  faire  pour  un  homme  sou- 
vent impotent.  Cette  névrose  dure  toujours,  et  j'ai  bien  peur 
qu'elle  ne  finisse  pas.  Cela  va  bien  à  peu  près  pendant  un  jour 
ou  deux,  et  après,  tout  recommence.  Il  faut  m'aimer  tout  de 
même  et  d'autant  plus,  et  demander  à  Dieu  que  je  corresponde 
davantage  aux  prières  que  l'on  fait  pour  moi.  Intérieurement, 
je  sens  mieux  votre  charité,  et  j'en  suis  reconnaissant,  elle  est 
ingénieuse  et  charmante  I  il  y  a  de  la  Léontineet  du  Bleuet  dans 
ce  bouquet  toujours  plein  de  fraîcheur! 

Des  Roches,  près  de  Glermont,  oii  je  suis  allé  voir  ma  fille 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  59 

mariée  et  où  je  l'ai  trouvée  heureuse,  j'ai  écrit  à  votre  mère. 
Mais  je  suis  sûr  de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  combien 
je  l'aime  toujours  et  déplus  en  plusl  Réparez  mon  oubli  et  que  le 
Bleuet  dise  un  mot...  Je  cherche  tout  ce  qui  S3.ii diimeT sans f misses 
notes,  pour  dire  à  Léontine  que  je  l'aime.  Quelle  virtuose  !  Quand 
je  pense  qu'elle  m'a  fait  aimer  Scribe!  Monsieur  Scribe!  et 
qu'elle  m'aurait  fait  aimer  M.  Carpeaux!  c'est  cela  qui  est  fort! 

Je  me  dis  que  j'irai  peut-être  à  Rome  cet  hiver  et  qu'en  ce 
cas,  je  passerai  par  le  plus  long,  c'est-à-dire  par  Nice!  On  a 
besoin  de  revoir  le  Pape  et  de  lui  dire  adieu.  Mais  si  c'est  le  pur 
amour  du  Pape  qui  me  fera  prendre  le  plus  long,  voilà  de  quoi 
je  ne  suis  pas  sûr.  0  Alpes  Maritimes,  que  vous  avez  d'attrait  !  !  ! 
Mais  que  j'ai  peur  que  tout  cela  ne  soit  un  beau  rêve  de  malade! 

Jusqu'à  présent,  la  névrose  s'est  contentée  de  me  lier  ;  s'il  lui 
prend  fantaisie  de  me  clouer,  il  faudra  bien  rester  cloué!  il  me 
restera  toujours  l'espoir  que  c'est  le  Purgatoire  qui  commence. 

Adieu,  Alexis;  adieu.  Bleuet;  Léontine,  adieu.  Quelle  douce 
Miséricorde  de  vous  avoir  connus  ! 

A  Madame  Léontine  Fay-Volmjs, 

Paris,  2  septembre  lS7o. 

Ma  très  chère  amie,  je  vous  ai  écrit  de  Glermont,  il  y  a  déjà 
plus  de  huit  jours.  Précisément,  je  vous  parlais  du  pauvre  Car- 
peaux.  Je  vous  demandais  si  vous  saviez  qu'il  eût  communié  et 
si  c'était  vrai.  Je  ne  l'ai  point  lu  dans  le  Figaro,  que  je  ne  fré- 
quentais pas  chez  ma  fille,  et  je  n'en  sais  pas  plus  long.  Ici  je 
n'ai  rien  appris,  les  nouvelles  ne  passent  guère  nos  ponts.  Je 
doute  de  celle-ci,  puisque  vous  ne  l'avez  pas  sue  directement.  Si 
l'homme  avait  fait  cela,  sa  joie  et  sa  reconnaissance  vous  en 
auraient  informée.  Il  serait  devenu  un  Carpeaux  neuf,  qui  ren- 
drait grâce  à  Dieu  et  à  vous. 

Ma  lettre  ne  vous  serait  donc  pas  arrivée  ?  C'était  une  longue 
lettre  d'amoureux,  écrite  un  jour  que  je  me  sentais  heureux  et 
bien  portant.  Je  ne  vous  disais  rien,  mais  il  y  avait  bien  quatre 
ou  cinq  pages.  Je  vous  parlais  de  ma  fille  et  de  vous.  Sujets  où 
je  ne  pouvais  être  court.  Je  l'ai  donnée  à  ma  fille,  qui  l'a  donnée 
à  son  ordonnance,  pour  la  poste.  Quelque  cabaret  se  serait-il 
mis  entre  nous?  Faites  voir  à  la  poste.  Je  peux  avoir  mal  mis 


60  RiEVUl   DES    DEUX    MONDÉS. 

l'adresse  ;  j'y  suis,  hélas  1  très  exposé.  Mais  je  me  vois  encore 
écrivant  Léontine  et  Nice.  Il  me  semble  bien  avoir  dit  cela  à 
Alexis  hier  ou  avant-hier. 

Adieu,  ma  bonne  et  très  chère  amie.  J'ai  regret  du  papier 
blanc  que  je  laisse.  Mais  je  me  porte  bien  ce  matin  et  j'ai  affaire 
quelque  chose  de  gros.  Envoyez  à  Rosalie  quelques  petites 
raclures  de  mon  cœur.  C'est  le  curé  de  Barages  qui  est  content  1 

Septembre  1875. 

Ma  chère  amie,  je  viens  d'écrire  au  charmant  Ours  de  May- 
noac  (1),  mais  j'ai  oublié  dans  quelle  Pyrénée  cela  se  trouve. 
Est-ce  la  haute,  la  basse  ou  l'orientale  ?  Il  y  a  vraiment  beau- 
coup de  Pyrénées.  Si  je  ne  peux  pas  mettre  la  main  sur  celle 
qu'il  me  faut,  je  vous  enverrai  la  lettre.  Cette  chère  Rosalie, 
carmélite  de  cœur,  mérite  bien  qu'on  la  cherche  un  peu. 

Hélas  I  je  vois  avancer  la  saison  et  s'éloigner  mon  voyage  de 
Rome.  Mes  jambes  ne  peuvent  plus  chausser  les  bottes  de  sept 
lieues.  Un  petit  mieux  m'avait  donné  cette  idée  de  Rome.  Une 
rechute  la  chasse.  Je  reboite  de  plus  belle  sous  l'influence  d'un 
chien  de  lumbago;  il  m'a  fait  crier  pendant  huit  jours  et,  depuis 
huit  autres  jours,  il  dure  encore.  En  même  temps  ma  main  me 
fait  d'affreuses  farces.  Peu  s'en  faut  qu'elle  ne  me  refuse  le 
service.  Elle  me  fait  l'effet  d'un  valet  de  chambre  que  j'ai  gardé 
un  an  sans  pouvoir  le  dégoiser,  et  qui  m'a  tant  versé  d'assiettes 
sur  le  dos,  que  j'ai  dû  le  renvoyer;  mais  je  ne  peux  pas  ren- 
voyer ma  main. 

Ma  fille  Luce  vient  d'obtenir  un  nouveau  grade  dans  son 
couvent.  Malgré  sa  modestie  et  la  mienne,  je  vous  en  fais  part. 
On  l'a  mise  au  nettoyage  des  cabinets.  Et  elle  n'est  encore  que 
novice!  où  n'ira-t-elle  pas,  cette  chère  enfant?  Elle  m'assure 
qu'elle  s'y  trouve  fort  bien  et  que  le  parfum  de  l'obéissance  offre 
quelqre  chose  là  qui  se  sent  plus  qu'ailleurs.  Qui  m'eût  dit  que 
je  saurais  ma  fille  à  ce  poste,  qu'elle  m'y  semblerait  aussi  belle 
et  que  je  n'en  serais  pas  moins  fier!  Cependant,  je  ne  me  sentais 
pas  la  moindre  pente  pour  cette  vocation. 

Vous  avez  vu  ce  grand  et  sublime  Garcia  Moreno.  Je  vois  ici 
un  de  ses  neveux  qui  me  raconte  sa  vie.  D'un  bout  à  l'autre, 

(i)  Rosalie,  alors  retraitée  daos  un  village  de  montagne. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  61 

c'est  une  merveille.  Je  n'en  ai  pas  tiré  parti  comme  je  l'aurais 
souhaité.  Après  Pie  IX,  il  y  avait  un  homme  dans  le  monde, 
c'était  lui.  J'ai  oublié  de  dire  dans  mon  article  qu'il  était  beau, 
grand,  fort,  éloquent,  que  toute  bonne  œuvre  le  trouvait  prêt 
comme  tout  péril,  qu'il  allait  soigner  les  malades,  qu'à  Paris  il 
passait  du  temps  à  promener  un  enfant  qu'on  lui  avait  confié.: 
Ses  gens  qui  l'ont  toujours  connu  ne  se  souviennent  pas  de 
l'avoir  vu  trembler  pour  lui-même,  et  il  pleurait  avec  les  affligés. 
On  l'a  tué.  Ohl  qu'il  fera  bon  s'en  aller! 
Adieu,  chère  amie,  tendresses  h  Alexis. 

A  Madame  Rosalie, 

27  septembre  1875. 

Chère  Madame,  c'est  peu  bien,  bien  guère  de  vous  dire 
bonjour  une  ou  deux  fois  par  an.  Il  est  vrai  pourtant  que  nos 
sentimens  ont  de  la  sérieuse  ardeur,  mais  il  est  vrai  aussi  que 
nous  sommes  considérablement  ours.  Quand  on  a  tant  vécu, 
c'est  le  vœu  de  la  nature  et  le  conseil  de  la  sagesse.  On  reste 
dans  les  solitudes,  dans  les  déserts,  pour  conserver  un  reste  de 
jeunesse  à  montrer  de  loin  à  ceux  qu'on  aima.  Depuis  long- 
temps je  sens  le  besoin  de  faire  cette  sortie.  Dans  mon  désert 
de  Paris,  il  y  a  trop  de  chevaux,  trop  d'hommes  et  pas  assez  de 
montagnes.  Me  voici.  Que  Maynoac  est  charmant  et  que  vous 
êtes  belle!  Je  ne  puis  pas  m'élever  jusqu'à  vous,  mais  je  vous 
aperçois  sur  votre  montagne.  Nous  sommes  vieux,  mais  remar- 
quez pourtant  comme  notre  vue  est  perçante  et  comme  nous 
ne  sommes  pas  des  gens  de  peu,  grâce  au  signe  de  notre  Jésus 
que  nous  portons  l'un  et  l'autre.  Vous  me  découvrez  sur  les 
bords  du  ruisseau  de  la  rue  du  Bac  et  je  vous  vois  resplendir 
sur  les  hauteurs  des  Pyrénées.  Bonjour,  Madame,  que  je  n'ai 
jamais  rencontrée  et  que  probablement  je  ne  rencontrerai 
jamais,  bonjour;  chère  amie,  que  le  cœur  de  Jésus  m'a  fait 
reconnaître;  bonjour  ma  Rosalie.  C'est  moi  le  garçon  à  la  mère 
François.  Il  est  vraiment  dommage  que  nous  ne  puissions  pas 
nous  trouver  avec  Léontine  dans  un  coin  quelconque  de  Paris 
ou  desdépartemens.  Malgré  les  étouffemens,  les  rhumatismes  et 
les  névroses,  nous  ne  laisserions  pas  de  tailler  une  bonne  bavette. 

Je  vous  envoie  la  lettre  du  bon  curé  de  Béroges  (?)  à  qui  vous 
avez  voulu  donner  une  église.  Léontine  s'étant  mise  de  la  partie, 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

j'ai  voulu  aussi  en  être  et  nos  trois  pierres  seront  de  compagnie 
dans  la  construction;  les  vôtres  feront  accepter  la  mienne.  Le 
bon  cure' avait  profite'  de  l'occasion  pour  m'envoyer  des  pommes. 
J'aurais  bien  songé  à  vous  envoyer  votre  part;  mais  comme  les 
paniers  ne  voyagent  pas  avec  la  même  facilité  que  les  âmes,  j'ai 
toutgardéet  toutmangé.  Elles  étaient  bonnes.  Adieu,  ma  Rosalie, 
serrons-nous  la  main  et  embrassons-nous.  Notre  bon  Jésus  fera 
en  sorte  que  nous  trouvions  là-haut  notre  petit  coin...  Votre  ami.i 

A  Madame  Léontine  Fay-Volnys, 

15  octobre  1873. 

Très  chère  amie,  c'est  l'abbé  Flouel  ou  Nouet.  L'abbé  de 
Girardin  n'étant  plus  en  ce  moment  près  de  moi,  je  ne  puis 
préciser,  mais  vous  n'en  avez  plus  besoin.  Carpeaux  a  été  enterré 
hier,  sitôt  pris  sitôt  pendu.  Le  bon  Dieu  n'attendait  que  d'avoir 
pu  lui  donner  son  billet  de  Paradis.  On  a  beau  le  connaître,  il  a 
de  ces  complaisances  qui  surprennent.  Voyez-vous,  ma  Léontine, 
il  n'y  a  pas  tant  de  chrétiens,  mais  le  petit  nombre  suffit  eï 
sauve  le  grand.  Dans  l'immense  océan  du  monde,  ceux  que  Jésus 
a  faits  pêcheurs  d'homme  (il  y  a  beaucoup  de  femmes  parmi  eux, 
depuis  l'invention  de  la  grande  Marie,  la  grande  raccommo- 
deuse  de  filets)  pèchent  du  fretin,  des  carpillons,  des  carpeaux; 
ils  vont  jusque  dans  les  vases  ramasser  jusqu'à  des  crabes,  des 
moules  et  autres  monstres  ténébreux.  Ils  portent  au  bon  Dieu 
tout  cela;  le  Bon  Dieu  prend  tout  cela,  parce  que  ce  sont  ses 
chers  chrétiens  qui  l'ont  pris.  Le  bon  Dieu  ne  refuse  rien  de  ses 
chers  chrétiens,  il  ne  rejette  rien  de  ce  qu'ils  ont  pris  dans  les 
filets  raccommodés  par  sa  raccommodeuse.  Il  y  a  tant  d'imbéciles 
qui  nient  ces  mystères.  C'est  qu'ils  ne  comprennent  rien  à 
l'amour  des  hommes  pour  Dieu  et  à  l'amour  de  Dieu  pour  les 
hommes.  Rien  n'est  plus  facile  à  comprendre  pourtant.  Ne  voit- 
on  pas  tous  les  jours  des  mamans  très  sages  et  des  papas  très 
graves  accepter  des  coquillages  cassés,  des  fleurs  fanées  que 
leurs  petits  enfans  ont  ramassés  comme  des  trésors  pour  leur 
plaire  croyant  leur  offrir  des  merveilles,  et  ce  sont  des  merveilles 
en  effet.  La  merveille  est  l'amour  qui  s'attache  à  l'infime  objet 
donné  et  reçu  et  qui  le  transfigure.  Un  jour  la  mère  François 
qui  ne  se  piquait  pas  d'être  tendre  et  le  père  François  qui  n'a 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  63 

jamais  su  lire  et  qui  n'était  pas  sentimental  reçurent  avec  joie 
une  couronne  de  feuilles  de  céleri  qui  était  le  premier  prix  de  mes 
elï'orts  à  l'école  mutuelle  et  qui  les  valai-t  bien.  Leur  garçon, 
aidé  dans  ses  bons  sentimens  par  une  fessée  importante,  leur 
avait  promis  de  travailler  et  la  couronne  prouvait  qu'il  avait  tra- 
vaillé. La  mère  François  pleura,  le  père  François  fut  tout  chose, 
et  la  précieuse  couronne  resta  suspendue  au  manteau  de  la  che- 
minée, honneur  qui  n'avait  jamais  été  fait  à  une  branche  de 
céleri.  Elle  attestait  le  travail,  la  victoire  et  l'amour  du  garçon 
que  Rosalie,  un  demi-siècle  après,  devait  trouver  beau  comme 
le  jour,  d'accord  en  cela  avec  la  prophétique  mère  François.  De 
la  fessée,  digne  pourtant  de  mémoire,  il  n'en  était  plus  question. 
Tout  était  pour  la  vertu  du  gas.  C'est  alors  qu'on  cessa  de  voir 
qu'il  avait  été  ravagé  par  la  grêle,  et  depuis  ce  temps  ce  fut  un 
crime  de  s'apercevoir  qu'il  avait  été  grêlé.  La  couronne  serait 
encore  là,  et  attesterait  encore  que  le  garçon  de  la  mère  Fran- 
çois, devenu  beau  comme  le  jour,  était  déjà  beau  comme  l'au- 
rore, si  la  maison  n'avait  pas  été  démolie.  Mais  la  maison  où  le 
bon  Dieu  veut  garder  nos  couronnes  de  céleri  est  éternelle;  et 
nos  couronnes  y  resteront  toujours.  Voilà  pourquoi,  mignonne, 
le  ciel  sera  plein  non  pas  de  ceux  qui  ont  aimé  Jésus  seulement, 
mais  des  œuvres  de  ceux  qui  l'ont  aimé.  Peu  d'élus  peut-être, 
mais  beaucoup  de  sauvés  par  les  élus,  c'est-à-dire  par  ceux  qui 
auront  eu  assez  d'amour  et  de  foi  pour  jeter  toujours  le  filet 
dans  la  mer  profonde  et  pour  dire  à  Jésus  :  Mon  Jésus  qui 
m'avez  commandé  de  jeter  le  filet,  par  votre  sang,  par  votre 
amour  et  par  mes  sueurs  et  mes  larmes,  prenez  encore  cela. 
Quant  à  moi,  ma  très  chère,  j'espère  bien  entrer  au  ciel  parce 
que  je  me  serai  attaché  comme  une  poussière  aux  pieds  de 
quelque  martyr  passant.  Il  m'emportera  jusque  devant  Dieu, 
et  Dieu  ne  me  rejettera  pas  parce  que,  au  contact  des  pieds 
de  son  martyr,  la  poussière  aura  été  changée  en  or. 

Mais  que  voulais-je  vous  dire?  En  poursuivant  le  fil  de  mes 
idées,  j'ai  perdu  toutes  sortes  de  choses  dont  je  voulais  remplir 
une  demi-page  et  me  sauver  à  mes  besognes.  Vous  êtes  une 
grande  mangeuse  de  temps,  mais  comment  se  défendre  de  la 
joie  d'avoir  reçu  une  lettre  et  du  plaisir  de  vous  dire  qu'on  vous 
aime.  Pour  l'amour  de  Dieu  et  des  carpeaux  et  des  moules  qui 
restent  dans  la  vase,  soignez-vous,  vivez,  ne  fuites  pa-;  d'impru- 
dence.  Ne   dites  pas  que   vous  travaillerez,  au  ciel   aussi    bien 


64  REKUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ici-bas  et  écoutez  Dieu  qui  vous  dit  d'obe'ir  au  médecin.  Je 
suis  bien  content  d'Alexis  et  de  Bleuet  qui  veillent  sur  vous 
avec  tendresse.  Faites  savoir  à  Alexis  qu'on  est  en  train  d'orga- 
niser une  grande  Messe  à  Notre-Dame  ou  à  Saint-Sulpice  pour 
Garcia  Moreno.  Saint-Sulpice  était  sa  paroisse.  Je  m'arrange 
aussi  pour  faire  venir  une  photographie  de  Quito;  je  n'en  ai 
qu'une,  mais  fort  imparfaite.  Il  était  grand  et  beau;  il  avait  sa 
figure.  Vous  la  verrez.  J'ai  reçu  la  lettre  de  Rosalie.  Elle  me 
ferait  certainement  tourner  la  tête  si  vous  ne  m'aviez  fixé  le 
cœur.  Néanmoins  je  suis  émerveillé  de  mes  succès  près  des 
femmes.  Je  ne  me  connaissais  pas  ce  genre  d'aptitudes.  J'ai  lu  der- 
nièrement dans  un  journal  que  mes  constantes  fureurs  venaient 
d'un  secret  dépit  de  n'avoir  jamais  été  aimé.  Voyez-vous  cela? 
Il  y  a  eu  pourtant  la  mère  François  et  il  y  a  encore  Léontine  et 
Rosalie.  Mais  êtes-vous  des  femmes? Cet  imbécile  qui  est  capable 
de  me  croire  grêlé,  dirait  que  vous  n'êtes  que  des  cléricales.  Je 
le  dédaigne.  J'ai  du  feu  en  portefeuille  et  ce  qui  m'étonne,  c'est 
que  le  portefeuille  ne  brûle  pas.  Adieu,  je  n'en  puis  plus,  et  ma 
main  qui  fait  des  siennes.  Elle  ne  sait  plus  l'orthographe.  Il  n'y 
a  plus  qu'un  mot  que  je  puisse  tracer  couramment  :  Je  vous  aime. 

Il  y  a  juste  un  an  que  je  jouis  de  cette  charmante  névrose. 
Elle  m'agace;  mais  je  sens  tout  de  même  d'où  elle  vient  et  je 
la  garderai  volontiers  tant  qu'elle  aura  quelque  chose  à  faire. 

Paris.  25  octobre  1875. 

Ma  très  chère  amie,  moi  aussi  j'aime  les  moules,  les  crabes, 
les  huîtres  et  autres  monstres  ténébreux.  Il  y  a  quelque  chose  là 
dedans,  il  y  a  même  des  perles.  Le  bon  Dieu  le  sait.  Il  voit  des 
beautés  et  des  qualités  que  nous  ignorons.  Il  permet  qu'on  lui 
ofire  tout  ce  qui  tombe  dans  le  filet  jeté  pour  lui  par  ses  enfans; 
il  ne  permet  pas  que  le  filet  ramasse  rien  d'absolument  mauvais.; 
Ce  qui  est  absolument  mauvais  n'existe  pas  à  ses  yeux  et  les 
nôtres  ne  l'aperçoivent  pas.  Il  y  a  des  laideurs  et  des  difformités 
absolues  qui  aveuglent  la  miséricorde.  Si  elles  ne  faisaient  que 
l'épouvanter,  elle  se  baisserait,  s'entêterait  et  les  ramasserait; 
et  Dieu  les  prendrait,  obéissant  à  ceux  qui  l'aiment.  Dieu  se 
laisse  ensorceler  par  l'amour  qui  lui  découvre  la  beauté  des 
monstres.  Il  dit  au  monstre  :  Tu  es  bien  laid,  bien  sale,  bien 
bête,  mais  tu  n'es  pas  rien.  Il  y  quelque  chose  en  toi   que  j'y 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT. 


65 


avais  mis  et  que  tu  n'as  pas  détruit.  Je  t'enverrai  un  de  mes 
cafans  qui  par  un  excès  d'amour  ou  d'ignorance  te  dira  un  mot 
auquel  tu  ne  t'attends  pas  et  qui  fera  tomljer  sur  toi  le  nom  et 
le  sang  de  Jesus-Glirist  :  et  tu  seras  assez  lavé  et  tu  verras  assez 
clair  pour  que  je  puisse  ne  plus  détourner  les  yeux.  C'est  bien 
e'trange  sans  doute,  mais  Dieu  connaît  les  mystères  de  son 
amour.  Usons-en  et  donnons  la  chance  à  tout  ce  que  nous  voyons. 
Du  moment  que  nous  le  voyons,  c'est  une  grâce  que  Dieu  lui 
fait;  il  y  a  quelque  chose  là...  Mon  Dieu  !  il  y  8  là  un  bandit  pour 
qui  Jésus-Christ  est  mort  et  pour  qui  je  voudras  mourir.  —  ïu 
crois I...  Jette  le  filet,  et  s'il  le  faut,  harponne! 

Je  causais  hier  avec  une  petite  sœur  des  pauvres,  une  bonne 
grosse  paysanne  comme  la  mère  François,  qui  dit:  j'allons,  j'irons 
je  verrons.  Par  son  cœur  ou  par  son  génie,  elle  a  fondé  20  sur 
30  maisons  de  son  ordre  en  Irlande,  en  Angleterre,  en  Espagne, 
en  Amérique;  elle  est  en  train  d'en  mourir.  Elle  me  dit  :  Je 
n'ai  pas  vu  ce  Carpeaux-là,  mais  j'en  ai  vu  bien  d'autres.  Impos- 
sible d'imaginer  ce  que  le  bon  Dieu  fait  et  fera.  On  dirait  qu'il 
ne  pense  qu'à  cela.  Et  je  vous  assure,  ma  chère,  que  la  mère 
Conception  sait  ce  qu^'elle  dit. 

Or,  je  m'en  vais  demain  en  Belgique,  dans  un  poêle  que  j'ai 
par  là.  Les  premiers  froids  me  font  sauter  et  je  tremble  au  coin 
de  mon  feu.  Au  château  de  Gesves  par  Asse...  province  de 
Namur  :  c'est  là  que  le  cher  Alexis  m'enverra  des  nouvelles.  J'y 
resterai  jusqu'au  9  novembre.  Je  dois  (être)  à  Paris  le  10  pour 
assister  à  un  service  funèbre  en  mémoire  de  Garcia  Moreno.  Je 
vous  enverrai  le  portrait  du  grand  président  dès  que  je  l'aurai. 

Notre  Visitandine  à  qui  j'ai  conté  vos  relations  avec  Carpeaux, 
vous  loue  extrêmement  d'entreprendre  les  tailleurs  de  pierres 
et  veut  que  je  la  recommande  à  vos  prières.  Elle  dit  que  ceux  et 
celles  qui  veulent  tailler  leur  âme  font  une  besogne  infiniment 
plus  rebelle  et  plus  difficile.  Elle  est  présentement  sous-vachère. 
Quand  je  vois  cette  belle  fille  qui  prend  une  noblesse  de  figure 
et  d'attitude  inimaginable,  si  contente  et  si  paisible  dans  cette 
position,  cela  me  donne  une  joie  qui  passe  toute  expression. 
Elle  a  une  politesse,  une  grâce,  un  éclat  de  santé  et  de  majesté 
que  je  voudrais  que  vous  puissiez  voir,  vous-  qui  croyez  peut-être 
avoir  vu  des  princesses  et  des  reines.  Vous  verriez  véritablement 
une  fiancée  de  Jésus-Christ.  Je  vous  assure  que  c'est  beau. 

Adieu,  très  chère  amie.i 

TOMB  XVII.  —  1913.  s 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 

27  décembre  1875. 

Ma  chère  Léontine,  j'ai  le  cœur  bien  serre'  pour  votre  pauvre 
ami.  Ces  terribles  menaces  sont  déjà  des  coups  accablans.  Je 
pense  à  Job  à  qui  l'on  disait  :  Maudis  Dieu  et  meurs  1  Mais  il  a 
autour  de  lui  des  chrétiennes  résignées  pour  elles-mêmes  qui  lui 
parlent  mieux  :  Bénis  Dieu,  pauvre  frère  et  tu  vivras.  Il  répondra  •. 
fiât;  il  n'a  pas  autre  chose  à  dire.  La  vie  est  un  mauvais  mo- 
ment qui  enfante  l'heureuse  éternité...  Que  Z...  se  tienne  bien 
au  pied  de  la  croix.  C'est  ce  que  je  ne  cesse  de  demander  pour 
lui...  Se  tenir  à  la  croix  vaut  mieux  que  tout.  Demanderons- 
nous  grâce  pour  la  terre  qu'on  déchire  avec  le  soc  de  la  charrue? 
Ilfaut  qu'elle  so't  déchirée  pour  être  ensemencée.  Mais  qu'elle  y 
consente;  que  Dieu  ne  permette  pas  qu'elle  refuse  la  douleur  et 
perde  le  grain.  C'est  ainsi  que  je  m'efforce  de  prier  pour  vous; 
n'oubliez  pas  de  prier  ainsi  pour  moi.  Je  vous  dois  des  nouvelles 
de  moi.  C'est  toujours  la  même  chose  :  pas  de  souffrances,  un 
insurmontable  alanguissement.  Je  suis  détraqué  des  membres, 
de  la  voix,  un  peu  de  la  tête.  Mon  cœur  seul  vivant  est  empêtré 
dans  cette  ruine  qui  souvent  me  semble  consommée.  Je  vis  pour 
faire  semblant  de  vivre  et  pour  gagner  ma  vie  qui  ne  m'intéresse 
plus  et  qui  ne  demande  que  le  repos.  J'aimerais  bien  de  faire  le 
mort,  en  attendant  de  l'être  tout  à  fait. Mais  le  plaisir  de  faire 
le  mort  m'est  interdit.  II.  faut  travailler  sans  appétit  et  sans 
nécessité  pour  soi-même  parce  que  d'autres  en  vivent  très  réel- 
lement. Ce  travail  pour  d'autres,  plus  que  désintéressé  et  plus 
que  fatigant,  serait  plus  méritoire  si  on  voulait  en  avoir  le 
mérite.  Ce  ne  serait  plus  le  mérite  du  laboureur,  ce  serait  le 
mérite  du  blé  :  «  le  blé  voulait  être  mangé.  »  Non,  c'est  Dieu  qui 
veut  que  le  blé  soit  mangé  et  qui  en  a  le  mérite.  Ce  diable  de 
blé  n'est  ni  heureux,  ni  fier  de  sa  vertu.  Il  se  dit  sans  cesse  :  A 
quoi  m'est  bon  qu'on  me  mange,  j'aurais  plus  de  plaisir  à  n'être 
pas?  Véritablement  on  est  surpris  de  toutes  les  bêtises  que 
î'égoïsme  nous  suggère.  C'est  lui  en  définitive  qui  nous  fait 
désirer  la  mort.  Le  plaisir  de  n'être  pas  pour  être  enfin  débar- 
rassé du  déplaisir  de  faire  du  bien!  A  ce  simple  trait  on  voit 
bien  que  ce  n'est  pas  l'homme  qui  a  inventé  Dieu.  Car  Dieu  a 
conçu  de  toute  éternité  la  pensée  d'être  éternellement  le  blé  qui 
nourrit  le  monde,  et  il  s'est  maintenu  dans  cette  pensée  après 
avoir  très  longtemps  expérimenté  l'égoïste  humanité. 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  61 

On  me  dit  parfois  que  je  ressuscite.  Mon  écriture  vous  dit  ce 
qu'il  en  est.  J'écris  assez  vite,  mais  je  ne  suis  pas  maître  de 
former  mes  lettres  comme  je  veux,  ni  d'écrire  gros,  ni  d'écrire 
fin,  ni  d'observer  ce  que  j'ai  conservé  d'orthographe.  C'est  bien 
pire  pour  la  voix.  Je  bégaye,  j'ânonne,  j'oublie  des  mots.  Il  me 
manque  partout  des  rouages  et  tous  mes  rouages  manquent  de 
quelques  dents.  Je  prends  souvent  le  plaisir  de  me  taire.  Il  est 
médiocre;  plus  médiocre  encore  est  le  plaisir  de  ne  point 
voyager.  Que  j'ai  désiré  d'aller  à  Nice!  Un  moment  je  l'ai  espéré. 
Il  a  fallu  défaire  ma  malle,  j'ai  dû  me  résigner  à  être  parrain 
de  ma  petite-fille  par  procuration.  Je  suis  rivé  à  Paris.  J'en  ai 
un  signe.  Le  journal  m'a  poussé  une  voiture  sous  le  derrière. 

Je  n'avais  jamais  souhaité  une  voiture;  la  voilà  tout  de 
même.  Gela  me  fait  l'effet  d'un  corbillard.  La  première  fois  que 
je  me  suis  promené  dans  ma  voiture,  j'ai  appris  qu'on  ne  se  pro- 
mène qu'à  pied. 

J'ai  reçu  hier  votre  chère  lettre.  Je  venais  de  voir  ma  Visi- 
tandine  après  la  longue  abstinence  de  l'Avent.  Tout  ce  temps-là, 
les  parens  jeûnent  de  visites.  Ma  fille  est  présentement  frotteuse., 
J'ai  un  robuste  domestique  qui  se  plaint  beaucoup  de  la  fatigue 
que  lui  donne  le  frottage;  ma  fille  est  moins  forte,  frotte  davan- 
tage et  se  réjouit  de  frotter.  Gela  lui  tient  chaud,  dit-elle.  Oii 
avait  allumé  à  cause  de  moi  une  flambée  dans  le  parloir.  Elle 
regardait  le  feu  à  travers  la  grille.  —  Gomme  c'est  beau,  dit- 
elle,  un  feu.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'en  avais  vu.  Voyez,  papa, 
au  couvent  tout  est  plaisir.  On  aime  à  rencontrer  par  hasard  du 
feu  ;  on  est  content  de  pouvoir  s'en  passer.  —  Est-ce  que  ta  as 
froid!  — Ah!  papal  avec  le  feu  que  j'ai  dans  le  cœur!  —  On  ne 
peut  rien  imaginer  de  bon,  de  beau,  de  fort,  de  gai  et  de  tran- 
quille comme  cet  enfant! 

Adieu,  chère  amie,  votre  lettre  est  pleine  du  parfum  de  la 
bonne  mort.  Mais  cela  ne  me  console  pas. 

Nous  ne  sommes  plus  sur  la  terre  que  pour  nous  consoler 
d'en  partir,  nous  ne  perdons  rien.  Jésus  nous  attend  dans  sa 
maison.  Nous  irons;  nous  y  serons  bien.  Quand  la  poussière  de 
la  route  sera  époussetée,  nous  paraîtrons  devant  le  Roi.  Atten- 
dons patiemment,  regardons  en  face.  Ce  n'est  pas  un  huissier 
qui  viendra  nous  prendre  pour  nous  faire  payer  nos  dettes, 
mais  un  ambassadeur  qui  acquittera  tout.  Mourir,  cela  s'appelle, 
eti  chrétien,  recevoir  le  baiser  du  Seigneur. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Recevez  le  mien,  mon  baiser  de  frère,  très  heureux  et  très 
fier  d'avoir  une  sœur  comme  vous.  Priez  pour  moi  et  tirez-moi. 
Allons  chanter,  sans  fausses  notes,  au  milieu  de  la  canaille  recon- 
naissante et  transfigurée.  J'espère  que  Poquelin  y  sera  avec  ses 
poquelineaux  et  ses  poquelinettes.  Pour  canaille,  il  l'était  cer- 
tainement, le  beau  génie.  Mais  il  disait  en  parlant  des  siens  :  Je 
les  fais  vivre,  je  ne  peux  pas  les  abandonner;  et  il  est  mort  à 
la  peine.  Il  raisonnait  mal,  mais  enfin  il  donnait  un  verre  de 
sueur,  c'est  plus  qu'un  verre  d'eau.  Dites  cela  k  celui  qui  donne 
à  bon  escient  des  verres  de  larmes.  Espérons,  espérons  un  Dieu 
de  miséricorde., 

Dimanche,  23  janvier  1876. 

Quand  je  vous  dis  qu'il  vous  aime,  me  croirez-vous  enfin? 
En  réponse  à  votre  histoire  qui  me  ravit  et  qui  m'enivre, 
écoutez-en  une  autre,  juste  la  même,  mais  un  peu  plus 
ancienne,  car  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'il  avoue  cette  pas- 
sion. Vous  avez  entendu  parler  de  la  femme  qui  vint  le  trouver 
sur  les  frontières  de  Ghanaan.  Qu'allait-Il  faire  là,  en  ce  pays 
étranger?  On  ne  le  savait  pas,  rien  en  apparence  ne  l'y  appe- 
lait. Il  ne  l'a  pas  dit,  mais  on  l'a  deviné.  Il  allait  à  un  rendez- 
vous  d'amour.  Cette  femme  vint;  elle  lui  dit  :  Seigneur,  ayez 
pitié  de  moi  ;  ma  fille  est  cruellement  tourmentée  d'un  démon. 
Il  ne  parut  pas  la  voir.  Ses  apôtres,  bonnes  gens  néanmoins,  la 
reçurent  mal.  Elle  leur  semblait  une  importune,  une  coureuse, 
une  comédienne  peut-être,  et  peut-être  pis,  s'il  y  a  pis.  Tout  ce 
pays  de  Chanaan  était  mal  famé.  Gomme  elle  insistait,  ils  crai- 
gnirent qu'elle  ne  compromît  le  maître.  Déjà  ils  n'avaient  pas 
paru  li'ès  contens  de  la  Samaritaine  qui,  à  vrai  dire,  n'était 
pa.'j  grand'chosc.  lis  dirent  à  Notre-Seigneur  :  Renvoyez-la. 
Noire  Seigneur  fit  semblant  d'entrer  dans  leurs  vues.  Son 
accueil  fut  très  rude.  Il  l'appela  à  peu  près  une  chienne.  On  ne 
doit  pas  donner  aux  chiens  le  pain  des  enfans,  lui  dit-il.  Notez 
cependant  qu'il  était  venu  pour  elle.  Avertie  et  instruite  par 
l'amour,  elle  ne  se  démonta  pas  et  ne  se  fâcha  pas.  —  G'est 
vrai  ;  mais  on  laisse  les  petits  chiens  se  nourrir  des  miettes  qui 
tombent  de  la  table  où  mangent  les  enfans.  Quelle  confiance, 
quel  amour,  quel  besoin  1  —  quelles  paroles  à  faire  pleurer  les 
pierre?!  Et  lai  :  0  femme  1  grande  est  ta  foi.  Qu'il  soit  fait 


LETTRES  DE  LOUIS  VEUILLOT.  69 

comme  tu  désires.  Elle  se  retira  contente,  sa  fille  était  guérie. 
Il  se  retira  content,  ce  qu'il  voulait  faire  était  fait.  Il  reprit  son 
chemin  de  la  croix.  Croyez-vous  que  dans  le  ciel,  auprès  de 
lui,  nous  ne  reverrons  pas  cette  Ghananéenne  avec  la  Sama- 
ritaine, avec  Madeleine  et  le  bon  larron  et  les  autres.  Ces 
amours-là  ne  sont  pas  d'un  instant.  Il  veut  qu'ils  durent  et  les 
fait  éternels. 

Avant-hier,  je  lisais  cette  divine  histoire  dans  un  grand  saint 
qu'elle  a  ravi  avant  nous  et  qui  l'a  contée  avec  tant  de  joie  et  do 
larmes,  il  y  a  près  de  quinze  cents  ans,  que  Dieu  a  voulu  ne 
pas  laisser  périr  son  récit.  C'est  saint  Jean  Chrysostome,  évêque 
de  Constantinople,  admirable  entre  tous.  En  la  lisant  je  son- 
geais à  vous.  Je  voulais  vous  en  écrire,  parce  que  Saint-Jean 
Chrysostome  est  un  des  nôtres,  et  parce  que  votre  foi  est  grande. 
Je  voulais  vous  dire  :  Sachez  de  quel  trésor  Dieu  vous  a 
pourvue,  sachez  ce  que  vous  pouvez  faire,  sachez  combien  il 
vous  aime.  Il  est  venu  pour  vous,  pour  vous  seule  au  pays  de 
Chanaan.  Il  est  venu  vous  dire  non  plus  de  manger  les  miettes 
qui  tombent  sous  la  table,  mais  de  mordre  à  même  le  pain. 
Dans  le  moment  que  je  pensais  cela,  voilà  qu'il  renouvelait  le 
miracle.  11  le  faisait  pour  vous,  pour  Violette,  pour  Bleuet, 
pour  vous  tous,  et  tout  le  ciel  tombait  avec  lui  dans  votre  petit 
coin.  La  table  est  mise,  mes  cnfans,  mangez,  c'est  moi  qui 
paie.  Viens  aussi,  toi,  prodigue  pour  qui  l'on  a  pleuré  en 
m'invoquant  et  qui  pleures. 

0  mon  Roi,  ô  mon  Dieu,  ô  mon  Jésus I  Réjouissez-vous, 
chers  amisi  ne  craignez  pas.  Cela  durera.  Si  le  mal  recom- 
mence, si  le  démon  revient,  vous  recommencerez  et  il  reviendra 
en  Chanaan,  celui  qui  chasse  le  démon. 

Il  reviendra  parce  que  vous  l'appellerez  encore,  et  parce 
qu'il  est  celui  qui  a  ordonné  de  pardonner  septante  fois  sept 
fois.  S'il  ne  pardonne  pas  à  l'enfant,  il  pardonnera  à  vous  qui 
avez  trouvé  grâce  pour  lui.  Il  aime  ceux  qui  veulent  être  justes 
pour  pardonner  au  coupable. 

Adieu.  Lisez-moi  comme  vous  pourrez.  Ma  main  est  mau- 
vaise tant  qu'elle  peut,  mais  je  suis  très  heureux  parce  que  je 
vois  luire  dans  le  ciel  la  main  divine  du  pardon.  Je  vous  aime  tous.i 

Merci,  merci  de  cette  adorable  matinée. 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


21  févi'ier  1876. 


Ma   chère  amie,    l'autre   jour,    j'ai   vu   paraître   chez   moi 
l'ancien  Duprez  de  l'Opéra,  avec  quelques  musiques  de  sa  façon, 
qu'il  veut  offrir  au  Saint-Père.  J'étais  à  cent  lieues  de  penser  à 
lui,  que  je  n'ai  vu  qu'une  fois  il  y  a  des  milliers  d'années,  en 
sorte  que  son  nom  ne  m'a  pas  fait  tomber  à  la  renverse.  Mais  le 
brouillard  s'est  dissipé  et  nous  avons  échangé  les  complimens 
et  les  extases  que  se  doivent  des  gens  d'esprit.  Vous  m'avez  dit 
un  jour  que  vous  me  trouviez  bon  comédien,  ce  qui  ne  m'a  pas 
surpris,  sachant  déjà  par  la  Bible  que  tout  homme  est  menteur. 
Je   me  suis  surpassé,  et  lui  se   surpassant  m'a  trouvé  «  beau 
comme  le  jour,  »  ce  qui  ne  m'a  d'ailleurs  nullement  empêché 
de  croire  à  la  sincérité  de  notre  Rosalie.  Ce  Duprez  en  retraite 
a  de  la  vie  tant  qu'il  en  peut  porter,  de  la  graisse  un  peu  plus 
et  de  la  religion  tout  juste,  mais  assez  cependant  (selon  lui)  pour 
son  âge,  pour  sa  graisse  et  pour  sa  belle  renommée.  Somme  toute 
il  m'a  semblé  bonhomme,  quoique  trop  attaché  à  la  bagatelle. 
Vous  pensez  bien  que  la  conversation   n'a  guère   tardé  à 
rouler  sur  vous.  C'est  moi  qui  l'avais  amenée  là.  Vous  êtes  ma 
gloire.  Je  me  pare  de  vous  devant  les  illustres  pour  leur  montrer 
que  je  ne  suis  pas  rien,  ni  un  monstre.  Il  est  parti  en  anec- 
dotes. Un  jour  vous  lui  avez  dit  :  Ah!  ça,  tu  sais  :  j'ai  une  reli- 
gion, moi,  la  vraie,  la  bonne,  et  je  la  pratique,  tandis  que  toi... 
Et  là-dessus,  vous  lui  fîtes  un  pied  de  nez,  avec  la  révérence. 
Ce  sermon   n'est  pas  de  saint  Jean  Ghrysostome,  ni  même  de 
Bourdaloue.  Il  est  bon  néanmoins  et  très  suffisant  pour  l'audi- 
toire. Duprez  n'a  pas  laissé  de  s'en  souvenir.  Je  m'en  souviens 
aussi.  Je  l'ai  fait  plus  d'une  fois.  Il  est  dans  notre  destinée  de 
nous  rencontrer.  Seulement,  votre  pied  de  nez  devait  avoir  plus 
de  grâce  que  le  mien.  Je  veux  que  cette  anecdote  vous  amuse 
comme  elle  m'a  amusé. 

Votre  petite  dernière  m'a  charmé  par  toutes  sortes  de  rai- 
sons. J'ai  admiré  la  liberté  de  votre  esprit  et  celle  de  votre 
écriture.  Tous  deux  volent.  Quant  à  l'écriture,  je  n'en  suis  pas 
là.  Mais  ne  vous  épouvantez  pas.  Un  médicament  que  j'ai  pris 
ce  matin  me  met  à  l'envers.  Je  tremble  comme  un  candidat,  ou 
plutôt  je  tremblais,  car  cela  passe  un  peu.  Au  fond,  je  crois 
que  je  vais  mieux.  Je  n'ai  reçu  de  cette  longue  épreuve  que 
du    bien.   Je    me   trouve    moins  impatient,    moins    sur    ma 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  71 

bouche,  je  dis  mieux  les  Ave  Maria.  Ora  pro  nobis  peccatoribus , 
mine  et  in  liora  mortis  nostrael  Ohl  que 'cela  est  beau  et  fait 
penser  aux  amisl  Adieu,  très  chère  et  très  chers.  —  Vous  me 
consolez  d'être  électeur.; 


Paris,  28  février  1876. 

Quelle  bonne  idée,  très  chère  amie,  de  m'envoyer  cette 
prière  du  P.  GroisetI  Je  ne  la  connaissais  pas;  elle  est  admirable 
et  pleine  d'actualité.  Je  vais  l'apprendre  par  cœur,  et  tout  me 
porte  à  croire  que  je  la  dirai  au  moins  une  fois  par  jour.  J'en 
sais  une  autre  très  bonne  aussi  que  je  débite  par  lots  de  cin- 
quante ou  cent  dans  les  vingt-quatre  heures  :  Ora  pro  nobis 
peccaloribiis.,  niinc  et  in  hora  mortis  nostrœ.  Mais  cela  est  pour 
tout  le  monde  ;  la  votre  entre  mieux  dans  mes  cas  particuliers 
qui  sont  nombreux.  Elle  exprime  la  réalité  et  le  pourquoi  de  la 
mort.  Et  puis  elle  vient  de  vous. 

J'ai  vu  le  P.  Marie-Gabriel  de  Lérins,  avec  la  lettre  de  Z..., 
Il  m'a  fait  entrevoir  que  l'enfant  prodigue  reprendrait  la  mer., 
J'en  gémis  pour  lui,  pour  son  père  et  pour  vous.  Puisque  le 
diable  s'obstine,  il  faut  s'obstiner.  Dieu  ne  cesse  pas  de  vous 
aimer  et  ne  cessera  pas  de  vous  obéir.  Il  fait  la  volonté  de  ceux 
qui  le  craignent.  C'est  lui  qui  l'a  dit  et  qui  l'a  fait  écrire  pour 
que  nous  ne  l'ignorions  pas.  Espérez  contre  l'espérance.  Ce  bon 
ours  nous  a  écrit  une  belle  lettre.  Je  vous  remercie  de  me  l'avoir 
communiquée.  Les  éLoiles  chantent  Dieu,  même  celles  du 
théâtre.  Mais  celle-là  est  un  orchestre  plutôt  qu'une  étoile  et  n'a 
jamais  été  aussi  étoile  qu'à  présent.  Depuis  longtemps  je  lui 
dois  une  lettre,  elle  l'aura,  mais  je  suis  paresseux  à  cause  de  ma 
main  et  de  mes  besognes  toujours  grandissantes. 

Votre  lettre  est  venue  très  à  propos  pour  me  désassoupir. 
Elle  m'a  fait  l'effet  d'une  bonne  grosse  réjouie,  très  vaillante, 
très  enlevée  et  très  enlevante.  Si  j'avais  pu  me  jeter  tout  de 
suite  sur  ma  plume,  je  vous  aurais  assommée  de  grosse  écriture 
au  gros  sel.  Ce  pauvre  faiseur  de  musique  sacrée  me  semblait  si 
drôle  dans  ce  moment-là.  Mais  j'ai  dû  entendre  la  messe,  lire 
les  journaux  et  recevoir  la  pluie.  Adieu  l'humeur  joviale  I  Je  me 
retrouvais  électeur  français  et  bon  à  noyer  dans  mes  splendides 
é^îouts  parisiens.  Sur  ce,  je  vous  cache,  madame,  un  objet 
odieux  qui  n'a  plus  rien  d'aimable  et  qui  n'est  qu'amoureux. 


72 


BEVUE    DES    DEUX   MONDES; 


29  mars  1876. 


Hélas  I  je  n'ai  pas  du  tout  ronflé,  ma  très  chère  amie,  au 
contraire.  En  plein  jour,  dans  mon  lit,  j'ai  geint.  Il  me  sem- 
blait avoir  dans  la  jambe  quelque  mauvais  diable  qui  faisait 
joujou  avec  mes  nerfs.  Qu'est-ce  que  cela?  Quelle  plaisanterie 
originale,  mais  détestable?  Je  n'ai  jamais  éprouvé  rien  de 
pareil!  J'ai  fini  par  m'informer.  C'était  la  goutte.  Je  n'y  pou- 
vais croire.  Comment,  la  goutte?  Je  suis  vieux,  c'est  vrai.  Mais 
je  ne  suis  ni  vieux  soldat,  ni  vieux  riche,  ni  vieux  gourmand,  ni 
vieil  ivrogne.  C'était  la  goutte  pourtant.  On  m'a  dit  qu'elle  prend 
même  les  vieux  sobres,  même  les  vieux  pauvres,  même  les 
vieux  platoniques,  et  qu'enfin  elle  m'avait  pris.  — Mais,  docteur, 
vous  voulez  rire.  Il  y  a  à  peine  cinquante  ans  que  je  faisais 
queue  à  la  porte  du  théâtre  Madame,  pendant  des  heures,  pour 
voir  Yelva.  Je  m'en  souviens  comme  d'hier.  J'avais  dîné  d'un 
pain  de  deux  sous  et  d'une  pomme,  je  ne  pouvais  pas  même 
ajouter  à  cet  ordinaire  un  verre  de  coco.  Où  voulez-vous  que  la 
goutte  ait  pu  me  prendre?  Jamais  personne  ne  s'est  tenu  plus 
loin  d'elle.  —  Toujours  est-il  que  vous  l'avez;  mais  elle  est 
bénigne,  très  bénigne,  et  j'espère  qu'elle  vous  fera  du  bien.  — 
Il  est  vrai  qu'elle  m'a  presque  laissé  après  huit  jours  de  caresses, 
dont  les  trois  premiers  seulement  ont  inquiété  mon  ignorance.- 
Après  cela,  elle  est  partie  lentement.  Seulement,  elle  semble  me 
dire  :  Je  reviendrai;  et  me  voilà  goutteux.  Je  me  suis  vu  le 
pied  voilé  d'une  prodigieuse  pantoufle,  la  jambe  étendue  sur 
une  chaise,  comme  dans  les  gravures  anglaises.  Je  voulais 
fermer  le  poing  et  lâcher  quelque  honnête  juron  anglais,  pour 
compléter  la  ressemblance.  Quelle  situation  pour  un  amoureux 
d'Yelval  II  me  semble  qu'un  amoureux  d'Yelva  peut  tout  au 
plus  être  affaissé  dans  un  fauteuil,  avec  le  bras  en  écharpe,et 
que  lu  goutte  cachée  sous  cette  monstrueuse  pantoufle  n'a  nul- 
lement la  poésie  dont  Scribe  revêt  ses  belles  inspirations.  Néan- 
moins, je  pensais  tout  de  même  à  Yelva,  et  je  la  voyais  avec 
quelque  plaisir,  m'apportantune  prière  pour  la  bonne  mort.  Ainsi 
je  rétablissais  le  tableau  plus  sérieux  et  plus  touchant  que  Scribe 
ne  l'avait  tracé.  C'est  le  gros  Duprez  qui  devrait  avoir  la  goutte.i 

Voilà  mes  nouvelles.  Elles  ne  sont  pas  mauvaises,  puisque, 
sans  être  morts,  nous  ne  manquons  pas  de  bonnes  intentions  de 
bien  mourir.  J'ai  profité  de  ma  goutte  pour  réciter  beaucoup  d'Ave 


LETTRES  DE  LOUIS  VEUILLOT.  73 

Maria,  en  union  avec  vous  et  la  guerroyante  et  charmante  Rosalie  ; 
car  au  bout  du  compte  nous  ne  laissons  pas  d'être  guerroyans  et 
charmans.  Qu'importent  les  maladies  et  les  anne'es  I  Ces  aventures 
regardent  des  carcasses  et  des  guenilles  qui  ne  sont  pas  nous. 
Nous,  nous  sommes  jeunes,  brillans;  nous  avons  des  habits  déplus 
en  plus  blancs,  de  plus  en  plus  neufs,  et,  suivant  les  pas  de  notre 
Christ,  nous  avançons  en  chantant  vers  l'e'ternelle  vie.  Qu'il  est 
doux  de  prier,  de  pleurer,  d'espérer,  de  sentir  que  déjà  tant 
d'orages  sont  passés  pour  jamais  ;  que  nous  ne  ferons  plus  queue 
à  la  porte  de  M.  Scribe,  que  les  quinquets  ne  fumeront  plus,  que 
nous  ne  chanterons  plus  faux,  que  tant  de  vaines  attentes  sont 
passées,  que  nous  ne  serons  plus  les  jouets  de  ces  néans  I  Plus 
de  faux  plaisirs,  plus  de  fausses  larmes  ;  nous  marchons  enfin 
vers  quelque  chose  que  nous  ne  manquerons  pas,  que  nous  ne 
regretterons  pas,  que  nous  ne  perdrons  pas.  Tout  ce  que  Dieu 
voudra,  quand  il  voudra,  comme  il  voudra.  Amen,  amenl  et 
après,  Y  Alléluia  qui  ne  finira  plus.  Pensez-vous,  chère  amie,  à 
ce  que  nous  avons  pu  désirer  de  plus  beau  dans  notre  ignorance 
ancienne?  Ce  n'était  jamais  que  du  Scribe  à  perpétuité.  Grand 
Dieu,  si  nous  avions  été  pris  au  mot,  comme  déjà  nous  nous 
trouverions  bêtes  1  Le  seul  souvenir  en  serait  insupportable  dans 
le  ciel,  il  empoisonnerait  la  béatitude.  Mais  Dieu  a  la  puissance 
d'oublier,  et  il  nous  communiquera  ce  privilège.  Avec  la  vie  de 
ce  monde,  les  pardonnes  laisseront  tout  souvenir  de  la  vie.i 
Aussitôt  purifiés,  nous  serons  nés  de  nouveau,  nous  nous  senti- 
rons absolument  neufs,  absolument  purs,  nous  ne  nous  souvien- 
drons pas  d'avoir  rougi.  Une  joue  qui  n'aura  point  porté  de  fard, 
des  doigts  qui  n'auront  point  été  tachés  d'encre,  des  lèvres  qui 
n'auront  chanté  que  des  paroles  de  Dieu!  Violette  et  Luce  ne 
sauront  pas  que  nous  avons  senti  mauvais,  et  nous  non  plus, 
nous  nele  saurons  pas,  et  Jésus  et  Marie  eux-mêmes  ne  le  sauront 
pas. 

Ma  chère  Lucel  je  ne  l'ai  pas  vue  et  je  ne  la  verrai  pas  de 
tout  le  Carême.  Hier,  j'ai  passé  auprès  de  sa  porte,  j'ai  vu  le 
dôme  de  la  chapelle.  Rien  qu'à  cette  ombre,  je  sentais  un  air 
plus  chaud  et  plus  pur.  Il  ne  faut  pas  dire  que  c'est  une  imagi- 
nation. Positivement  l'air  est  meilleur  là,  on  s'y  porte  mieux. 
Ces  maisons  oii  le  nom  de  Jésus  se  prononce  plus  et  mieux 
qu'ailleurs,  sont  de  grands  ventilateurs  qui  assainissent  l'atmo- 
sphère. Si  ces  maisons  tombaient,  comme  le  veulent  les  imbé-^ 


r 


74  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ciles  méchans  qui  régnent  dans  Paris,  nous  aurions  la  peste  et 
ils  en  crèveraient. 

Ma  colonelle  Agnès  est  dans  sa  garnison  d'Auxerre,  toujours 
contente  de  son  bon  soldat  qui  lui  a  appris  à  l'appeler  son 
«  vieux  rig.  »  Elle  prend  du  chic,  mais  sans  rien  perdre  de  sa 
délicieuse  fraîcheur.  C'est  une  e'toffe  solide  et  de  bon  teint. 
Agnès,  troupière  finie,  arrivera  au  ciel  avec  une  odeur  de  corps 
de  garde  où  Jeanne  d'Arc  ne  blâmera  rien. 

Adieu,  chère  amie.  Il  est  temps  que  j'aille  au  journal  et  que 
je  vous  débarrasse.  Parce  que  je  vous  aime  extrêmement,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  que  je  vous  ennuie  démesurément.  Ni 
la  goutte,  ni  la  tendresse  n'ont  le  droit  d'assommer  les  palpita- 
tions de  cœur  et  la  vertu.  Me  trouvez-vous  assez  coquet?  J'ai 
toujours  été  comme  cela.  Il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  mon 
ami  Perrin,  directeur  du  Théâtre-Français  (mon  ami  d'enfance, 
s'il  vous  plaît),  m'appelait  un  gros  grêlé,  mais  gracieux.  La  mère 
François  qui  l'aimait  bien  et  qui  lui  donnait  volontiers  à  dîner, 
l'appelait:  mon  ami  le  calorgne,  parce  qu'il  louchonnait  d'un  œil. 

16  mai  1876. 

Mon  amie  intime,  que  n'étiez-vous  ici  samedi  en  chair  et 
en  os!  J'ai  assisté  à  la  profession  de  Marie-Luce.  La  voila  reli- 
gieuse définitivement.  Je  le  savais  bien,  c'est  fini.  Tout  jusque-là 
n'avait  été  que  la  maladie.  A  présent,  c'est  la  mort.  J'en  suis 
bien  aise.  C'est  beau,  c'est  bon,  c'est  heureux,  c'est  saint;  mais 
que  c'est  amer  à  travers  tout  cela  !  Il  y  a  plusieurs  cérémonies 
très  belles  et  d'un  grand  sens.  Je  les  ai  suivies.  Il  n'y  a  pas  à 
dire,  elles  sont  dures  pour  un  pauvre  bourgeois.  L'agonie  a 
duré  huit  jours.  Elle  a  commencé  par  faire  son  testament.  Avec 
quelle  hâte  et  quelle  plénitude  elle  s'est  débarrassée  de  tout  ! 
Quels  dons  charmans  et  pleins  de  cœur  elle  s'est  hâtée  de  faire  I 
Tous  mes  serviteurs  anciens  et  nouveaux,  tous  les  siens,  même 
ceux  qui  ne  l'avaient  pas  connue  et  ceux  qui  l'avaient  oubliée 
ont  été  l'objet  de  son  souvenir.  Je  veux,  disait-elle,  qu'on  se 
réjouisse  dans  la  maison  de  mon  père.  Elle  a  voulu  que  je  fusse 
son  héritier.  J'ai  accepté,  mais  j'ai  fait  comme  elle  et  je  n'ai 
pas  gardé  un  liard.  En  un  clin  d'œil  elle  a  jeté  par  la  fenêtre 
plus  de  200  000  francs,  ne  réservant  pour  elle  que  sastricte  dot. 

Cela  fait,  elle  s'est  préparée  à  mourir  avec  une  grande  joie.- 
Elle  a  fait  ses  vœux.  Elle  a  chanté  en  connaissance  de  cause 


LETTRES    DE    LOUIS    VEUILLOT.  75 

quelques  phrases  sublimes  qui  peignent  la'vie  qu'elle  a  choisie, 
et  l'évèque  lui  a  dit  :  Vous  êtes  morte  au  monde  et  à  vous 
même.  Ensuite  on  l'a  couchée  sous  le  drap  mortuaire,  on  a  fait 
les  prières  des  morts,  on  a  jeté  l'eau  bénite  et  c'a  été  fini.  A 
présent  je  puis  prendre  le  deuil,  ma  fille  n'est  plus  :  cette 
aimable  Luce,  si  bonne,  si  intelligente,  si  aimable,  cette  lumière 
de  mes  yeux,  cette  joie  de  mon  cœur.  Quand  je  vois  le  tom- 
beau, il  ne  me  reste  qu'à  dire  Amen!  Je  l'ai  dit.  Ahl  que  j'étais 
sous  le  pressoir  I  Mais  je  voyais  ce  vin  très  pur  s'échapper  de 
la  pauvre  grappe  foulée,  et  je  savais  bien  que  je  devais  rendre 
grâce.  Je  sens  que  j'y  viendrai,  que  Dieu  est  bon,  que  je  serai 
content.  Seulement  il  n'y  a  encore  que  deux  jours.  Je  ne  suis 
encore  qu'un  marc  humide  de  pleurs  et  il  me  semble  que  ces 
pleurs  sont  du  sang. 

Adieu,  ma  chère  amie.  Vraiment,  je  n'en  puis  plus  et  je 
n'aurais  pas  dû  vous  écrire  aujourd'hui. 

28  mai  1876. 

Mon  amie  Léontine  très  chère,  Alexis  bien-aimé  et  vous 
Bleuet  très  bleu  de  ciel,  salut  en  Notre-Seigneur. 

J'ai  reçu  votre  lettre  en  deux  volumes.  Je  suis  fâché  de  vous 
coûter  tant  de  timbres,  mais  je  ne  m'en  plains  pas  et  je  ne  vous 
plains  pas.  Le  plaisir  de  m'écrire  et  le  plaisir  de  vous  lire  valent 
bien  50  centimes  et  même  plus,  et  je  trouve  que  la  République, 
qui  ne  tient  pas  à  faire  plaisir  aux  honnêtes  gens,  devrait  leur 
faire  payer  celui-là  plus  cher  car  il  est  vraiment  exquis.  Selon 
moi,  nous  formons  un  tripot  de  pauvres  diables  affligés  de 
divers  rhumes  et  rhumatismes,  infiniment  plus  heureux  qu'on 
ne  devrait  l'être  en  ce  temps-ci.  Certes,  je  ne  changerais  pas 
avec  tous  ces  présidens,  ministres  et  rois  qui  s'imaginent  gou- 
verner le  monde.  C'est  bien  vrai  qu'ils  nous  font  aller,  mais  ils 
ne  nous  gouvernent  pas.  Toutes  sortes  d'autres  choses  nous 
font  aller;  mais  c'est  nous-mêmes  qui  nous  gouvernons  avec  la 
sagesse  très  haute,  très  fine  et  très  forte  que  le  bon  Jésus  nous 
donne,  de  telle  manière  que  ces  gens  et  ces  choses  qui  nous 
font  aller  nous  mènent  au  ciel  oij  ils  ne  veulent  pas  que  nous 
allions.  Voilà  un  excellent  tour  et  tout  est  infiniment  plus  bète 
que  nous.  Car  le  ciel  étant  bon,  le  chemin  du  ciel  est  agréable 
et  doux.  —  Oui,  disent  les  hommes  et  les  choses,  tu  le  crois; 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  tu  tousses,  mais  tu  geins,  mais  tu  t'embêtes.  —  Imbéciles, 
je  geins  et  je  tousse;  mais  si  je  m'en  arrange?  Je  m'embête, 
c'est-k-dire  vous  voulez  m'embêter  et  vous  y  parvenez  quelque- 
fois, parce  que  je  ne  puis  toujours  m'empêcher  de  vous  voir, 
mais  enfin  ça  m'est  égal,  et  si  enfin  je  suis  content  d'avoir  de 
nouvelles  raisons  de  fuir  dans  un  pays  où  vous  ne  viendrez  pas? 
Là-dessus  ils  ne  savent  que  dire  et  les  voilà  quinauds.  Donc, 
mes  amis,  vive  la  joie  !  Tout  ce  qui  nous  fait  aller  ne  nous 
empêchera  pas  de  nous  en  aller.  Nous  vivons  de  cette  espérance, 
et  nous  rencontrons  encore  bien  des  petites  fleurettes  comme 
vous  moi  et  moi  vous,  qui  ne  laissent  pas  d'avoir  leur  prix. 
C'est  un  fameux  plaisir  de  se  dire  bonjour  et  de  se  donner  la 
main  en  passant,  de  se  montrer  quelque  présent  qu'on  a  reçu 
de  Jésus,  desavoir  certainement  qu'on  en  recevra  de  plus  beaux, 
qu'on  se  retrouvera,  qu'on  renaîtra,  d'entrevoir  ce  que  sera  le 
ciel  par  ce  premier  aperçu  des  gens  qui  l'habiteront.  Ahl  grand 
Dieu  !  des  gens  qui  dès  ce  monde  ont  de  l'esprit  et  du  cœur, 
qui  commencent  à  concevoir  Jésus  et  à  l'aimer,  et  qui  en 
conséquence  supportent  les  rhumes  et  les  gouvernemens.  Je 
vous  dis  que  nous  sommes  des  coquins  trop  heureux,  et  je 
vous  embrasse  encore  en  attendant  de  vous  embrasser  toujours 
dans  le  cœur  large  de  Jésus. 

P. -S. —  Chère  Léontine,  ma  sœur  Marie-Luce  a  reçu  votre 
souvenir,  votre  désir  et  vos  prières.  Vos  prières  seront  dans  son 
livre,  si  elle  obtient  la  permission  de  les  loger  là,  comme  c'est 
bien  supposable.  Elles  y  resteront  un  an.  Après,  pour  ne  pas 
rompre  le  vœu  de  pauvreté  et  pratiquer  le  détachement  du 
monde,  tout  s'en  ira  du  livre  et  passera  à  un  autre.  Gela  vous 
donne  une  petite  vue  du  métier.  Une  visitandine  n'a  rien  à  elle, 
que  Jésus,  mais  elle  a  Jésus  tout  entier., 

Louis  Veuillot. 


ESQUISSES  MAROCAINES 


PAYSAGE  ET  RELIGION 


II  (1) 


I 

Le  voyageur  qui  vient  d'Europe  et  débarque  pour  la  pre- 
mière fois  en  un  port  du  Moghreb  est  longtemps  captivé  par  un 
charme  de  curiosité  nonchalante.  S'il  est  venu  dans  la  jolie 
saison  printanière,  il  regarde,  il  respire,  c'en  est  assez  pour 
être  heureux.  Supposons-le  tout  simplement  à  Tanger,  la  ville 
méprisée  du  Marocain  de  l'intérieur,  comme  souillée  par  la 
présence  et  par  les  innovations  des  chrétiens.  Il  y  sera  aussi 
à  même  qu'ailleurs  d'observer  les  premiers  caractères  d'un 
monde  qui  lui  est  nouveau  et  longtemps  lui  demeurera  étran- 
ger. Ses  premières  impressions  seront  toutes  physiques.  La 
plage  est  dorée,  la  mer  est  un  ciel  de  lumière.  Par-dessus  les 
tristes  haies  de  broussailles  mortes  qui  enclosent  les  jardins 
passent  les  bras  lisses  des  figuiers.  Ils  portent  comme  des 
mains  prêtes  à  s'ouvrir  les  bouquets  non  dépliés  de  feuilles 
nouvelles  :  les  fleurs  de  cire  sur  les  orangers  se  dilatent  et  on 
entend  dans  les  effluves  chauds  le  petit  craquement  de  leurs 
corolles.  Elles  cèdent  et  s'ouvrent  aux  rayons  pénétrans.  Il  y  a 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  septembre  1912. 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  les  troncs  secs  des  arbres,  dans  le  sol  maigre  où  les  fleurs 
à  courtes  tiges  font  des  tapis  sous  les  pas,  comme  une  brève 
germination  de  bonheur.  C'est  amusant  de  regarder,  de  boire 
l'air  plein  d'allégresse,  d'aller  «  à  la  Marine  »  où  les  bateliers, 
debout  sur  les  barcasses,  poussent  les  cris  rythmés,  les  «  han  I 
han  !  »  que  suit  l'élan  des  grandes  rames.  Les  portefaix  courent 
jambes  nues,  pieds  nus,  tous  du  même  pas  rebondissant,  de  la 
ville  au  port.  Par  l'ouverture  de  la  djellab  on  voit  le  halète- 
ment des  torses  bruns  et  luisans.  Dans  les  petites  ruelles,  sur 
la  grande  place  du  Socco,  les  âniers  lèvent  leurs  bâtons  et  voci- 
fèrent :  ,les  chameliers  plus  calmes,  résignés  de  longue  date 
au  pas  invariable  des  grandes  bètes  indolentes,  prennent  cette 
démarche  assoupie  que  semble  régler  un  automatisme  ancien. 
Les  processions  de  femmes  vont  et  viennent  toujours  de  leurs 
maisons  aux  fontaines,  aussi  blanches,  aussi  muettes,  aussi 
tristes  que  si  des  légions  de  mortes  s'étaient  levées  des  sépul- 
cres. Mais,  sur  la  tête  droite,  le  bras  soutenant  le  grand  vase  de 
grès  rougeâtre,  révèle  la  vie  et  la  beauté.  Le  soir,  quand  le  cré- 
puscule vient  jeter  la  mort  sur  l'exaltation  du  ciel  enflammé,  les 
yeux  s'habituent  à  voir  assis  ou  debout  sur  les  tertres  nus  des 
cimetières,  les  groupes  indistincts  d'hommes  et  de  femmes  qui 
viennent  régulièrement  offrir  le  miroir  docile  de  leurs  yeux, 
de  leurs  âmes,  aux  rougeoiemens  du  soir,  à  la  tristesse,  au 
silence  de  la  nuit  qui  descend.  Ce  sont  de  vrais  fantômes  blancs 
du  soir.  Les  enfans,  avec  leurs  yeux  de  feu,  leurs  petites 
robes  brillantes,  ont  la  nonchalance  joueuse  des  bêtes  à  bon 
Dieu  qui  se  lustrent  le  dos  au  soleil  et  puis,  percevant  le  froid 
et  l'ombre,  disparaissent  et  se  retirent  dans  les  lézardes  des 
murs. 

Longtemps  on  regarde  cette  humanité  sans  s'intéresser  à 
autre  chose  qu'à  la  voir.  C'est  comme  un  tableau  vivant  créé 
par  un  artiste  supérieur  qui  a  si  étroitement  lié  l'homme  au 
paysage  et  le  paysage  à  l'homme  que  l'un  devient  l'achèvement 
et  presque  l'expression  de  l'autre.  La  nature  a  fait  tranquil- 
lement son  œuvre,  et,  primant  de  sa  force  souveraine  l'énergie, 
la  conscience  et  la  raison,  elle  a  modelé  l'homme,  sans  hâte,  à 
son  image.  Le  chemin  de  sable  jaune  bordé  des  raidesaloès  est 
triste,  les  yeux  se  fatiguent  des  sèches  colonnes  des  palmiers. 
Mais  qu'une  femme,  entre  ces  colonnes,  sur  le  chemin  doré, 
apparaisse,  statue  vivante,  ensevelie  dans  le  haïk  qui  a  la  gri- 


ESQUISSES    MAROCAINES.  79 

saille  rugueuse  et  le  poids  de  la  pierre,  Taccord   est  immédiat 
et  l'esprit  est  content. 

Ainsi  à  tout  moment  le  tableau  se  fait  et  se  défait.  Le  hasard 
le  compose.  La  plaine  est  uniforme  et  pauvre,  les  petits  villages 
misérables  sont  tous  pareils  et  tous  les  êtres  se  ressemblent. 
Dans  la  cadence  régulière  du  temps  les  générations  se  succèdent 
sans  changement,  comme  les  moissons  dans  les  champs.  L'ani- 
mation   d'une    petite    ville    arabe,    des    villages    identiques   a 
quelque  chose  de   l'animation  k  la  fois  inconsciente  et  réglée 
d'une  ruche  ou  d'une  fourmilière.  Rien  de  plus  simple,  de  plus 
rudimentaire   que  ce  renouvellement   de  vies  ignorantes  qui, 
ajoutant  chacune  un  anneau  à  la  chaîne  des  âges,  s'enroulent 
elles-mêmes  dans  cette  chaîne,  sans  avancer  d'un  pas,  les  yeux 
toujours  fixés  sur  le  même  horizon.  Dans  ces  longues  plaines 
onduleuses,  dans  les  masures  des  petites  villes,  combien  d'êtres 
couchés  à  la  belle  étoile,  le  soir,  collés  au  flanc  chaud  des  cha- 
meaux assoupis,  qui  se  souviennent  h  peine  du  passé  et  ne  pré- 
voient rien  de  l'avenir!  Plus  l'homme  est  simple,  pauvre,  dénué 
d'initiative  et  d'ambition,  véritable  enfant  de  sa  mère  la  terre 
qui,  inconsciente  elle-même,  le  porte  vivant  et  puis  mort,  plus 
il  nous  touche  et  nous  semble  exprimer  dans  ses  élémens  les 
plus  vrais   le  problème  même   de  la  vie.  Son   âme   est  neuve 
comme  le  sable  de  la  plage  oii  des  pas  pressés  ou  las  s'étaient 
inscrits,  que  le  flot  a  lavés  et  qui  n'ont  point  laissé  de  trace. 
On  ne  peut  le  définir  ni  par  la  race  à  laquelle  il  appartient,  ni 
par  le  métier,  ni  par  la  distinction  d'une  classe  sociale.  D'un 
pays  musulman  à  un  autre.  Musulman  pauvre  de  Syrie,  d'Egypte, 
de  Barbarie  ou  du  Maroc,  il  est  à  peu  près  le  même  pour  nos  yeux. 
Rural,  il  a  vécu  sur  les  terres  chaudes,  au  bord  dessables  dorés, 
il  a  mené  ses  chèvres,  ses  bœufs  dans  la  sécheresse  épineuse  des 
lentisques  et  fait  danser  sa  barcasse   sur  la  mer.  Citadin  des 
petites  villes,  il  a   grandi   dans  l'ombre  des  ruelles,  et  demi- 
couché  sur  les  nattes  des  petites  échoppes  où  il  tisse  les  laines 
mousseuses,  les  soies  lustrées,  aligne  les  babouches  jaunes  ou 
frappe  éternellement  de  son  petit  marteau  les  plateaux  de  cuivre., 
Il  ne  connaît  de  la  vie  que  les  variations  du  jour  et  des  saisons.; 

Passez-vous  en  effet  d'un  pays  musulman  à  un  autre,  reve- 
nez-vous après  de  longues  années  d'absence,  c'est  toujours  le 
même  tableau  vivant.  L'enfant  qui  s'ébattait  dans  le  sable  sous 
le  figuier  et  courait   après  les  lézards,  le  voilà  qui  manie   les 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandes  rames  en  faisant  aussi  han  I  han  I  sur  les  barcasses,  ou 
bien  c'est  lui  qui  descend  attelé  au  timon  avec  son  compagnon, 
courant  du  même  pas  rebondissant  dont  le  rythme  est  resté 
dans  votre  mémoire.  C'est  le  même  rire  des  dents  blanches,  le 
même  torse  haletant.  Et  les  grandes  caisses  d'œufs  sont  toujours 
pendues  au  timon.  La  fillette  qui  vous  riait  autrefois  passera 
près  de  vous,  voilée,  muette  sous  le  haïk  sépulcral  qui  recou- 
vrait sa  mère.  Sur  les  tertres  du  cimetière  vous  croirez  voir  le 
soir  les  fantômes  vus  autrefois,  vêtus  des  mêmes  suaires,  dociles 
à  l'appel  de  la  nuit.  Les  âges  de  la  vie  se  sont  succédé  sans 
heurts  ni  résistance.  C'est  la  régularité  des  saisons  :  le  prin- 
temps, l'été,  l'automne,  la  mort  et  puis  encore  le  printemps. 
Ce  que  nous  en  percevons  nous  laisse  la  même  sensation  que 
l'écoulement  silencieux  du  sable  dans  le  sablier.  On  écoute, 
mêlés  au  chant  des  grillons,  les  clairs  jasemens  des  jeunes 
femmes  assemblées  autour  des  fontaines,  comme  on  écoute  des 
ramages  d'oiseaux.  C'est  le  même  intarissable  trille  de  rossi- 
gnol, qui  recommence  à  la  saison  d'amour.  Et  quand  les  vieilles 
femmes  édentées,  accroupies  sur  les  nattes,  se  disputent  d'un 
gourbi  à  l'autre,  on  pense  aux  jacassemens  énergiques  des  pies 
querelleuses,  trop  vieilles  pour  quitter  leurs  tristes  nids.  Le 
vieillard  dans  ses  haillons  ouverts  sur  la  sécheresse  noueuse  de 
son  corps,  penché  sur  son  bâton  et  qui  tend  sa  sébille,  a,  men- 
diant, la  majesté  mélancolique  d'un  arbre  dépouillé  de  fruits, 
de  feuilles,  blessé  dans  la  moelle  de  sa  vie  et  qui  va  périr. 
Combien  de  fois,  engourdis  nous-mêmes  dans  le  charme  des 
pays  arabes,  avons-nous  exalté  l'immobilité  musulmane,  le 
mutisme  musulman,  combien  de  fois  en  avons-nous  célébré 
la  gravité,  le  charme  noble  !  Nous  y  retrouvons  la  même  impres- 
sion que  nous  donnent  les  calmes  forêts  où  tout  s'accorde  et 
concorde.  C'est  le  silence  et  l'harmonie  d'une  humanité  qui  n'a 
pas  la  parole,  où  l'esprit  n'a  pas  contrarié  la  nature,  encore 
parente  des  bêtes  dont  les  beaux  yeux  étincelans  de  vie  et  de 
passion  sont  pleins  des  mystères  d'un  monde  qu'ils  reflètent  sans 
le  connaître.  Oui,  on  est  «  pris,  »  dans  ce  charme  de  silence  et 
d'accord  entre  les  hommes  et  les  choses  ;  on  le  subit  sans  penser, 
sans  raisonner,  pendant  les  longs  jours  de  voyage  où  rien  n'ar- 
rive que  les  heures.  Au  matin,  le  soleil  surgit  au  bord  de  l'ho- 
rizon de  plaine.  Tous  les  jours  nos  yeux  suivent  et  calculent 
ses  pas  tandis  qu'il  chemine  vers  l'autre  bord.  Il  emporte  avec 


ESQUISSES    MAROCAINES.  81 

lui  dans  le  glorieux  tombeau  de  son  couchant  tout  un  jour  do 
la  vie  universelle  qui  ne  laissera  d'autre  trace  que  celle  qui 
s'inscrit  dans  la  mémoire  des  hommes.  Le  Musulman  sans  his- 
toire et  sans  mémoire,  le  Musulman  pauvre  des  petites  villes 
et  des  campagnes  semble  avoir  accepté  pour  toujours  cet  écou- 
lement inexorable  de  la  vie.  Du  matin  au  soir,  de  la  naissance 
à  la  mort,  du  bord  d'un  siècle  à  l'autre  bord,  il  semble  tourner 
ignorant  et  obéissant  dans  le  cycle  immuable,  l'éternel  recom- 
mencement. 

II 

Un  jour,  un  envoyé  du  Sultan  Abd  El  Aziz  ayant  promené 
sur  le  prestigieux  Paris  ses  yeux  émerveillés,  fut  invité  à  voir  à 
Longchamp  une  revue  militaire.  C'était  un  14  Juillet.  Très 
silencieux,  impassible,  à  demi-caché  dans  les  enroulemens  de 
laine  blanche  qui  le  recouvraient  de  la  tête  aux  pieds,  il  regar- 
dait, accoudé  sur  le  rebord  de  la  tribune,  passer  nos  régimens. 
Il  avait  vu  ainsi  s'écouler  en  phalanges  régulières  trente  mille 
hommes.  Chaque  colonne  avait  la  précision  et  l'unité  d'un 
engin  de  guerre.  Le  pas  des  soldats  sur  chaque  ligne  avait 
l'uniformité  exacte  d'un  compas  qui  s'ouvre  et  se  referme.  Mille 
bouches  ensemble  collées  aux  cuivres  avaient  sonné  le  même 
hymne  martial.  Sans  prononcer  une  parole,  le  vizir  avait  écouté 
ce  roulement  d'armée.  Quand  tout  fut  fini,  relevant  la  tête  et 
fixant  ses  prunelles  noires  sur  l'interprète  confident  de  ses 
secrets  étonnemens,  il  lui  dit,  montrant  cette  multitude 
d'hommes  qui  s'éloignaient  dans  la  vapeur  d'argent  du  matin  : 
«  Est-ce  qu'ils  ont  tous  des  noms?  » 

Cette  naïve  question,  l'Européen  se  la  pose  un  beau  jour, 
lorsqu'il  se  réveille  de  cette  contemplation  un  peu  léthargique  à 
laquelle  il  s'est  abandonné  en  retrouvant  à  longs  intervalles 
ou  à  longues  distances  ces  populations  de  races  diverses  qui, 
des  campagnes  égyptiennes  et  même  des  rives  d'Asie  aux  petits 
villages  épars  autour  du  Cap  Spartel,  parlent  toutes  à  peu  près  la 
même  langue,  pratiquent  le  culte  musulman,  vivent  de  la 
même  vie  dans  les  mêmes  paysages,  labourent,  sèment,  mois- 
sonnent, paissent  sur  l'herbe  maigre  de  maigres  troupeaux, 
pèchent  le  thon,  le  rouget  et  la  dorade  sur  les  barcasses,  four- 
millent dans  les  souks  et  dans  l'ombre  des  bazars.  Est-ce  qu'ils 

TOME  XVII.  —   1913.  6 


82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ont  tous  des  noms?  Quand  on  les  voit,  les  noms  qui  viennent 
aux  lèvres  sont  des  noms  bibliques.  On  dirait  la  postérité  que 
l'Ange  prédit  à  Abraham,  uniforme  et  mystérieuse  comme  les 
étoiles.  Que  d'Éliézers  auprès  des  caravanes  I  que  de  filles  de 
Rebecca  aux  fontaines  1  que  de  fils  du  sauvage  Esaii,  que  de 
patriarches  debout  au  seuil  des  tentes,  au  milieu  de  leurs  fils, 
de  leurs  filles,  que  de  robes  blanches  pareilles  à  la  tunique 
que  déchira  Jacob  !  Un  jour  vient  où  l'on  voudrait  sentir  autre 
chose  que  cette  cadence  stérile  du  temps,  cette  uniformité  des 
êtres.  On  voudrait  surprendre  une  voix  vraiment  humaine, 
entendre  le  son  d'une  vie  qui  sait  qu'elle  vit  pour  jouir  et 
souffrir.  On  voudrait  tout  à  coup  briser  un  sceau  sur  l'une  de 
ces  lèvres  muettes.  On  sait  ce  qu'est  en  pays  d'Islam  l'habitude, 
le  fanatisme  du  secret.  N'interrogeons  personne,  fions-nous 
d'abord  à  nos  yeux  discrets  mais  attentifs,  et  notons  d'abord  ce 
qu'ils  peuvent  voir  tous  les  jours. 

Etes-vous  curieux  d'un  roman  d'amour?  Laissez  là  une  cu- 
riosité vaine.  Tout  au  plus  verrez-vous  passer  sous  les  fenêtres 
de  votre  villa  européenne  les  petits  cortèges  de  noces,  la  caisse 
enrubannée,  décorée  de  croissans  d'or  et  d'argent  où  une 
fiancée  se  cache  et  se  laisse  porter  par  les  amis  de  l'époux  au 
foyer  conjugal.  C'est  toujours  la  même  farandole  bruyante  :  les 
petits  foguets  éclatent,  les  musiques  aigres  déchirent  les  oreilles. 
Vous  ne  percevrez  rien  que  du  bruit.  Mais  ce  que  vous  sentirez, 
tout  de  suite,  dès  que  vous  serez  dégagé  d'impressions  toutes 
physiques  et  de  l'ensorcellement  délicieux  du  silence,  c'est  une 
sorte  de  vibration  religieuse  dans  l'air.  Elle  est  partout.  Mille 
signes  vous  la  feront  sentir  quand  le  premier  ne  serait  que 
l'exclamation  rieuse  d'un  enfant  qui  reçoit  votre  aumône  et 
remercie,  en  faisant  la  cabriole,  le  chien  de  chrétien.  Il  ne  sait 
pas  grand  chose,  ce  petit,  mais  il  sait  déjà  qu'il  est  musulman 
et  que  vous  ne  l'êtes  pas.  La  petite  mèche  laissée  sur  son 
crâne  tondu  est  à  peine  longue  de  deux  pouces  que  déjà  le  pro- 
phète la  tient.  Chien  de  chrétien!  les  mots  se  sont  trouvés  sur 
ses  lèvres  avec  les  premières  syllabes  qu'il  a  balbutiées,  il  l'a 
sucé  dans  le  lait  maternel. 

Suivez  seulement  le  rythme  du  jour.  A  l'aurore,  le  premier 
son  de  la  vie  qui  se  ranime,  c'est,  avec  le  chant  du  coq,  le  cri 
du  muezzin.  Sur  le  minaret  la  petite  apparition  noire,  saluant 
les  quatre  faces  de  l'horizon,  vient  ordonner  la  prière.    Le  cri 


ESQUISSES    MAROCAINES.  83 

strident  s'étend  solitaire  dans  la  campagne.  Il  n'est  pas  comme  la 
cloche  de  nos  angclus,  mêlé  aux  sonneries  d'usines  et  d'ateliers. 
A  midi,  si  vous  remontez  nonchalamment  la  petite  rue  ombreuse 
sur  laquelle  s'ouvre  l'ogive  de  la  mosquée,  vous  verrez  les  cita'- 
dins  lourds  et  lents  dans  les  épaisseurs  des  burnous,  les  pieds 
pesans,  se  diriger  vers  le  lieu  de  prière.  Les  marchands  de 
cuivres  ciselés,  les  tisserands  se  sont  levés  de  leurs  échoppes; 
ils  s'étirent,  ajustent  leurs  ceintures  où  s'alignent  les  douros  et 
montent  aussi  à  la  mosquée.  Le  vendeur  d'eau,  sur  le  souk,  en 
train  de  vider  sa  peau  de  bouc  dans  les  gobelets  de  cuivre, 
demeure  en  suspens.  Le  charmeur  de  serpens,  la  bouche  ou- 
verte, les  yeux  renversés,  penché  sur  la  bête  sifflante  qui  se  tient 
dressée  et  le  défie  de  ses  yeux  de  diamant  invincible,  de  sa 
langue  aiguë  et  rouge  comme  une  aiguille  do  feu,  se  reprend  et 
sur  le  combat  magnétique  passe  la  voix  de  la  prière.  Tous  les 
spectateurs  rangés  en  cercle  sentent  l'autorité  de  l'ordre  souve- 
rain :  priez.  Et  dans  la  petite  ville  arabe  les  heures  et  les  prières 
s'enchaînent  liées  dans  un  rythme  monastique.  Gomment 
prie-t-on  ?  Passez  devant  la  mosquée  et  jetez-y  par  l'ouverture 
de  l'ogive  un  rapide  regard.  Vous  apercevez  une  grande  cour 
cachée  inondée  de  clarté.  Dans  l'ombre  des  rues  étroites,  enche- 
vêtrées comme  les  détours  d'un  labyrinthe,  le  rectangle  décou- 
vert fait  une  région  réservée,  plus  blanche,  plus  régulière,  où  la 
lumière  d'en  haut  descend  comme  une  révélation.  Vous  entendez 
un  bruissement  frais  de  fontaine.  Sur  les  dalles  de  marbre,  les 
fidèles,  tantôt  debout  et  tantôt  prosternés,  récitent  les  formules 
rituelles,  ou  bien,  assis  sur  le  sol,  les  pieds  déchaussés,  les  genoux 
croisés,  ils  délectent  leurs  yeux  des  versets  du  Coran  inscrits  au 
pourtour  des  pilastres.  Pas  de  femmes,  pas  d'enfans.  C'est  le 
culte  viril.  L'homme  seul  s'approche  de  son  Créateur,  de  son 
Prophète,  et  vient  un  moment  faire  respirer  son  âme. 

Et  le  laboureur,  le  pâtre,  le  pêcheur,  celui  que  son  travail 
tient  de  l'aube  à  la  nuit  loin  du  lieu  de  prière,  la  voix  du 
muezzin  s'il  peut  l'entendre,  la  place  du  soleil  s'il  ne  l'entend 
pas,  rompt  seul  pour  lui  l'écoulement  des  heures.  Si,  un  jour 
d'insomnie,  l'été,  vous  regardez  la  flamboyante  aurore,  vous 
verrez  le  chamelier  déjà  en  route  sur  les  grandes  pistes  de  sable, 
menant  de  son  pas  patient  les  grandes  bêtes  somnolentes.  Le 
premier  rayon  doré  qui  filtre  dans  l'aube  blanche  l'arrête. 
II  se  tourne  soudain  vers  le  soleil  levant,  et  les  bras  grands 


84 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


ouverts,  il  fait  sa  prière.  Cinq  fois  il  s'agenouille  et  se  pros- 
terne sur  le  sol.  Peut-être  n'apporte-t-il  dans  cette  obéissance 
à  l'heure  qu'une  accoutumance  machinale.  Mais  cette  accou- 
tumance même  est  une  force  qui  le  plie,  sauf  résistance.- 
Ainsi  seul  dans  le  paysage  vide,  les  bras  ouverts,  comme  si 
pour  la  première  fois  il  prenait  possession  de  la  beauté  du  ciel 
et  de  la  terre,  et  puis  prosterné  cinq  fois  dans  l'humilité  de  la 
gratitude  et  de  l'adoration,  il  semble  répéter  le  geste  du  plus 
ancien  de  tous  les  hommes.  La  nouvelle  créature,  jetée  dans 
l'univers,  ne  dut-elle  pas  voir  avec  épouvante  la  nuit  ensevelir 
dans  l'ombre  le  premier  de  ses  jours?  Ne  crut-elle  pas  sentir  la 
terreur  de  la  mort  dans  le  poids  du  sommeil  qui  la  couchait  à 
terre  et  lui  fermait  les  yeux?  Ne  vit-elle  pas  avec  ravissement 
se  lever  l'aurore?  Je  croyais  la  voir  quand,  à  l'aube  naissante 
sur  la  route  de  Fez,  le  chamelier,  face  à  la  lumière,  ouvrait  ses 
bras  et  puis  se  prosternait  cinq  fois. 

La  prière  règle  le  jour,  elle  règle  l'année.  C'est  le  ramadan: 
le  jeûne  obligatoire,  les  jours  engourdis  de  faim  et  de  fatigue 
suivis  du  tintamarre  nocturne  ;  le  facile  ramadan  d'hiver  et  le 
rigoureux  ramadan  des  années  où  le  jour  d'abstinence  est  chaud 
et  long.  C'est  l'Aïd  El  kebir,  la  fête  du  mouton,  précédée  des 
semaines  où  dans  l'affairement  des  souks  les  béliers  s'achètent. 
Par  tous  les  chemins,  sur  les  pistes  vides,  on  voit  les  hommes 
des  villages  retournant  chez  eux  portant  à  pleins  bras  la  bête 
tranquille  qu'il  faut  sacrifier  au  jour  de  fête.  Toujours  l'image 
biblique.  Dans  une  vapeur  de  poudre,  un  délire  de  danses,  un 
vacarme  splendide  de  musettes  aiguës  et  de  tambourins,  c'est 
le  long  cortège  des  pères  montés  sur  les  mules  et  qui  tiennent 
plantés  sur  leurs  genoux  leurs  fils,  les  garçonnets  parés  pour  la 
circoncision.  De  toutes  les  tribus  environnantes,  les  villages 
amis  et  ennemis  ont  envoyé  leur  contingent.  On  dirait  un  cor- 
tège de  guerre,  mais  pour  un  jour  c'est  la  paix:  la  poudre  ne 
crépite  que  pour  le  triomphe  religieux  et  la  joie.  Les  garçonnets 
par-dessus  les  djellab  rugueux  des  pères  dressent  leurs  petites 
têtes  noires  pleines  de  curiosité  et  de  fierté.  Au  cou  ils  ont  des 
colliers  de  jasmin.  Et  le  soir  venu,  on  voit  revenir  le  grand 
cortège  tout  apaisé  :  les  fusils  sont  tranquilles  en  travers  des 
selles.  Les  enfans  circoncis,  écroulés,  petites  loques  souffrantes 
dans  les  plis  des  burnous,  poussent  de  petits  gémissemens.  On 
les  voit,  inertes  paquets  blancs,  secoués  au  pas  des  mules.  Les 


ESQUISSES    MAROCAINES.  85 

pères,  toujours  tout  droits  sur  les  grandes  selles,  le  regard  hardi, 
sont  contens.  Leurs  fils  sont  voués  et  consacre's. 

Ecoutez  ensuite  le  bourdonnement  des  voix  d'enfans  dans 
les  écoles  et  voyez,  en  passant,  tous  les  écoliers  assis  sur  les 
nattes,  les  genoux  croisés  et  qui  balancent  leurs  corps  tandis 
que  dans  la  cadence  machinale, pareille  à  celle  des  hanl  hani  sur 
les  barcasses,  les  syllabes,  puis  les  mots,  puis  les  versets  du 
Coran  se  gravent  dans  leurs  cervelles.  Han  !  han  I  On  dirait  de 
petits  soldats  à  l'exercice  s'entraînant  à  quelque  gymnastique 
rigoureuse.  Mais  ce  n'est  pas  leur  corps  qu'ils  dressent  dans 
cette  oscillation  longue  et  régulière,  c'est  leur  âme.  Les  pha- 
langes de  Mahomet  s'éduquent,  toutes  pareilles,  au  culte  qui 
sera  tout  ensemble  un  culte  d'inertie  et  de  combat.  L'écolier  qui 
balance  son  corps  et  jette  sa  tête  de  droite  à  gauche  comme  s'il 
la  frappait  contre  deux  murs,  offre  la  passivité  de  son  âme  au 
martellement  des  mots  sacrés,  et  l'énergie  de  son  corps,  la  cha- 
leur de  son  sang  à  la  défense  passionnée  du  vieux  cercle  de  fer 
où  il  entre  en  cadence,  où  sa  pensée  va  se  mutiler  et  s'empri- 
sonner. Passivité,  violence,  c'est  sa  destinée  musulmane.  Passi- 
vité de  l'animal  sensible  dont  nous  admirons  les  beaux  gestes 
paresseux,  les  souples  étiremens,  qui  mire  le  soleil  dans  ses 
yeux  de  flamme,  goûte  la  feuillée  tiède  où  il  se  couche,  la 
fraîcheur  du  matin  qui  rajeunit  son  sang,  passivité  du  bel  animal 
docile  à  l'instinct  qui  commande  sa  vie  et  qui,  violent,  se  dresse 
les  griffes  ouvertes,  les  dents  aiguës,  la  mort  dans  le  regard, 
contre  qui  vient  surprendre  le  calme  ignorant  de  son  exis- 
tence,  le  secret  de  son  repaire. 

Et  la  mort,  ce  rite  suprême  et  révélateur  de  la  vie  I  Chez 
nous,  de  quoi  nous  parle  le  cortège  de  deuil,  sinon  de  larmes? 
Ici,  voyez  la  petite  procession  rapide  qui  s'ébranle,  clamant 
avec  une  sorte  de  joie  farouche  le  nom  du  Prophète  et  le  nom 
d'Allah.  Le  mort  est  porté  dans  un  léger  cercueil,  la  face  décou- 
verte, le  corps  enveloppé  comme  pendant  la  vie  sous  les  plis 
blancs.  Cahoté  sur  les  épaules  de  ses  frères,  le  mort  court  à  sa 
tombe,  et  tandis  qu'il  descend  dans  la  terre,  ses  frères,  ses  amis 
répètent  à  satiété,  comme  pour  vaincre  l'éternel  silence,  l'axiome 
unique  sur  lequel  il  a  vécu,  sur  lequel  il  meurt  et  entre  en  cet 
instant  en  possession  du  ciel.  Dieu  est  Dieu  et  Mahomet  est  son 
prophète.  Jusqu'à  ce  que  la  dernière  pelletée  déterre  le  recouvre, 
dans  le  champ  uniforme  où  tant  de  vies  déjà  sont  mêlées  à  tant 


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REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


de  poussière,  le  bourdonnement  acharné  se  poursuit:  le  nom  du 
Prophète,  maître  des  âmes,  c'est  la  dernière  rumeur  de  la  vie. 
Nulle  expression  de  douleur  ou  de  regret.  Nul  nom  sur  la 
tombe.  Une  vie  déjà  oubliée  entre  dans  ce  néant  glorieux  où  se 
consument  les  poussières.  Avec  hâte,  avec  une  sorte  de  joie 
ascétique,  la  petite  assemblée  d'hommes  s'en  retourne,  se  dis- 
perse. Les  plis  du  cimetière  ondulent,  nus  et  monotones 
comme  les  sillons  dans  les  champs,  après  la  moisson.  La  vie  est 
brève,  la  mort  est  un  instant,  les  hommes  passent  et  se  renou- 
vellent sans  plus  laisser  de  trace  que  les  jours.  C'est  Dieu  qui 
emplit  le  monde.  Dieu  est  Dieu.  Sous  sa  loi  inflexible  l'homme 
naît,  prie,  se  soumet  et  meurt. 

Ainsi,  si  nous  entrons  pas  à  pas  dans  ce  monde  étranger  à 
nos  yeux,  si  nous  cherchons  à  nous  en  faire  une  idée,  née  de 
ce  que  nous  voyons,  la  première  notion  que  nous  en  aurons  c'est 
qu'il  est  régi  par  un  culte  rigoureux  et  simple,  presque  abstrait, 
qui  laisse  l'homme  face  à  face  avec  son  Créateur.  Deux  noms 
souverains  y  sont  sans  cesse  prononcés  :  Allah,  Mahomet.  C'est 
comme  le  battement  éternel  d'une  cloche.  Gravité,  noblesse, 
impassibilité  :  ces  mots  sont  revenus  sans  cesse  sous  nos  plumes, 
comme  ils  reviennent  encore  sans  cesse  à  l'esprit,  devant  cette 
domination  religieuse  qui  gouverne  les  vies.  Mais  si  on  fait 
encore  un  pas  on  s'apercevra  que  les  beaux  rites  impassibles  font 
aussi  partie  du  tableau  vivant.  C'est  comme  si  d'un  peuple  on 
n'avait  vu,  du  dehors,  que  son  armée:  les  profondes  phalanges 
pareilles,  toutes  pliéesàla  même  discipline,  toutes  formées  pour 
l'attaque  et  la  défense.  Mais  avez-vous,  dans  la  petite  ville  mu- 
sulmane, fait  une  installation  sommaire?  Et  êtes-vous  retenu 
par  une  fonction  ou  par  l'indolent  plaisir  du  touriste  ?  Avez-vous 
accroché  au  passage  un  peu  de  langue  arabe  ?  Êtes-vous  entré 
en  intelligence  avec  une  femme  qui  vient  vous  porter  des  fleurs, 
des  oranges?  Avez-vous  dit  un  jour  à  cette  femme  :  «  Comment 
t'appelles-tu?  As-tu  des  enfans  ?  Puis-je  aller  à  ta  maison?  » 
Si  vous  avez  marché  derrière  elle,  par  les  chemins  secrets  que 
ses  pas  ont  tracés  dans  la  plaine,  alors,  combien  tout  est  diffé- 
rent, avec  quelle  soudaineté  le  voile  se  déchire  1  C'en  est  fait  de 
l'impassibilité  et  du  mutisme  musulmans.  Enfin,  vous  la  tenez, 
la  créature  vivante  qui  se  débat  dans  la  vie  véritable  I  Son  mu- 
tisme, c'est  une  de  ses  armes  de  défense.  Si,  femme,  vous  gagnez 
la  confiance  d'une  femme,  vous  serez  surprise  de  la  volubilité 


ESQUISSES    MAROCAINES.  87 

soudaine  avec  laquelle  vous  sera  révélé  le  mystère   des  bouches 
closes  et  des  voiles  de  sépulcre. 

Ici,  dans  le  petit  douar  où  croît  un  arbre,  où  jaillit  une  petite 
source,  c'est  la  plus  humble  vie,  mais  c'est  la  vie.  Le  triste 
haïk  tombe  et  cela  fait  plaisir  de  voir  le  visage  qui  parle,  les 
yeux  bordés  de  kohl,  pleins  de  feu,  les  mains  maigres  où  s'en- 
tre-croisent  des  dessins  bleus  et  qui  tout  de  suite  se  joignent 
tandis  qu'une  voix  tremblante  vous  explique  la  misère  du 
pauvre.  Autour  de  la  chèvre  qui  broute  l'herbe  rare,  les  enfans 
grouillent,  petits  lézards  heureux  et  paresseux,  dorés  de  soleil. 
Appelez-les;  à  leurs  cous,  à  leurs  poignets,  à  leurs  chevilles 
sonnent,  comme  les  grelots  aux  cous  des  chevraux,  les  amulettes. 
Et  si  vous  touchez, étonné,  sur  les  petits  cous  grêles  les  cornes 
noires,  les  boules  de  plomb,  les  petites  loques  bariolées  pendues 
aux  ficelles,  la  mère  parlera  :  elle  vous  dira  avec  une  gravité 
inquiète  :  «  C'est  pour  conjurer  le  diable,  le  méchant.  »  Joignant 
ses  mains,  fermant  ses  yeux, les  lèvres  entr'ouvertes,  elle  vous 
expliquera:  «  J'ai  peur,  je  me  défends.  «Un  à  un,  vous  toucherez 
ses  chapelets  de  grains  noirs,  les  boules  de  plomb  et  d'étain,  la 
petite  ficelle  rouge  où  pend  un  chiffon  roulé  en  boule  que  vous 
déplierez  et,  sur  le  chiffon,  vous  lirez  une  lettre, une  seule  !  Toute 
la  campagne  et  la  petite  ville  ont  retenti  des  nomsd'Allah  et  de 
Mahomet  aux  heures  où  les  hommes  •  musulmans  sont  en 
prières.  Mais  ici,  sous  les  toits  pointus  où  se  déroule  la  vie  de 
la  famille,  vous  êtes  entré  dans  le  royaume  des  esprits,  les  en- 
fans  sont  leurs  créatures  ;  ils  portent  leurs  insignes  ;  pour 
hochets,  ils  ont  les  talismans.  Qui  donc  règle  les  hasards  de  la 
vie  incertaine,  sinon  les  djnoum  auxquels  il  faut  rendre  sorti- 
lège pour  sortilège,  conjuration  pour  conjuration?  Dans  le  re- 
commencement régulier  des  matins  et  des  soirs,  l'homme 
recommence  sa  prière  régulière;  il  a  lié  son  âme  à  leur  rythme 
impassible,  mais  sa  destinée  lui  apparaît  sujette  au  hasard  et 
pleine  de  dangers,  et,  dans  ce  grand  temple  de  la  nature  où,  pour 
nos  yeux,  il  a  si  souvent  l'air  d'un  moine  en  extase,  vite  il  a 
comme  les  autres  bâti  sa  petite  chapelle  particulière,  il  a  mis 
sur  les  autels,  pêle-mêle,  les  saints,  les  diables,  les  esprits.  Dans 
ce  refuge,  il  a  fait  entrer  tout  ce  qu'il  possède;  l'enfant  porte  sur 
sa  cheville  mince  l'anneau  qui  le  lie  mystérieusement  à  un 
esprit  bienfaisant,  et  l'âne  qui  ronge  patiemment  l'écorce  lisse  de 
l'eucalyptus  secoue  aussi  à  son  cou  le  talisman  sur  lequel  est 


88  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

écrit  un  petit  grimoire  :  l'olivier,  seul  bien  parfois  du  pauvre, 
retient  dans  ses  branches  comme  une  toison  d'étranges  choses, 
des  bouts  de  papiers,  des  queues  de  rats,  de  souris,  des  son- 
nailles, des  têtes  d'oiseaux  :  son  tronc  rugueux  est  la  maison 
des  esprits.  Quand  ses  feuilles  tremblent  au  vent  ou  miroitent 
au  soleil,  c'est  qu'un  génie  invisible  les  secoue.  De  toutes  ses 
dévotions,  le  pauvre  a  fait  une  arche  où  il  est  entré  comme  Noé 
avec  tous  ses  biens  ;  il  s'y  hasarde,  secoué  sur  un  monde  en 
tumulte,  et  il  va  contre  la  destinée  précaire,  inclémente.  Le 
culte  des  images  lui  est  défendu,  mais  ses  mains  avides  ont 
senti  dans  l'air  d'invisibles  branches  de  salut.  Ses  oreilles  ont 
surpris  la  résonnance  des  voix  des  esprits,  les  djnounn  qui 
décrètent,  selon  leurs  incompréhensibles  caprices,  la  joie  et  la 
douleur.  Ils  en  sont  les  maîtres  insaisissables,  inexorables;  il 
faut  capter  leur  clémence;  les  vies  frêles  qu'une  mère  chérit 
sont  leurs  jouets. 

Revenez-vous  au  petit  village,  y  apportez-vous  un  peu  de 
quinine,  des  sucreries,  bientôt  vous  saurez  qu'ils  «  ont  tous  des 
noms,  »  les  hommes,  les  femmes,  les  choses  et  les  esprits.  Enten- 
dez-vous un  jour  les  lamentations  qui  montent  du  gourbi  où  le 
deuil  a  passé  :  les  djnounn  malfaisans  sont  vainqueurs  :  nulle 
invocation  n'a  fléchi  leur  malice,  un  enfant  est  mort  :  une 
poitrine  de  femme  pousse  le  hululement  de  la  détresse  ;  le 
petit  cadavre,  posé  à  terre,  sur  la  natte,  dans  son  linceul, porte 
encore  au  cou  les  amulettes  qui  n'ont  pas  fléchi  le  sort.  Sur  sa 
tête  rasée,  la  mèche  de  cheveux  laissée  pour  les  doigts  de  l'ange 
Gabriel  quand  il  viendra  chercher  l'hôte  du  paradis,  pend  de 
côté.  Et  pour  l'assemblée  gémissante  des  femmes  rangées  en 
cercle  autour  du  petit  mort,  une  scène  invisible  se  poursuit. 
Une  vieille  mère  à  la  tête  branlante,  plus  sage,  plus  silencieuse, 
plus  familière  avec  les  caprices  du  destin,  vous  montrera, 
muette,  un  doigt  sur  la  bouche,  l'ouverture  du  petit  toit  de 
chaume  par  où  s'envolent  les  djnounn  avec  leur  proie.  Au 
même  village,  le  même  jour  au  gourbi  voisin,  c'est  la  joie,  les 
tams-tams  annoncent  des  fiançailles,  les  bêtes  ont  mis  bas  heu- 
reusement; les  invisibles  esprits  manifestent  leurs  caprices 
heureux.  Les  cris  stridens,  les  musiques  désordonnées  célèbrent 
leurs  volontés  arbitraires.  Que  nous  voilà  loin  de  l'impassibilité 
musulmane,  du  rythme  immuable  de  vie  simple  et  muette  que 
nous  avions  perçue,  du   culte  viril  qui    semblait  d'abord  être 


ESQUISSES    MAROCAINES.  89 

tout  le  culte  et  nous  montrait  l'élévation  régulière  et  tranquille 
de  râmc  qui  prie  comme  la  poitrine  se  -soulève  et  respire. 
Dieu  est  Dieu,  proclame  le  Livre.  Mais  l'homme  est  l'homme  1 
11  voit  la  nature  poursuivre  sa  vie  prodigue  et  magnifique.  Il 
sent,  lui,  son  cœur  vulnérable,  son  corps  délicat,  qui  doit  boire, 
manger,  se  vêtir,  se  protéger,  fuir  toujours  la  douleur  et  la 
mort. 

La  femme  que  vous  avez  suivie  ici,  au  petit  village  de  mai- 
sonnettes pointues,  et  qui  s'est  tout  d'un  coup  dépouillée  de  son 
mystère  et  montrée  si  pareille  k  vous  avec  ses  tendresses,  ses 
craintes,  ses  douleurs,  qu'a-t-elle  vu  et  qu'a-t-elle  mesuré  de  la 
vie?  Le  haïk  recouvrait  son  corps  et  son  visage  comme  une 
gaine  de  pierre,  vous  disiez  :  c'est  une  statue.  Ses  pieds  nus 
allaient  sans  bruit  dans  le  sable,  vous  disiez  :  c'est  un  fantôme. 
Ici,  la  face  découverte,  le  verbe  libre,  le  geste  ardent,  c'est  une 
femme.  Mais  elle  naît  et  meurt  n'ayant  pour  horizon  qu'un 
petit  cercle  de  plaine.  Elle  ignore  si  le  monde  continue  au-delà 
et  même  s'il  existe.  Que  possède-t-elle  ?  Une  infime  parcelle  de 
terre  peut-être,  où  croît  un  arbre,  où  broutent  quelques  chèvres. 
Quelles  joies  a-t-elle  eues?  La  courte  attente  de  l'amour,  la 
brève  volupté  des  nuits  de  noce  et  ensuite  plus  rien  que  les 
rudes  devoirs.  Courbée  comme  une  esclave,  elle  a  été  au  labour, 
aux  semailles,  à  la  moisson,  au  lavoir,  portant  sur  ses  reins  lié 
autour  de  son  corps  dans  un  linge,  l'enfant  qui  a  besoin  de  sa 
mamelle  et  qui,  ballotté  sur  le  dos  maternel,  laisse  pendre  sa 
petite  tête  inerte.  La  vie  avare  n'a  laissé  à  cette  mère  de  grand 
et  d'infini  que  la  misère  et  la  douleur.  Elle  ne  pense  pas  :  jeune, 
son  corps  et  son  cœur  attendent  l'amour,  ensuite  sa  vie  s'en- 
fonce dans  une  nuit  monotone  au  terme  de  laquelle  elle  attend 
la  mort.  Toute  pareille  est  sa  voisine,  toute  pareille  était  sa  mère, 
^t  le  mot  d'aïeule  fait  presque  sourire  tant  est  vague  le  lien  qui 
lie  ces  êtres  sans  mémoire  les  uns  aux  autres.  Quelle  solitude 
que  celle  de  l'être  qui  ne  perçoit  aucune  souvenance  de  ceux  qui 
ont  marché  sur  la  terre  redoutable  avant  lui  1  II  n'a  pas  reçu 
d'héritage.  Il  s'avance  d'une  marche  craintive  interprétant  dans 
les  ténèbres  de  son  ignorance  toutes  les  manifestations  exté- 
rieures de  la  vie.  Alors  avec  quelle  promptitude  l'horizon  muet 
dans  lequel  il  se  meut,  se  peuple  de  fantômes  et  d'esprits  J  Tout 
le  jour,  hommes  et  femmes,  au  labour,  dans  les  plaines  sèches 
où  paissent  les  troupeaux,  sur  le?  plages  où  la  mer  grondante 


90 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


déferle,  voient  les  barcasses,  secouant  autour  d'eux  d'autre  puis- 
sance que  celle  de  la  nature  :  le  soleil  décide  despotiquement 
de  la  sécheresse  ou  de  la  moisson  ;  le  nuage  qui  passe  porte 
les  ondées  qui  verdiront  la  plaine  :  le  vent  qui  hurle  jettera-t-il 
la  barque  de  pêche  sur  les  roches  ou  bien  clément  poussera-t-il 
la  voile  vers  les  eaux  fécondes  où  les  filets  s'empliront? Chaque 
puissance  de  la  nature  semble  avoir  deux  faces,  l'une  pour  la 
guerre,  l'autre  pour  la  paix,  et  montrer  capricieusement  l'une 
ou  l'autre.  N'ayant  pas  su  s'armer  contre  elle,  l'humble  créature 
s'incline,  abdique  et  s'en  remet  aux  esprits  ingénieux  qui 
savent  ce  qui  est  caché  et  démêlent  les  caprices  du  sort.  Elle 
s'attache  à  la  nature  et  la  craint.  Elle  s'absorbe  dans  la  contem- 
plation inerte  de  la  terre  et  du  ciel  et  semble  garder  de  ce 
face  à  face  une  obscure  détresse.  Le  pauvre  n'a  pas  un  toit  où 
reposer  sa  tête,  mais,  s'il  se  couche  sur  le  sol  nu,  ses  yeux 
avant  de  se  fermer  pour  le  lourd  sommeil  s'emplissent  de  la 
lueur  inquiète  des  étoiles  ;  ses  sens  entrent  dans  l'accoutu- 
mance de  leur  marche  régulière,  il  ne  sait  rien,  mais  il  sent 
et  il  perçoit  sa  solitude  et  sa  faiblesse.  Il  entend  les  étranges 
bruissemens  d'insectes,  les  frémissemens  des  feuilles  dans  les 
oliviers  et  dans  les  saules,  les  grandes  ileurs  des  aloès  mon- 
tent dans  le  ciel  comme  des  échelles  mystérieuses  sur  les 
degrés  desquels  sont  assis  les  anges  invisibles  ou  les  démons. 
Les  ténèbres  venues,  il  distingue  encore  des  senteurs;  des 
souffles  le  frôlent  comme  si  des  esprits  passaient  :  le  craque- 
ment des  broussailles  sèches  dans,  les  nuits  trop  chaudes  le  fait 
tressaillir.  Il  sent  vaguement  qu'il  est  environné  d'une  création 
mystérieuse,  de  qui  dépend  sa  prospérité,  son  malheur.  Il  entend 
sa  respiration  énorme  et  son  cœur  s'inquiète.  Il  en  subit,  il  en 
accepte  la  puissance.  Et  dans  la  nuit  de  son  cœur  se  crée  le 
royaume  ténébreux  des  esprits.  Qui  lui  a  appris  qu'il  y  a  une 
échelle  des  créatures,  et  comment  croira-t-il  que  lui-même, 
pauvre  être  qui  gémit,  souffre  et  travaille,  est  au  sommet  de 
cette  échelle,  roi  de  l'univers,  la  tête  touchant  le  ciel!  Le  corbeau 
au-dessus  du  gourbi  ne  semble-t-il  pas  plus  libre  et  plus  puis- 
sant, voguant  dans  l'espace  et  jetant  ses  tristes  anathèmes,  que 
l'homme  assujetti  à  tant  de  travail  et  tant  de  maux?  Au  con- 
traire, la  belle  cigogne,  fidèle  et  familière  qui  bâtit  son  grand 
nid  sur  le  toit  le  plus  haut  et  plane  le  soir  sur  le  village,  n'est- 
elle  pas  un  génie  bienfaisant?  On  la  voit  chaque  année,  con- 


ESQUISSES    MAROCAINES.-  91 

fiante,  revenir  des  re'gions  du  Sud,  se  poser  sur  son  nid.  Alors, 
les  ailes  fermées  sur  sa  couve'e,  elle  a  l'air  d'un  génie  malernel 
qui  protège  tout  le  village.  Elle  élève  ses  petits  et,  l'automne 
venu,  part,  se  joignant  aux  grandes  migrations  de  ses  pareilles 
qui  retournent  à  leur  hivernage.  Mais  les  femmes  stériles  sur 
■qui  elle  a  jeté  le  bon  sort  deviennent  fécondes.  L'hirondelle,  la 
bergeronnette  ont  dans  leur  douceur  gracieuse  quelque  émana- 
tion bienfaisante.  Mais  le  bouc  porte  malheur  de  ses  yeux  rayés! 
Il  est  dangereux  de  le  voir  surgir  derrière  les  rochers.  Avec  ses 
oreilles  pointues,  ses  pieds  fourchus,  ses  bêlemens  où  passent 
les  tremblemens  de  la  détresse,  il  est  habité  par  un  démon.. 
Dans  ses  bonds  saccadés  se  reconnaissent  les  danses  des  djnounn.i 
Au  milieu  de  toutes  ces  créatures  qui  planent,  voguent  et  bon- 
dissent, et  semblent  ne  dépendre  de  rien,  l'homme  enchaîné  à 
la  terre,  au  travail,  toujours  à  la  veille  de  périr  de  faim,  de  soif 
ou  de  misère  et  qui  entend  retentir  à  ses  oreilles  les  gémis- 
semens  de  ses  semblables,  ne  se  sent-il  pas  seul  esclave  el 
malheureux? 

Notre  petite  Mauresque,  celle  que  nous  avons  suivie  au  douar 
et  qui  nous  a,  laissant  tomber  son  haïk,  révélé,  si  pareille  à  la 
nôtre,  la  vie  craintive  de  son  cœur  est-elle  donc  une  petite 
païenne?  Les  talismans,  les  gris-gris  et  les  amulettes  sont-ils  les 
insignes  des  faux  dieux?  Est-ce  à  dire  qu'elle  adore  les  arbres, 
les  bêtes,  les  oiseaux?  Vit-elle  encore  sur  les  mythes  antiques 
perpétués  dans  l'immobilité  des  générations?  N'est-elle  donc 
pas  une  vraie  musulmane  fidèle  aux  prescriptions  du  Prophète? 
Ne  regarde-t-elle  pas,  pleine  de  révérence,  l'homme,  le  mari, 
dont  elle  est  la  servante  quand  elle  le  voit  prosterné  aux  heures 
delà  prière  et  répétant  qu'il  n'y  a  d'autre  dieu  que  Dieu?  Tran- 
quillisons-nous. Tous  deux  sont  de  fidèles  enfans  de  l'Islam  et  nul 
doute,  nul  serment  impie  ne  s'est  glissé  dans  leurs  cœurs.  Mais 
entre  la  claire  foi  musulmane  qui  leur  ouvre  les  certitudes  du 
Paradis  et  l'inquiétude  qu'entretient  en  eux  la  difficulté  de 
vivre,  une  sorte  de  compromis  s'est  fait.  Impuissans  à  suspendre 
au  ciel  même  toutes  leurs  craintes  et  leurs  espérances,  ils  ont 
cherché  un  point  d'appui  près  d'eux  sur  la  terre.  Il  n'y  a  d'autre 
Dieu  que  Dieu  et  Mahomet  est  son  prophète.  Mais  le  prophète 
a  eu  lui-même  ses  prophètes.  Il  est  venu  à  la  Mecque  renverser 
les  idoles  de  bois  et  de  pierre.  Il  était  lui-même  l'Envoyé  du 
Dieu  souverain,  qui  ne  tolère  point  de  rivaux,  mais  il  a  laissé 


92  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

lui  aussi  ses  envoyés,  créés  non  du  souffle  de  son  esprit,  mais 
de  sa  chair  et  de  son  sang;  la  souche  charnelle  d'où  naissent  et 
se  perpétuent  étiolés  et  déformés  les  prophètes  du  prophète  :  les 
descendans  de  Mahomet. 

Regardez  la  campagne  :  elle  ressemble  à  celle  qu'a  chantée 
Hésiode,  elle  semble  n'avoir  d'autre  histoire  que  celle  des  tra- 
vaux et  des  jours.  C'est  l'aspect  de  la  terre  antique,  c'est-à-dire 
jeune,  née  d'hier.  Elle  ne  porte  pas  plus  la  trace  d'une  histoire 
que  ne  la  portent  les  flots  de  la  mer,  que  les  étraves  des  navires, 
aiguës  comme  les  socs  de  charrue,  labourent  en  vain.  Et  pour- 
tant le  sceau  musulman  est  là.  Le  petit  douar  est  sans  mosquée, 
mais  où  que  vous  soyez,  si  déserte  que  soit  la  plaine,  toujours 
ou  presque  toujours  vos  yeux  seront  arrêtés  par  la  vue  d'un 
petit  édicule  blanc,  carré,  fait  de  pierres  unies,  coilîé  d'un  petit 
dôme.  C'est  là,  sous  ces  pierres,  qu'il  est  le  prophète  du  Pro- 
phète, celui  par  qui  l'invincible  religion  primitive  toujours  et 
renaissante  s'est  reliée  au  fil  islamique.  Il  dort  dans  son  tombeau 
sous  la  coupole  blanche.  Figure  défigurée  d'une  figure,  il  n'a  eu 
qu'à  se  montrer,  qu'à  s'off'rir,  et  les  hommes  se  sont  emparés  de 
lui,  vivant,  et,  mort,  de  sa  mémoire.  C'est  à  travers  lui  qu'ils 
retournent  au  culte  de  la  nature  et  des  esprits,  plus  facile  à 
concevoir  que  l'idée  pure  du  Dieu  jaloux.  Cette  figure  d'une 
figure,  tantôt  pure  et  tantôt  corrompue,  utile  ou  néfaste, 
instrument  de  vertu  ou  jouet  dangereux  des  passions  et  des 
hasards  :  c'est  le  marabout. 

Autour  de  ce  petit  tombeau  qui,  de  loin,  ressemble  à  un 
puits,  un  point  d'eau  pour  les  caravanes,  toutes  les  âmes  s'as- 
semblent, prennent  conscience  de  leur  force,  de  leur  fraternité, 
et  prêtes  qu'elles  étaient  à  se  disperser  en  croyances  vagues, 
elles  se  reconnaissent  et,  d'un  élan,  toutes  ensemble,  les 
yeux  sur  le  paradis  du  Prophète,  promis  par  son  descendant, 
elles  se  précipitent  violentes,  fanatiques,  dans  le  système 
musulman. 

Maintenant  nos  yeux  ne  nous  diront  plus  rien  ;  ils  sont 
pleins  de  l'étrange  contraste  :  la  prière  qui  monte  pure  et  probe 
cherchant  celui  dont  elle  prononce  le  nom  unique,  et  la  prière 
qui  descend  au  monde  secret  des  djnounn,  des  sorciers,  des 
esprits,  des  talismans,  des  branches  d'oliviers,  des  sources,  des 
pierres  mêmes.  Ouvrons  les  livres,  suivons,  continuant  à  vou- 
loir voir,  les  traces  de  ces  explorateurs  spirituals  qu'un  long  et 


ESQUISSES    MAROCAINES. 


93 


hardi    contact    avec  les   populations   moghrebines   ont   mis   à 
même  de  démêler  ces  éle'mens  si  divers  et  si  opposés. 

Ils  nous  content  tous  la  même  simple  histoire  :  un  jour,  au 
petit  douar  où  s'écoulait,  dans  l'uniformité  d'une  source  qui 
s'épand,  la  vie  quotidienne,  un  homme  est  venu  :  un  étranger. 
Il  était  précédé  d'une  renommée  qui  cheminait  dans  la  poussière 
des  caravanes.  D'avance  d'obscures  espérances  l'attendaient.  Il 
était  pâle  avec  de  longs  cheveux  broussailleux,  ses  habits  étaient 
souillés  et  déchirés.  Il  avait  dormi  sur  la  terre  et  marché  dans 
les  ronces.  Sur  son  épaule  il  portait  la  besace,  dans  sa  main  un 
bâton.   Rien  qu'à  le  voir,  on  disait  déjà  :  c'est  un  envoyé.  Il 
s'arrêtait  au  souk  :  le  vendeur  d'eau  lui  donnait  k  boire  dans 
les  gobelets  de  cuivre.  A  ceux  qui,  en  silence,  venaient  le  consi- 
dérer, il  montrait  un  rouleau  de  parchemin,  et  sur  le  parche- 
min, les  curieux  penchés,   les  yeux  avides,  voyaient  l'image 
peinte  d'un  grand  arbre  couvert  de  rameaux,  tout  enluminé 
d'or,  de  vert  et  de  rouge  ;  des  branches  sortaient  des  branches  : 
elles  s'étendaient  en  faisceaux  innombrables.  A  l'extrémité  des 
rameaux  des  caractères  étaient  tracés,  s'enchevêtrant  les  uns 
dans  les  autres  en  un  réseau  compliqué,  plein  de  mystère.  Qu'il 
fallait  être  savant  pour  y  lirel  Les  gens  du  douar,  assis  sur 
leurs  talons  nus,  contemplaient  en  silence  devant  la  tente  du 
nouveau  venu  le  parchemin  enluminé  ;  dans  les  signes  inscrits 
par  des  mains  savantes  qui  écrivent  les  choses  cachées  que  les 
hommes  ne  déchiffrent  pas,  ils  voyaient  déjà  un  mystère  effrayant 
et  vénérable.  Le  pauvre  homme  disait  :  Je  suis  le  descendant  de 
Mahomet  par  Fatma,  sa  fille  chérie.  Sur  l'arbre  aux  innombra- 
bles rameaux,  il  expliquait  sa  descendance,  énumérant  tous  les 
noms  sonores  qui,  rivés  ensemble,  faisaient  la  chaîne  mystique 
attachée  au  nom  sacré  de  Mahomet  et  dont  il  se  disait  lui-même 
le  dernier  anneau.  Son  affirmation  devenait  le  premier  dogme. 
Sous  un  olivier,  à  portée  du  village,  il  tendait  sa  petite  tente  de 
toile  portée  sur  trois  bâtons  et,  tout  de  suite  investi  par  le  fait  ou 
par  la  fable  de  sa  naissance  d'un  prestige  sacré,  il  devenait,  lui 
aussi,    une  puissance  à  deux  faces  qui   inspirait  tour  h  tour 
l'alarme  et  l'espoir.  On  le  voyait  le  matin,  à  midi,  le  soir  pr''er 
la  face  tournée  vers  la  Mecque.  Égrenant  son  chapelet  d'ambre, 
il  semblait  épuiser  son  souffie  a  dénombrer  le  nom  de  Dieu, 
s'égarant  dans  l'infini  des  attributs  de  l'Un.  Sa  dévotion  inspi- 
rait le  respect.  «  Sûrement,  disaib-on,  le  Prophète   écoute  la 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prière  de  celui  qui  est  né  de  sa  chair  et  de  son  sang.  Il  la  transmet 
au  Tout-Puissant.  Bénissons  l'envoyé,  bénissons  le  Marabout.  » 
Le  marabout  disait  aux  gens  du  village  :  «  Apportez-moi  à 
manger.  »  Avec  révérence,  les  hommes  et  les  femmes  du  douar 
déposaient  au  seuil  de  sa  tente  des  figues,  des  dattes,  des  olives, 
la  pyramide  de  couscouss.  Au  marabout  on  consacrait  le  lait 
de  la  plus  belle  chèvre.  Kt  les  hasards  de  la  vie  devenaient 
bientôt  ses  miracles.  Sur  sa  tête,  en  sa  personne  se  concentraient 
tous  les  espoirs  et  toutes  les  craintes.  Il  était  saint,  c'est-k-dire 
tout-puissant.  Content  des  offrandes  qu'il  recevait,  il  pouvait  à 
son  gré  faire  descendre  sur  la  contrée  toutes  les  prospérités, 
enchaîner  les  djnounn  et  commander  aux  esprits  bienfaisans  de 
descendre  par  la  petite  ouverture  des  toits  dans  les  gourbis.  Le 
bouc  avec  ses  yeux  rayés  et  ses  bêlemens  diaboliques  ne  pouvait 
plus  jeter  ses  sorts.  D'espérance  en  espérance,  on  s'en  remettait 
h  lui  de  voir  la  pluie  rafraîchir  les  champs  brûlés  ou  les  blés  se 
dorer  au  soleil.  Mais  si,  mécontent,  il  suspendait  ses  prières  et 
ses  bénédictions,  alors  le  mal  n'était  plus  conjuré,  les  djnounn 
et  toutes  les  créatures  inquiétantes  exécutaient  ses  vengeances. 
On  avait  beau  égrener  les  chapelets,  enfiler  au  cou  des  enfans 
les  colliers  d'amulettes,  réciter  les  formules  d'obéissance  et  de 
prière  qu'il  avait  enseignées,  tenir  sur  sa  poitrine  le  grimoire, 
où  il  avait  inscrit  une  lettre,  une  seule  lettre  dont  il  ne  révélait 
pas  le  sens.  C'en  était  fait,  c'était  la  pluie  et  le  sec  à  contre- 
temps. Si  les  bêtes  mouraient,  c'est  qu'il  les  avait  condamnées.; 
On  cherchait  à  lire  dans  ses  yeux  ses  volontés  arbitraires, 
comme  on  avait  cherché  à  déchiffrer,  à  deviner  les  caprices  des 
djnounn  et  les  présages  quand  les  oiseaux  noirs  passaient.  Des- 
cendant de  Mahomet,  chérif,  marabout,  roi  des  âmes,  il  prenait 
possession  de  son  royaume. 

Imposteur  parfois,  il  arrivait  aussi  qu'il  fût  saint  vraiment 
et  pénétré  des  devoirs  que  lui  imposait  sa  descendance.  Aux 
plus  pauvres  que  lui,  il  se  montrait  secourable  et  partageait 
avec  eux  le  surplus  des  offrandes.  Il  avait  appris  à  soulager  et 
parfois  à  guérir  certains  maux.  Sous  ses  mains  des  plaies  se 
fermaient.  Il  parlait  de  patience,  d'aide  mutuelle,  et  récitait  les 
versets  du  Coran  qui  prescrivent  l'aumône.  Dans  les  discordes, 
de  gourbi  à  gourbi,  on  le  prenait  pour  juge.  Sa  renommée 
s'étendait.  Le  chérif,  fils  des  chérifs,  le  marabout  avait  élu 
asile  près  de  tel  village,  les  lieux  qu'il  favorisait  de  sa  présence 


ESQUISSES    MAROCAINES. 


95 


devenaient  un  lieu  de  pèlerinage,  un  centre  d'action  religieuse. 
Des  villages  environnans  qu'aucun  marabout  n'avait  encore 
visite's  les  supplians  venaient  en  foule  remettre  entre  les  mains 
de  l'Envoyé  leurs  misères  et  leurs  craintes,  il  faut  avoir  vu  de 
ses  yeux  la  misère  de  la  campagne  africaine,  la  solitude  où 
l'homme  est  confiné  pour  comprendre  la  force  d'attraction 
immédiate  qu'exerce  celui  qui  porte  en  lui  quelque  promesse  de 
protection  et  de  justice  ;  il  faut  avoir  entendu  la  supplication 
passionnée  d'une  mère  à  qui  les  pillards  de  la  tribu  voisine  ont 
tué  son  fils.  Elle  court,  vieille  femme  à  pas  pressés,  spectre  de 
colère  et  de  douleur,  à  la  tente  du  marabout,  les  pieds  dans  la 
boue  ou  dans  la  poussière,  sous  le  soleil  torride  ou  sous  la  pluie 
démente  qui  bat  son  pauvre  dos,  elle  fait  des  lieues  et  des  lieues 
pour  piquer  à  la  tente  de  l'envoyé  la  djellab  de  l'enfant  raidie 
dans  le  sang  et  trouée  de  balles.  Et  puis  elle  attend,  inlassable, 
l'apparition  du  Saint.  Devant  sa  face  auguste  elle  se  prosterne 
et,  se  penchant  sur  les  tisons  embrasés  où  fume  le  samovar  de 
cuivre,  elle  saisit  dans  ses  doigts  un  charbon  rouge  et  le  pose 
enflammé  sur  ses  lèvres.  Ainsi  elle  purifie  sa  bouche  tremblante 
de  tout  mensonge  et  son  cœur  de  toute  haine  impie  avant  de 
pousser  la  clameur  de  vengeance  pour  celui  qui  n'est  pas  mort 
dans  son  jour.  Le  Saint  lui  fera  justice.  La  jeune  fille  en  peine 
d'amour  viendra  sous  ses  voiles  demander  au  marabout  les 
amulettes  qui  fléchissent  les  cœurs  rebelles.  Toutes  les  espé- 
rances confuses,  toutes  les  prières  trop  humbles  pour  arriver 
jusqu'à  l'Eternel  s'orientent  sur  le  nouveau  venu.  Comme  des 
prisonniers  dans  les  ténèbres  se  précipitent  tous  ensemble  vers 
l'issue  où  filtre  une  raie  de  lumière,  les  pauvres  subissent 
l'attraction  d'une  nouvelle  espérance.  Plus  de  tâtonnement.  Tout 
le  culte  diffus  et  vague  se  précise,  saisit  avec  force  l'être  visible 
doué  de  sens  pour  voir,  pour  entendre,  et  le  met  pompeusement 
sur  un  autel.  Gomment  douter  de  son  origine  quasi  divine? 
Descendant  de  Mahomet  I  prestige  vague  et  certain.  Que  sait  le 
pauvre  de  la  longueur  des  siècles,  des  précisions  de  l'histoire? 
L'apparition  du  Saint  est  comme  une  projection  subite  des 
cœurs  qui  l'ont  désirée.  Le  Prophète  évanoui  dans  la  nuit  pro- 
fonde du  temps  devient  soudain  visible  en  son  descendant. 

D'ailleurs,  le  marabout  n'apportait  pas  un  culte  nouveau,  ce 
n'était  pas  un  réformateur.  Il  disait  comme  les  autres  :  Dieu  est 
Dieu  et  Mahomet  est  son  prophète.  Après  lui,  le  peuple  répétait 


96  REVUE    DES    JdEUX    MONDES. 

le  grand  axiome.  Jaloux  de  son  royaume,  de  l'autorité  qu'il 
prenait  sur  les  âmes,  le  marabout  ajoutait  volontiers  :  défie-toi 
du  chien  du  chrétien.  Alors  dans  les  yeux  passionnés  et  dociles 
venaient  flamber  les  lueurs  de  la  haine.  Prédication  simple  qui 
ne  détournait  pas  les  âmes  peureuses  ou  naïves  de  cette  religion 
naturelle,  où,  islamisées,  elles  tendent  toujours  à  revenir.  Il  n'y 
avait  rien  à  apprendre  et  rien  à  oublier,  il  ne  s'agissait  pas  d'ado- 
rer ce  qu'on  avait  brûlé,  c'était  seulement  l'introduction  d'un 
ferment  neuf  dans  une  outre  vieillie  :  le  marabout  apportait 
dans  sa  personne  le  point  d'appui  que  les  hommes  cherchaient  de 
leurs  mains  incertaines  pour  ouvrir  les  portes  de  l'au-delà  et 
apercevoir  de  leurs  yeux  mortels  la  protection  du  ciel.  Il  prenait 
ainsi  possession  d'un  village,  d'une  petite  contrée,  sa  présence 
était  une  force,  une  assurance  contre  le  malheur.  Un  peu  méde- 
cin, un  peu  juge,  un  peu  sorcier,  chef  religieux  mal  défini,  il  ne 
relevait  d'aucun  pouvoir.  Attentif  à  se  rattacher  à  l'orthodoxie 
musulmane,  il  n'oflrait  pas  contre  lui  de  prise  au  pouvoir  offi- 
ciel. Les  ulémas,  prêtres  du  culte  pur,  regardaient  de  travers  cet 
intrus  qui  opposait  au  culte  abstrait  le  culte  sensible  et  s'impo- 
sait à  la  crédulité  du  peuple.  Mais,  par  ailleurs,  le  marabout 
maître  des  cœurs  pouvait  devenir  l'auxiliaire  puissant  du  pou- 
voir, contre  le  conquérant,  le  défenseur  de  la  terre  musul- 
mane. A  sa  voix  les  villages  révoltés  contre  le  collecteur  d'im- 
pôts payaient  et  marchaient.  Aussi  les  orthodoxes  le  respectaient 
ou  le  subissaient.  Les  convois  de  mules,  les  longues  caravanes 
menées  d'un  marché  à  l'autre  portaient  la  renommée  de  l'Envoyé, 
le  bruit  de  ses  largesses  spirituelles.  Il  distribuait  les  lambeaux 
de  sa  tunique  :  le  dévot  en  faisait  des  amulettes.  Sur  les  souks, 
le  soir,  quand  le  conteur  d'histoires  s'était  tu,  on  racontait 
les  miracles  du  Saint.  Les  auditeurs  avides  de  fantastique  s'y 
délectaient,  ils  y  trouvaient  une  espérance  contre  les  exactions 
des  caïds,  les  châtimens  cruels,  les  impôts  arbitraires  ;  sous  la 
bannière  du  Saint,  les  révoltés  seraient  invulnérables. 

Et  quand  la  mort  avait  pris  l'Envoyé,  le  marabout,  sa 
renommée  grandissait  encore.  Il  devenait  le  patron  de  la 
région,  habitant  du  Paradis.  Derrière  les  barrières  rustiques 
s'élevait  son  tombeau  :  le  petit  monument  blanc  surmonté 
du  dôme.  S'il  a  fait  le  bien  ou  le  mal,  disait  le  dévot,  cela  ne 
nous  regarde  pas,  et  nous  n'avons  même  pas  le  droit  d'allu- 
mer une  bougie  rose  en  son  honneur^  Au  gardien  de  son  tom- 


ESQUISSES    MAROCAINES. 


97 


beau  ou  à  son  descendant,  on  apportait  les  offrandes,  les  ziara 
qu'il  était  accoutumé  de  recevoir  lui-même.  Tous  les  lieux 
où  on  l'avait  vu  vivre  participaient  de  sa  sainteté,  les  objets 
qu'il  avait  touchés,  les  êtres  de  sa  vie,  on  les  nommait  comme 
on  l'avait  nommé  lui-même  :  marabout.  Marabout  l'olivier  sous 
lequel  on  l'avait  vu  le  matin  et  le  soir  faire  sa  prière  ;  marabout 
le  grand  caroubier  sous  lequel  il  avait  reposé  :  Marabout  la 
grotte  où  il  se  couchait  en  été  pour  s'abriter  de  l'ardeur  du 
soleil  ;  Marabout  le  figuier  dont  les  fruits  le  nourrissaient.) 
Son  esprit  était  épars  dans  les  choses  et  la  campagne  se  sanc- 
tifiait. Comme  on  allait  de  son  vivant  à  sa  tente,  on  allait 
après  sa  mort  à  la  Koubba,  avec  une  espérance  plus  ferme, 
plus  passionnée  maintenant  qu'hôte  du  Paradis  il  voyait  le 
Prophète  face  à  face  et  participait  aux  conciliabules  où  se 
règle  l'Année  du  Destin.  Quand  la  nuit  venait  et  que  les  bruits 
mystérieux  révélant  la  vie  de  l'univers  semblaient  les  voix 
des  présages,  le  pâtre,  le  chamelier,  la  femme  revenant  de 
la  fontaine  tournaient  les  yeux  vers  les  petites  surfaces 
blanches  des  murs  de  la  Koubba  —  et  se  rassuraient.  Le  petit 
dôme  émergeait  de  l'ombre  comme  sur  la  mer  le  fanal  posé 
sur  un  rocher  blanc.  On  croyait  voir  son  esprit  luire  comme 
une  lumière.  Vers  ce  tombeau  d'un  enfant  du  Prophète,  s'élan- 
çaient les  aspirations  ardentes  d'une  humanité  qui  ne  connaît 
pas  les  limites  de  la  raison  et  de  la  déraison,  du  possible  et 
de  l'impossible,  et  pour  qui  le  miracle  n'est  que  l'extension 
facile  du  bienfait. 

11  arrivait  dans  cette  nuit  du  Temps  où  s'enfoncent  les  péris- 
sables vies  humaines  que  le  Saint  lui-même,  son  nom,  son 
histoire  s'évanouissaient.  Les  pierres  sur  sa  tombe  s'écroulaient 
en  poussière.  Nul  témoignage  écrit  ne  perpétuait  sa  mémoire  ; 
ses  descendans  s'étaient  éteints  ou  dispersés;  les  légendes 
orales  s'étaient  déformées  en  contes  fantastiques.  Mais  il 
restait  les  choses,  les  arbres,  lès  sources,  les  grottes  mêlés 
au  souvenir  de  sa  vie.  Inconnu  et  invisible,  il  demeurait 
pourtant  le  maitre.  II  n'était  pas  indifférent  de  venir  aux  lieux 
qu'il  avait  fréquentés,  de  suspendre  des  amulettes  aux  feuil- 
lages de  l'olivier  qu'habitait  son  esprit.  Et  la  rose  mystique 
entée  sur  le  tronc  islamique,  éclose  un  instant  aux  rayons  de  la 
sainteté,  de  la  filiation  sacrée  retournait  encore  une  fois  àl'état 
de  nature.   Avec  toutes  les  espérances  qu'il  avait  suscitées,   le 

TOME    XVII.    —    1913.  7 


98 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


marabout  n'avait  pas  travaillé  le  cœur  humain,  n'avait  pas 
tenté  de  former  les  consciences  et  rien  n'était  changé.  S'ils  n'ado- 
raient qu'un  Dieu,  les  pauvres  musulmans  émiettaient  cette 
Divinité  et  n'en  connaissaient  plus  que  les  fragmens  épars 
dans  mille  sanctuaires.  Devant  un  petit  tumulus  de  pierre  dont 
nul  ne  sait  plus  l'origine,  le  père  s'incline  et  ordonne  à  l'enfant 
de  se  prosterner  ;  qu'on  lise  dans  la  note  sur  les  marabouts  de 
M.  Doutée  comment  le  savant  et  consciencieux  voyageur,  recueil- 
lant de  la  bouche  d'un  indigène  africain  le  nom  de  Sidi  Mofki  et 
le  retrouvant  au  cours  de  ses  recherches,  s'étonnait  delà  diversité 
de  tombeaux  et  de  sanctuaires  attribués  au  même  Saint.  Sidi 
Mofki  c'est  Sidi  Mofki,  Monseigneur  le  Caché,  le  Saint  anonyme, 
oublié,  ou  purement  légendaire,  qui  n'a  laissé  derrière  lui  qu'un 
vestige  de  pierraille.  Mgr  de  l'Olivier,  dit  une  femme  en  pendant 
pieusement  un  petit  chilïon  de  laine  sur  un  rameau  argenté  !  Là 
aussi  le  Sidi  Mofki  a  passé,  son  image  s'est  évanouie.  Mais  à 
la  place  oii  il  est  mort  un  tronc  miraculeux  est  apparu  qu'habite 
son  esprit.  Ailleurs  une  pierre  debout,  pareille  à  nos  menhirs 
de  Bretagne,  dressée  près  d'une  source,  appelle  les  dévots  à  boire 
à  genoux  au  creux  de  leurs  mains  une  eau  qui  les  délivrera 
d'un  fléau  redouté.  Encore  un  Sidi  Mofki,  apparu  et  disparu 
sans  laisser  d'autre  trace  de  sa  vie  que  la  source  jaillie  à  son 
commandement  et  la  pierre  debout,  blanche  comme  un  fantôme. 
Près  de  la  mer  on  verra  la  fontaine  des  génies  où  les  esprits 
des  Saints,  le  soir,  s'assemblent  et  devisent  ensemble  de  la 
destinée  des  hommes. 

Ici  l'homme  de  la  nature,  de  la  campagne,  le  pauvre  rural 
dont  nous  suivons  les  pas  a  accompli  le  cycle  étroit  où  tourne  sa 
pensée.  Il  est  revenu  à  son  point  de  départ  et,  quand  le  mara- 
bout a  posé  sa  tente  sous  l'olivier,  déjà  quelque  tradition  orale 
désignait  l'arbre  à  l'attention  populaire,  et  si  la  source  à  laquelle 
il  avait  bu  était  réputée  pour  ses  enchantemens,  c'est  que  déjà 
les  dieux  rustiques  l'avaient  consacrée.  La  pierre  debout  avait 
dans  la  nuit  de  l'histoire,  reçu  des  sacrifices  :  autour  de  la  fon- 
taine des  génies,  les  dieux  païens,  avant  les  saints  musulmans, 
s'étaient  assemblés  pour  décider  dans  leurs  muets  regards  du 
sort  des  mortels.  Qu'avait  apporté  l'invasion  musulmane  ?  Une 
conquête  et  non  un  apostolat  :  elle  n'avait  pas  changé  les  habi- 
tudes du  cœur,  ni  déraciné  la  fleur  antique  et  sauvage;  la  fleur 
païenne  que  les  conquérans  au  nom  de  Mahomet  avaient  fau- 


ESQUISSES    MAROCAINES.  99 

chce  du  tranchant  de  leurs  cimeterres  renaissait  fatalement  sur 
le  sol  islamisé.  Les  sources  et  les  arbres  sacrés  devenaient  les 
sources  et  les  arbres  marabouts.  Et  dans  le  cœur  ténébreux  de 
l'ignorant  docile  à  la  volonté  de  son  maître  et  docile  aussi  aux 
enseignemens  de  sa  vie  chétive  se  superposaient  les  deux 
cultes  :  celui  que  de  toute  la  ferveur  de  son  âme  il  avait 
embrassé  et  aussi  celui-là  même  que,  docile  au  Coran,  il  vouait 
à  la  haine  et  à  l'enfer. 

Le  pâtre  passe  avec  son  troupeau  1  II  voit  rougeoyer  lo  soir, 
il  s'arrête  et,  les  bras  étendus,  la  face  tournée  vers  la  Mecque, 
il  récite  la  dernière  prière  du  jour.  Puis  il  se  penche  et,  dévol, 
boit  au  creux  de  sa  main  une  gorgée  de  l'eau  maraboute,  a  la 
source  où,  tout  petit,  son  père  l'a  conduit. 

Alors,  dans  le  silence  de  la  plaine,  le  passant  d'Europe  qui 
cherche  à  entendre  et  h  comprendre,  peut  saisir  deux  voix.  Au 
dernier  rayon  du  jour,  le  prophète  rappelle  à  sa  créature  que 
Dieu  est  le  maître  de  la  lumière  et  des  ténèbres  et  qu'il  sied  à 
l'homme  de  prier,  de  se  prosterner  et  d'adorer.  Et  dans  le  frisson 
des  aulnes,  dans  le  bruissement  des  sources  résonne  le  petit  rire 
des  dieux  antiques  et  rustiques,  qui  prenaient  ici  leurs  ébats  et 
n'ont  point  été  tout  à  fait  délogés.  Le  pied  de  bouc  du  petit  dieu 
n'a  pas  laissé  d'empreinte  dans  l'eau  fuyante.  Elle  naît,  renaît, 
et  s'écoule  sans  rien  retenir  des  jours  qui  se  sont  écoulés  sur 
ses  bords.  Mais  au  cœur  de  l'ignorant,  docile  à  toutes  les 
empreintes,  le  petit  pied  divin  a  laissé  sa  trace.  Au  livre  du 
passé  musulman  le  pâtre  n'a  jamais  lu,  mais,  non  plus,  il  n'a 
jamais  effacé.  Il  porte  toute  une  épigraphie  sur  ce  cœiir  qui  ne 
battra  que  le  cours  d'une  vie  et  où  nous  lisons  une  histoire  vingt 
fois  séculaire.  Le  marabout  apportait  sa  chaîne  mystique  qui  le 
reliait  au  ciel,  mais  à  ses  mains  qui  promettaient  le  bienfait 
les  hommes  forgeaient  tout  de  suite  une  autre  chaîne  qui  des- 
cendait de  plus  en  plus  profondément  au  tréfonds  tremblant 
des  âmes  et  reliait  ensemble,  pour  en  faire  les  auxiliaires  du 
bonheur,  toutes  les  créatures  de  la  terre  conscientes  et  incons- 
cientes, vivantes  ou  inertes,  les  arbres,  les  eaux,  le  sable,  le 
plomb  qui  fait  les  amulettes,  les  cailloux  qui  jetés  au  Sebou 
conjurent  la  sécheresse.  La  sainteté  et  la  puissance  étaient  par- 
tout, excepté  dans  le  cœur  de  l'homme  qui  courait  égaré  d'une 
créature  à  l'autre  dans  le  cycle  infrangible.  Un  instant  le 
pauvre  dévot  avait  cru    saisir   la    chaîne  mystique  et  s'ouvrir 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  voies  certaines  de  l'au-delà,  mais  plus  sensible  a  ce  qu'il 
voyait  qu'à  ce  qu'il  ne  voyait  pas,  il  saisissait  la  chaîne  d'en 
bas,  et  pauvre,  ignorant,  solitaire,  il  se  retrouvait  après  un 
songe,  agenouillé  au  bord  des  fontaines,  les  pas  dans  les  pas 
de  ses  ancêtres,  comme  eux  n'adorant  qu'un  dieu  de  limon  :  le 
marabout  conjurateur  des  esprits. 

Laissons  le  pauvre  solitaire,  et  regardons  le  tableau  que  nous 
a  laissé  l'héroïque  Coppolani  d'un  jour  de  joie,  d'un  jour  de 
fête,  l'Haïd  El  Kédir.  Les  coqs  chantent  et  dans  le  frisson  du 
matin  l'aurore  s'annonce.  Un  fellah  sort  de  son  gourbi  boueux, 
il  se  dirige  vers  un  monticule  et  le  gravit  de  son  pas  régulier.  Il 
se  place  en  face  du  soleil  levant  et  récite  la  prière  du  fadjer.  Ses 
voisins  tour  à  tour  apparaissent  et  suivant  ses  pas  le  rejoignent. 
Ensemble  ils  invoquent  Allah-Taada.  On  dirait  des  prêtres 
antiques  célébrant  le  culte  du  soleil.  Après  la  prière,  ils  s'assient 
en  cercle  couvrant  leurs  pieds  d'un  pan  de  leurs  burnous  ;  le 
capuchon  rabattu  sur  la  tête,  la  tête  appuyée  sur  l'avant-bras  et 
le  coude  sur  les  genoux.  Alors,  les  yeux  perdus  dans  l'espace, 
ils  contemplent  en  silence  la  lente  fantasmagorie  de  l'aurore,  les 
colorations  des  nuages,  l'éveil  de  la  terre,  le  glissement  de 
la  lumière  dans  l'ombre.  Ce  spectacle  que  nulle  réflexion,  nulle 
spéculation  n'épuise,  leur  est  merveilleusement  nouveau  ;  ils 
sont  devant  lui  passifs  et  heureux  comme  sont  les  arbres, 
comme  est  la  terre  elle-même  qui  sent  la  fraîcheur  de  la  rosée. 
Ainsi,  abîmés  dans  cette  contemplation,  ils  sont  comme  les  fan- 
tômes humains  qu'une  obscure  Erda  verrait  en  songe,  tandis 
qu'elle  roule  dans  l'espace  portant  en  elle  la  mélancolie  d'une 
destinée  invariable,  sans  but  et  sans  jeu.  C'est  ainsi  qu'elle  doit 
percevoir  toutes  ces  créatures  humaines  dont  elle  sent  pour 
quelques  jours  les  pas  vivans  effleurer  sa  robe  et  qu'elle  porte 
ensuite,  pour  les  siècles  couchés,  immobiles,  ensevelis  dans  son 
sein.  Mais  nos  fellah,  plongés  dans  l'extase  du  silence,  se 
réveillent.  Ce  ne  sont  point  des  fantômes,  les  voici  debout. 
Musulmans  pénétrés  de  la  solennité  du  jour  de  fête  et  qui  rient 
à  l'avance  au  plaisir  de  dépecer  le  mouton  fumant  et  d'en 
arracher  les  peaux  croustillantes.  S'ils  ont  choisi  ce  petit  mon- 
ticule pour  y  prier  et  pour  y  offrir  tout  à  l'heure  le  sacrifice, 
c'est  qu'il  y  a  ici  un  lieu  consacré,  non  pas  la  Koubba  classique, 
mais  la  mzara,  sépulture  du  marabout  connu  ou  inconnu. 
Quelques  pierres  superposées,  un  arbre  isolé,  peut-être  seulement 


ESQUISSES    MAROCAINES.  101 

un  tertre  un  peu  surélevé,  ont  été  l'occasion'  d'une  légende, 
d'une  consécration.  Un  jeune  homme  apporte  un  bélier  le  plus 
beau  du  troupeau,  celui  qu'un  collier  d'amulettes  a  préservé  de 
tout  mal.  Alors  l'un  des  fellah  déposant  son  burnous,  un 
genou  à  terre,  prenant  appui  d'une  main  sur  la  corne  recour- 
bée du  mouton,  tire  son  couteau.  L'animal  tombe  :  le  sang 
coule.  Celui  qui  n'a  pas  un  bélier  apporte  son  plus  beau  coq  : 
le  marabout  a  besoin  des  ofirandes.  L'humble  sacrifice  étant 
accompli,  les  hommes  se  retirent  pour  vaquer  à  leurs  travaux 
en  attendant  l'heure  du  festin.  Alors  les  femmes  viennent  à  leur 
tour,  procession  lente  et  blanche.  Qu'ont-elles  à  offrir?  Les 
petits  vases  de  terre,  qu'elles  font  de  leurs  mains.  Elles  les 
déposent  en  cercle  sur  la  sépulture  vraie  ou  supposée  de  l'être 
bienfaisant  et  mystérieux  qui  a  un  nom  ou  qui  n'en  a  pas,  dont 
le  corps  gît  peut-être  sous  ces  pierres,  comme  aussi  elles  ne 
marquent  peut-être  que  la  parcelle  de  terre  où,  dans  les  cultes 
anciens,  le  sang  fut  déjà  répandu,  le  sacrifice  offert  aux  puis- 
sances invisibles,  où  des  larmes  furent  versées,  où  des  supplica- 
tions furent  proférées,  humble  temple  qui  a  résisté  au  temps  plus 
que  nos  plus  augustes  édifices.  Si  ce  nom  de  marabout  n'était 
pas  sans  cesse  prononcé  par  des  lèvres  passionnées,  si  vous  ne 
lisiez  dans  les  yeux  des  dévots  cette  ferveur  islamique  qui  se 
manifeste  par  la  haine  du  chrétien,  si  le  nom  de  Mahomet  ne 
résonnait  pas  à  tout  instant,  on  se  croirait  revenu  au  temps 
d'Abraham,  et  les  mêmes  mots  reviennent  toujours  aux  lèvres  : 
paysage  biblique!  Les  femmes  s'en  retournent,  stèles  vivantes; 
les  plis  blancs  des  haïks  sur  leurs  corps  ont  le  poids  de  la  pierre. 
La  plus  jeune  du  cortège  jette  dans  le  dernier  vase  un  grain 
d'encens,  et,  sur  la  mzara,  une  petite  fumée  odorante  s'exhale, 
monte  en  spirales  impalpables  cherchant  le  ciel.  A  la  même 
heure,  dans  tout  le  Moghreb,  tous  les  hommes,  satisfaits  d'avoir 
vu  couler  le  sang  du  mouton,  découpent  sa  chair,  la  regardent  rôtir 
àlaflammedessarmens  et  s'engorgent.  Les  mystérieuses  mzaras, 
les  tombes  de  tous  les  marabouts  connus  ou  inconnus  ont 
recueilli  les  sacrifices  et  les  offrandes  :  la  terre  a  bu  le  sang 
rouge,  les  fumées  d'encens  se  répandent.  Les  marabouts  sont 
contens.  Mais  dans  ces  cortèges  de  dévots  de  plus  anciens 
qu'eux  ont  reconnu  leurs  fidèles  :  les  dieux  du  paganisme  ont 
reçu  les  mêmes  sacrifices,  respiré  les  mêmes  fumées  ;  ils 
goûtent  leur  secrète  immortalité. 


102 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Gomment  les  cultes  se  sont  succédé  sur  cette  terre  africaine 
où  tant  de  lieux  sont  muets  pour  l'histoire;  comment  les 
légendes  se  sont  transmises  et  transformées,  comment  elles  ont 
reçu  une  sorte  de  baptême  islamique,  c'est  l'affaire  de  nos 
savans  et  de  nos  chercheurs.  Ils  ne  nous  ont  pas  manqué  :  ils 
nous  laissent  et  nous  donnent  encore  leurs  admirables  et  patiens 
travaux.  Ils  nous  disent  à  quelle  souvenance  relier  le  sacritice 
du  bélier  et  celui  du  taurillon  noir  et  les  noms  des  légions  de 
dieux  champêtres,  qui  protégeaient  les  familles.  Dans  la 
position  des  pierres  de  la  mzara,  dans  la  forme  de  la 
pierre  levée,  ils  reconnaissent  la  figure  d'un  siècle,  ils 
retrouvent  dans  le  chemin  que  suit  le  pâtre,  l'attraction 
secrète  qui  le  ramène  à  l'immémorial  passé.  On  voudrait 
n'avoir  écrit  ces  lignes  que  pour  susciter  des  lecteurs  aux 
travaux  de  M.  Douttée,  de  M.  Rinni,  de  Goppolani,  qui  paya  de 
sa  vie  ses  audacieuses  recherches  dans  le  fonds  des  secrets  isla- 
miques, de  M.  Salmon,  mort  prématurément  et  qui  a  laissé  si 
modestement  ses  précieuses  notes  dans  les  archives  marocaines. 
Ceux  qui  veulent  vraiment  voir  autre  chose  que  la  sente  aride,, 
les  processions  blanches,  les  douars  clos  comme  des  rucheâ 
d'abeilles,  qu'ils  lisent  !  Alors  les  longues  étendues  de  plaine 
déserte,  si  monotones  au  voyageur,  s'animent  :  la  terre  parle, 
les  hommes  impassibles,  les  femmes  cachées  dans  les  haïks, 
muettes  comme  les  spectres,  les  pierres,  les  arbres,  les  eaux, 
les  petits  dômes,  tout  vit,  tout  a  un  nom. 

Nos  savans,  ils  ont  attendu  le  marabout,  l'ouali,  le  saint, 
quand  il  arrivait  au  village,  le  Livre  Saint  dans  sa  besace.  Ils 
l'ont  vu,  portant  sur  ses  épaules,  le  mezoued  contenant  la  galette 
de  pain  noir,  les  figues  et  les  olives.  Il  tenait  accroché  à  sa 
ceinture  le  long  tuyau  de  fer  blanc  où  était  roulé  le  parchemin 
prestigieux,  l'arbre  généalogique,  talisman  des  talismans 
contrôlé  souvent  pour  un  peu  d'argent  par  l'autorité  officielle. 
Comme  tout  était  facile  !  Pour  donner  ou  pour  rendre  la  ferveur 
islamique  à  un  lieu  qu'habitaient  déjà  les  génies,  où  les  talis- 
mans, les  augures,  les  présages  réglaient  depuis  toujours  la  vie 
des  hommes,  il  n'avait  qu'à  en  prendre  possession  au  nom  du 
Prophète.  Point  n'était  besoin  de  renverser  des  autels  ou  d'édi- 
fier des  temples.  Nulle  théologie  précise  ne  venait  se  substituer 
à  des  conceptions  définies.  L'ouali  apparu  comme  par  miracle, 
établi  sous  sa  tente  uu   lieu  qu'une  légende  chère  consacrait, 


ESQUISSES    MAROCAINES. 


403 


attendait  l'efiet  sûr  du  mystère  attaché  à  sa  venue,  à  sa  per- 
sonne. Et  le  fellah  pour  obéir  à  cette  attraction,  n'avait  qu'à 
suivre  le  chemin  déjà  familier,  il  y  venait  à  pas  plus  fermes 
et  plus  pressés  sachant  que,  là  où  il  avait  tant  de  fois  invo- 
qué les  génies  invisibles,  un  être  humain  enfin  l'attendait, 
l'écouterait  et  lui  répondrait.  L'ouali  disait  «  Dieu  est  Dieu,  »  le 
fellah,  ses  yeux  flambans  et  dociles  fixés  sur  les  yeux  de  son 
maître,  répétait  Dieu  est  Dieu,  u  Fais  l'aumône,  disait  le  mara- 
bout. Nourris  celui  qui  t'apporte  la  parole  divine  et  détient  la 
baraka.  Allah  te  bénira.  «Elle  fellah  apportait  à  l'ouali  le  bélier 
aux  belles  cornes,  le  coq  blanc,  comme  son  père  les  portait  avant 
lui  devant  la  pierre  levée,  ou  le  petit  tumulus  de  terre.  Il  s'en 
retournait  remercié  et  béni  croyant  avoir  vu  enfin  de  ses  yeux 
mortels  celui  dont  il  avait  tant  de  fois  invoqué  l'esprit  invi- 
sible. Comme  une  forme  nouvelle  se  coule  dans  les  moules 
anciens,  le  culte  qu'enseignait  le  marabout  et  ensuite  le  culte 
du  marabout  lui-même  s'infiltrait  dans  les  âmes,  dans  les  choses, 
dans  la  terre  elle-même. 

Le  paysan  isolé  dans  la  plaine  ou  retiré  dans  sa  montagne, 
pouvait-il  savoir  quand  il  aidait  l'envoyé  à  poser  sa  tente  que 
ses  mains  coopéraient  à  la  construction  de  la  citadelle  isla- 
mique, où  l'âme  africaine  allait  se  retrancher,  farouche,  immo- 
bile? Pauvre,  inculte,  il  n'avait  pas  comme  les  Hébreux  adoré  le 
veau  d'or,  ni  sculpté  dans  la  pierre  ou  le  bois  les  dieux  que  le 
Prophète  abhorre,  et  contre  lesquels  le  Livre  jette  le  perpétuel 
anathème.  Pour  cet  enfant  de  la  nature,  le  changement  était 
invisible  et  presque  insensible.  Si  le  marabout  ne  tolérait  pas 
les  dieux,  il  tolérait  toutes  ces  hordes  d'esprits  qui  assiègent  une 
âme  et  la  font  se  rendre  à  merci.  Du  paganisme  à  l'islamisme 
ainsi  compris  il  n'y  avait  que  l'ombre  d'une  ombre.  Il  n'y  a  de 
Dieu  que  Dieu,  balbutiait  le  fellah,  retournant  à  son  gourbi  par 
les  chemins  incertains.  Mais  sur  son  cœur  il  serrait  les  amu- 
lettes et  les  talismans  que  l'ouali  lui  avait  donnés.  Il  y  contem- 
plait avec  vénération  les  hiéroglyphes  que  l'ouali  y  avait  ins- 
crits. Dans  toutes  les  heures  de  danger,  il  y  portait  sa  main 
tremblante.  Le  vrai  Dieu,  l'Unique  était  dans  le  petit  sac  de 
cuir.  L'enfant  du  fellah,  dès  que  ses  doigts  incertains  voulaient 
saisir  un  objet,  trouvait  sur  sa  poitrine,  pendu  à  une  petite 
cordelette,  l'enveloppe  où  étaient  enfermées  sous  une  forme  indé- 
chiffrable les  formules  et  les  prières  qui  le  liaient  h  une  reli- 


104  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gion  dont  il  n'aurait  peut-être  jamais  qu'une  vague  notion.  II 
n'importait  pas  de  savoir,  mais  de  croire  et,  surtout,  d'obéir. 
Toute  sa  vie,  le  mystérieux  serment  de  fidélité  au  prophète,  de 
haine  au  chrétien,  d'esclavage  au  marabout  et  aux  esprits,  l'en- 
fant allait  le  porter  dans  les  sachets  triangulaires,  dans  les  tuyaux 
en  roseau,  en  corne,  en  fer  blanc.  Il  était  voué.  Son  âme  n'était 
plus  que  le  petit  jouet  de  la  volonté  d'un  autre  et  peut-être  de 
ses  folies.  Eùt-on  trouvé  sur  son  cadavre  (car  la  mort  seule  peut 
l'en  dessaisir),  les  fragmens  de  parchemin,  en  vain  eût-on  essayé 
d'y  lire.  Le  marabout  y  inscrit  les  formules  en  caractères  vides 
de  sens.  Ainsi  l'infidèle  ne  les  connaîtra  point.  Seuls  les  esprits, 
pour  qui  elles  sont  faites,  les  lisent,  comprennent  les  adjura- 
tions, les  conjurations  enchevêtrées  en  un  labyrinthe  où  les 
yeux  et  la  pensée  s'égarent;  ils  ont  dicté  les  sermens  farouches, 
les  menaces,  les  prophéties,  le  mystère  des  nombres  cabalisti- 
ques. Avec  joie  ils  reconnaissent  les  imprécations  funèbres  qui 
appellent  la  mort  contre  celui  qui  tenterait  de  troubler  leur 
royaume.  Ils  le  tiennent,  le  musulman  iconoclaste,  le  fils  jaloux 
du  Dieu  jaloux.  Et  si  le  bon  et  fidèle  musulman  réservait  à 
l'Ange  Gabriel,  sur  sa  tête  rasée,  une  mèche  de  ses  cheveux 
pour  être  emportée  au  Paradis  de  Mahomet,  il  livrait  son  cœur 
sans  défense  aux  hommes  qui  se  faisaient  dieux  et  aux  légions 
noires  des  démons. 

Ainsi  rien  n'était  changé,  les  petits-fils  de  Mahomet  par 
Fatma,  sa  fille  chérie,  avaient  eux-mêmes  des  petits-fils  qui 
avaient  eux-mêmes  des  descendans;  à  la  polygamie  païenne  suc- 
cédait la  polygamie  musulmane,  à  l'ignorance  antique,  l'igno- 
rance présente  et  les  esprits  de  la  nature  sollicitaient  comme 
autrefois  les  enfans  de  la  nature  do  ne  pas  s'éloigner  d'eux.  Ils 
les  tenaient  dans  cette  alternance  de  crainte  et  d'espoir  que 
donne  la  présence  reconnue  d'une  puissance  invisible  et  despo- 
tique. Mahomet,  qui  avait  dit  tant  de  fois  :  je  ne  suis  que  l'en- 
voyé de  l'Un,  devenait  le  Dieu  vivant  présent  en  ses  descen- 
dans et  prince  aussi  des  puissances  d'en  bas.  Les  tombeaux  des 
marabouts  morts  se  multipliaient  et  les  marabouts  vivans  pul- 
lulaient. Selon  leur  naissance  authentiquement  ou  fallacieuse- 
menl  chérifienne,  selon  la  contrée  où  ils  étaient  nés,  leur  degré 
de  culture,  leurs  tendances  personnelles,  ils  étaient  riches  ou 
pauvres,  vertueux  ou  vicieux,  disposés  à  faire  l'aumône  ou  cyni- 
quement à  l'exiger.  Ils  ne  relevaient  d'aucune  autorité,  d'aucune 


ESQUISSES    MAROCAINES.  105 

règle,  l'Esprit  soufflait  en  eux  et  le  nom  du  Prophète  leur  ser- 
vait d'égide.  A  leur  voix,  les  dévots  accouraient,  ils  les  menaient 
dans  les  ombres.  Le  royaume  de  Dieu  n'est  ni  dans  le  ciel,  ni 
sur  la  terre,  il  est  dans  le  cœur  de  l'homme.  Là  seulement,  dans 
le  mystère  du  cœur  purifié,  croît  le  tronc  triomphant  dont  les 
rameaux  touchent  le  ciel.  Né  sacré,  délivré  du  mal,  le  marabout 
s'asservi.ssait  les  âmes  de  par  les  droits  d'une  sainteté  absolue, 
inaltérable,  indépendante  de  l'idée  de  mérite  ou  de  démérite 
contre  laquelle  nulle  force  humaine  et  nulle  raison  ne  prévaut 
et  dont  la  présence  redoutable,  survivant  à  la  mort,  se  fixe 
éternellement  dans  un  tombeau. 

Mais  le  jeu  naturel  de  la  vie,  l'expérience  quotidienne,  le 
flair  politique  dont  est  si  naturellement  doué  celui  qui  veut 
commander  dans  un  pays  mal  gouverné,  oii  les  âmes  sont  à 
prendre,  faisait  souvent  comprendre  au  marabout  que.  bienfaisant 
et  secourable,  il  aurait  une  puissance  d'attraction  plus  forte  et 
laisserait  dans  les  mémoires  un  souvenir  plus  cher  et  plus 
long.  Et  plus  d'un  entrait  vraiment  dans  son  rôle  de  chef 
et  de  bienfaiteur,  largement  payé  de  ses  velléités  généreuses 
par  le  prestige  qu'elles  lui  valaient,  par  l'extension  de  sa 
renommée,  par  les  dons  volontaires  qui  affluaient  à  sa  demeure, 
par  le  rayonnement  d'amour  et  d'influence  qui  émanait  de  sa 
personne  et  faisait  naître  partout  l'enthousiasme  et  le  bonheur. 
Et  si  les  uns,  impunément  menteurs,  vivaient  de  l'imposture  des 
miracles  ou  se  complaisaient  dans  le  demi-délire  de  la  joie  et 
la  léthargie  de  l'abrutissement,  d'autres  devenaient  vraiment 
des  chefs,  des  patrons,  prenaient  possession  de  milliers  d'âmes 
en  peine  qui  ne  demandaient  qu'à  être  prises  ou  conduites. 
Entre  les  exactions  du  caïd  qui  prenait  tout  et  ne  donnait  rien 
et  les  pieuses  exigences  du  chcrif  qui  ne  recevait  que  pour 
rendre  en  largesses  spirituelles  et  temporelles,  le  pauvre  n'hé- 
sitait pas.  Il  donnait  son  argent  au  caïd,  mais  au  chérif  il  re- 
mellait  passivement,  passionnément  sa  personne.  Au-dessus  de 
ces  multitudes  qui  venaient  à  lui,  le  vrai  chérif  se  haussait 
assez  pour  devenir  une  puissance  avec  laquelle  comptent  les 
plus  grands  de  ce  monde,  le  Chérif  des  chérifs,le  Sultan  lui- 
même,  qui  s'appuyait  souvent  sur  son  pouvoir  spirituel  pour 
imposer  l'obéissance  ou  le  tribut  dans  les  régions  difficiles  où 
le  pouvoir  polititique  et  lointain  était  ignoré  ou  méconnu. 

Ainsi  s'établissait  non  une  hiérarchie,  mais  une  gradation  du 


106 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


marabout  le  plus  élevé  en  sainteté,  en  pouvoir,  au  marabout 
fallacieusement  thaumaturge,  demi-fou  et  demi-sorcier.  Et  le 
système  musulman  mal  dégagé  du  système  païen  s'était  ainsi 
formé  qu'autour  de  Mahomet  gravitaient  toutes  ces  saintetés, 
toutes  ces  dévotions  encore  pénétrées  de  l'anthropolâtrie  et  de 
l'idolâtrie  que  le  prophète  de  l'Un  avait  voulu  abolir.  Lui,  le 
destructeur  des  dieux,  il  avait  enfanté  des  dieux,  des  dieux  sages 
et  attentifs,  et  des  dieux  difformes,  des  dieux  séparés  de  l'hu- 
manité par  cette  sainteté  qui  les  mettait  hors  la  loi  et  les  sacrait 
incorruptibles,  des  dieux  parfois  aussi  incapables  et  aussi 
insensibles  que  les  idoles  de  bois  que  le  Prophète  avait  renver- 
sées de  ses  mains  indignées  sur  les  autels  de  la  Mecque  dans 
le  Temple  d'Abraham. 

Voyez  aujourd'hui  à  Tanger,  sur  la  voie  bordée  d'aloès, 
aiguës  et  lisses  comme  des  épées,  une  foule  d'hommes  en  bur- 
nous blancs  et  en  djellabs  de  poils  de  chameaux  faire  cortège 
au  chérif  d'Ouezzan.  Mouley  Ali,  fils  d'Abelsalem,  descendant 
du  Prophète,  droit  sur  sa  mule,  chemine  au  pas,  les  pieds  im- 
mobiles engagés  dans  les  grands  étriers  d'argent.  11  va,  la  tête 
un  peu  rejetée  en  arrière  pour  bien  montrer  au  peuple  sa  face 
grave,  un  peu  bronzée.  Ses  yeux  clos  ne  dispensent  aucun 
l'égard.  Retiré  dans  sa  lointaine  grandeur,  il  semble  ne  perce- 
voir ni  les  clameurs  d'adoration,  ni  les  baisers  dévots  effleurant 
ses  pieds  sacrés.  Le  pan  de  son  burnous  rejeté  sur  l'épaule  se 
prête  aux  attouchemens  des  mains  avides  qui  croient  y  saisir 
quelque  effluve  de  sainteté.  Il  va,  dans  le  murmure  des  louanges 
et  des  prières.  Pas  un  tressaillement  de  sa  face  ne  doit  trahir  sa 
fatigue  ou  son  orgueil.  Il  converse  avec  les  cieux,  absent  de  ce 
monde.  C'est  bien  l'idole,  impassible  comme  la  statue  aux  yeuj^ 
d'émail  qui  recevait  sur  ses  pieds  glacés  les  baisers  des  anciens. 
Il  ignore  ce  peuple  qui  presse  sa  mule  et  au-dessus  duquel  il 
est  porté  comme  une  statue  sur  son  piédestal.  Il  sait  que  plus  il 
semblera  lointain,  inaccessible,  plus  il  semblera  divin,  absorbé 
dans  le  rêve  hiératique,  communiant  avec  la  puissance  d'en 
haut  restée  visible  en  sa  personne.  Les  tapis  jetés  sous  ses  pas 
sont  enviés  par  ceux  qui  voudraient  lui  faire  un  tapis  de  leurs 
corps.  Il  revient  après  une  absence,  il  est  allé  dans  ses  provinces 
spirituelles  récoltant  les  ziara.  Aux  flancs  des  mules  qui  forment 
son  convoi,  les  sacs  de  douros  sont  pleins.  Derrière  lui  vient  son 
fils,  héritier  de  la  Baraka,  qui  apprend  son  rôle  de  prince  spiri- 


ESQUISSES    MAROCAINES.  107 

tuel.  L'enfant  monté  sur  la  petite  mule  est  gardé  par  les  grands 
esclaves  noirs  qui  frayent  à  coups  de  trique  sur  le  peuple  trop 
dévot  un  chemin  à  leur  maître.  La  grosse  tête  ronde  de  l'enfant 
est  déjà  coiffée  du  fez  et  par-dessus   ses  cottes  pend  le  burnous 
blanc  dont  les  pans  s'oiïrent  déjà  aux   mains  pieuses.  Il  a  déjà 
cet  air  un  peu  fermé  des  jeunes  princes  dressés   trop  tôt  aux 
gestes  d'une  étiquette  lassante.  Quel  attendrissement  dans  les 
regards,  dans  les  bénédictions  véhémentes  des  femmes  massées 
sur  le  chemin. Elles  entr'ouvent  le  haïk  pour  mieux  contempler 
le  père  et  le  fils    marabouts,  l'espérance   vivante  ;    celui  dont 
la  longue  dynastie  représente  l'éternité  du  passé  et  de  l'avenir. 
L'enfant  ferme  les  yeux  comme  son  père  et  entre  inconsciem- 
ment dans  son  rôle  d'idole  aveugle  et  complaisante.  La  vieille 
''réature  qui  se  traîne  hors  de  sa  masure  pour  venir  baiser  le 
pan  du  burnous  ou  toucher  de  ses  doigts  tremblans  la  petite 
babouche    voit-elle  en  cet  enfant  muet-aveugle  une  puissance 
bien  différente  de  celle  qu'elle  a  appris,  au  cours  de  sa  vie  misé- 
rable, à  sentir,  à  redouter,  cette  puissance  aveugle  de  la  nature 
que  rien  ne  peut  fléchir,  qui  dispense  le  froid  et  le  chaud,  les 
déluges  qui  pourrissent  la  terre  et  les  ondées    qui    la  rafraî- 
chissent. Le  père  et  l'enfant  deviennent  l'incarnation  vivante  de 
tous  les  obscurs  rêves  qui  ont,  au  cours  des  siècles, hanté  l'esprit 
des  faibles  hommes  au  sujet  des  dieux.  Car  ce  ne  sont  pas  des 
saints,   ce    sont   vraiment  des    dieux.    Le   saint   conquiert   le 
paradis  et  le  dieu  y  est  né,  il  y  demeure  d'un  droit  imprescriptible  : 
ses  actions  ne  seront  pas  pesées  au  jour  de  la  justice.  Il  est 
parce  qu'il  est.  Ses  premiers  vagissemens  faisaient  déjà  partie 
des  mystérieux  murmures  de  l'au-delà  que  le  fellah  croit  entendre 
dans  les  bruit  inouïs  de  la  nuit,  dans  les  battemens  d'ailes  des 
grands  oiseaux  qui  passent  en  migrations  au-dessus  des  douars 
comme    une    légion    volontaire    d'esprits  qui  va  vers  un  but 
certain.  Les  plaintes,  les  rires,   les  cris  de  l'enfant  marabout 
avaient  un  sens  caché  que  n'ont  pas  les  plaintes  et  les  rires  des 
enfans  des  hommes.  Ils  répondaient  au  bruissement  des  grandes 
asphodèles  que  le  vent  courbe  toutes  en   même  temps  et  qui 
semblent  frémir  de  crainte  sous  une  voix  souveraine,  aux  sin- 
guliers appels  des  coqs  à  l'aurore,  au  chuchotement  des  ruis- 
seaux, à  toutes  ces   voix    secrètes,    éparses,   inquiétantes.    Le 
petit  marabout  faisait  partie  de  ce  monde  éternel  qui  n'a  pas  à 
répondre  de  ses  caprices  et  courbe  l'homme  sous  ses  lois.  Si  une 


108 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


saine  tradition  de  famille,  l'intelligence  naturelle,  le  goût  de 
domination  réfléchie,  et  l'ambition  de  traiter  de  puissance  à 
puissance  avec  les  grands  l'emporte,  enfin,  si  dieu  il  devient 
homme,  tant  mieux  ;  là  où  il  régnera  il  fera  un  peu  justice,  il 
suppléera  à  l'absence  d'une  autorité  établie,  il  apaisera  les  que- 
relles. S'il  demande  et  reçoit  les  aumônes,  il  les  rendra  en  lar- 
gesses. Sa  maison  sera  l'abri  du  pauvre  et  le  grenier  de  celui 
qui  a  faim.  Toujours  les  galettes  de  pain  sans  levain,  les  couss- 
couss  fumans  sous  les  couvercles  pointus  de  bois  bariolé  seront 
prêts  pour  le  pèlerin  :  les  ziara  reviendront  à  ceux  qui  les  auront 
données.  On  reconnaîtra  la  maison  du  Chérif,  au  va-et-vient  de 
pauvres  hères.  Les  aveugles  portant  bâton  et  besace  y  monte- 
ront à  pas  tremblans,  au-dessus  d'elle  voleront  les  milliers  de 
colombes  attirées  par  le  grain  sans  cesse  répandu.  Elles  se  mul- 
tiplieront dans  ces  jardins  d'abondance,  et  de  loin  leurs  tour- 
noiemens,  qui  jettent  des  éclairs  bleus,  leurs  roucoulemens 
tendres  signaleront  la  maison  bénie  où  l'aumône  attend  le 
pauvre.  Le  marabout,  le  chérif  sera  riche,  mais  riche  pour 
donner  et  dans  ses  mains  les  humbles  offrandes,  les  petites 
pièces  hassanes,  les  jarres  d'huiles,  les  pannerées  d'olives  sem- 
bleront se  multiplier  à  miracle.  Et  vraiment,  pour  avoir  donné 
un  épi,  le  pauvre  qui  le  soir  trouvera  une  place  autour  du 
cousscouss,  une  natte  la  nuit  pour  s'y  coucher,  un  coussin  de 
cuir  pour  reposer  sa  tête,  se  sentira  béni  et  payé  au  centuple. 
Ainsi,  le  petit  enfant  qui  monte  derrière  son  père,  les  yeux 
fermés,  par  la  voie  bordée  d'aloès,  sera  devenu  le  marabout  clas- 
sique, le  vrai  chérif  qui  reçoit  des  mains  paternelles  une  tradition 
raisonnable  et  respectable.  S'il  se  prête  aux  dévotions  rendues 
à  sa  personne,  s'il  se  raidit  et  s'isole  dans  l'attitude  d'un  dieu 
lointain,  c'est  pour  répondre  aux  aspirations  intimes  de  son 
peuple  en  qui  cgtte  sensation  de  la  distance  avive  la  joie  de 
contempler  un  envoyé  du  ciel.  Ce  devoir  rempli,  le  chérif  sait 
très  bien  ouvrir  les  yeux,  compter  les  ziaras,  les  répartir  en 
gardant  pour  lui-même  la  plus  riche  part;  il  sait  calculer  tous 
les  élémens  de  son  pouvoir  et,  selon  son  intérêt,  servir  l'auto- 
rité suprême  ou  se  dresser  en  face  d'elle.  Il  sait  aussi  mettre 
bas  les  armes  devant  le  chrétien,  ayant  tout  à  gagner,  devant 
l'autorité  large  et  juste  qui  s'établit  en  souveraine  civilisatrice, 
à  se  faire  son  auxiliaire,  pour  ainsi  dire,  son  lieutenant  et  son 
pensionné.   Devenu  son  serviteur,  il  demeure  le  maître  de  la 


ESQUISSES    MAROCAINES.  109 

foule  :  la  baraka  est  sur  lui.  Devant  le  signe  invisible  la  violence 
cède  ou  négocie. 

Mais  au-dessous  de  lui  quelle  série  s'enchaîne  et  où  en  est 
le  terme,  pour  ne  parler  que  des  hommes!  Le  petit  gnome  aux 
yeux  saillans,  aux  membres  tordus  qui  regarde  sauter,  sur  sa 
poitrine,  les  petits  sachets  de  cuir  et  se  balancer  sur  son  ventre 
les  flûtes  de  roseau,  c'est  aussi  le  marabout.  On  le  voit  dans  les 
dilfas  apparaître,  se  dandinant,  clopinant  et  chantant.  Sa  pré- 
sence apporte  l'élément  d'étrangeté  et  d'inspiration  triste  que 
donnait  autrefois  la  venue  des  nains  et  des  fous  dans  nos 
festins.  Tout  lui  est  permis.  Par  dessus  l'épaule  des  convives 
le  marabout  plonge  la  main  dans  leur  assiette,  ou,  s'appro- 
chant  du  méchoui,  il  en  déchire  le  lambeau  le  plus  appétissant 
qu'il  fait  craquer  sous  sa  dent.  Faisant  la  ronde,  il  mendie  un 
peu  de  tabac.  Dévotement,  ses  fidèles  satisfont  ses  désirs,  et 
si  quelque  étranger,  un  chrétien,  est  présent,  ils  répriment  à 
l'avance  par  leur  gravité  défiante,  toute  question  incongrue, 
tout  sourire.  Si  la  filiation  du  pauvre  descendant  de  Mahomet 
n'est  pas  rigoureusement  établie,  qu'importe?  c'est  le  pays  de  la 
tradition  orale,  des  légendes,  des  on-dit.  On  révérait  le  père  du 
marabout  et  le  père  de  son  père  et  toute  la  contrée  est  impré- 
gnée de  leur  sainteté.  Une  génération  a  murmuré  et  légué 
vaguement  à  l'autre  des  récits  de  miracles.  Ses  étrangetés  le 
désignent  à  l'attention  des  fidèles.  Chez  les  êtres  simples, 
dépourvus  de  logique,  tout  en  sensations  extérieures,  les 
associations  d'idées  se  font  simplement  par  des  associations 
d'images.  Ils  s'en  tiennent  à  ce  que  leurs  yeux  enregistrent  et  les 
mêmes  manifestations  extérieures  entraînent  chez  eux  les 
mêmes  conclusions.  Qu'un  pauvre  diable,  sans  feu  ni  lieu, 
s'en  aille  errant,  clamant  le  grand  nom  d'Allah  et  proférant 
des  discours  inintelligibles,  c'est  qu'il  communique  avec  l'au- 
delà.  Qu'on  le  voie  à  genoux  battant  la  terre  de  son  front, 
c'est  un  saint  homme.  Qu'il  mendie,  l'aumône  lui  est  due.  Qu'il 
aille  la  tête  branlante,  les  yeux  vides  de  regard,  riant  d'un 
grand  rire  aigu  qui  semble  secouer  ses  épaules,  c'est  qu'il  voit 
ce  que  les  autres  ne  voient  pas,  et  entre  dans  la  joie  céleste 
ignorée  des  mortels.  Qu'il  pleure,  qu'il  gémisse,  il  voit  les  maux 
à  venir,  sa  plainte  est  une  prophétie  sinistre.  Qu'il  se  couche  à 
terre,  vautré  dans  le  sable,  c'est  que  les  esprits  ont  abattu  son 
corps  et  l'habitent.  Le  marabout  c'est  celui  qui  n'est  déjà  plus 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  monde  :  qu'il  meure,  il  sera  enfin  rentré  dans  son 
royaume.  Qu'une  femme  enfin,  en  ce  pays  de  pudeur  farouche, 
se  montre  nue  sur  le  souk,  qu'elle  y  rampe  comme  une  bête 
au  milieu  des  pastèques,  des  oranges,  des  clioux,  des  tas  de  char- 
bons et  des  ferrailles,  qu'elle  pousse  des  exclamations  rauques, 
elle  est  acceptée  et  vénérée.  A  toute  heure  on  la  voit,  gaupe 
sans  forme,  sans  nom  ;  dans  sa  crinière  noire  se  mêlent  les 
détritus  du  souk,  un  sombre  esprit  l'habite  ;elle  rôde  autour  des 
chevaux  et  des  mulets.  C'est  la  divinité  changée  en  bête.  Elle 
est  marabout.  Sur  le  souk,  elle  y  vieillit  noire  et  horrible  et 
sacrée. 

Sommes-nous  donc,  en  une  simple  promenade  autour  de  la 
ville  musulmane,  la  plus  accessible  et  la  plus  banale,  en  ou- 
vrant les  livres  les  mieux  connus,  r^rrivés  à  une  conception  de 
l'islamisme  si  différente  de  celle  que  nous  en  donnait  le  tableau 
vivant  si  beau,  si  régulier?  En  rentrant  par  la  porte  rose  ogivale, 
ne  verrons-nous  pas  le  muezzin  sur  son  minaret  rappelant  aux 
fidèles  qu'Allah  est  Allah  et  Mahomet  son  prophète  ?  Ne  ver- 
rons-nous pas  les  beaux  marchands  en  burnous  blancs,  dignes 
et  impassibles,  monter  à  la  mosquée  ;  les  nobles  et  orthodoxes 
ulémas  ne  passeront-ils  pas  en  portant  sur  leurs  visages  le 
dédain  magnifique  que  leur  inspire  leur  infaillibilité?  On 
croirait  n'avoir  pas  écrit  ces  lignes  en  vain,  si  l'on  avait  fait 
comprendre  avec  quelle  facilité  une  religion,  qui  n'établit  pas  sur 
la  pureté  de  la  vie  intérieure  la  notion  de  la  sainteté,  se  déforme 
et  ramène  les  âmes  aux  ténèbres  primitives  d'où  un  instant  elles 
avaient  cru  sortir.  Le  beau  et  l'horrible  se  touchent  et  se 
suspendent  à  la  même  origine.  Les  âmes  voient  de  leur  prison 
filtrer  la  lumière,  elles  se  précipitent  vers  l'issue,  —  et  pour  des 
milliers  d'entre  elles  la  porte  se  referme,  elles  demeurent  dans 
cette  nuit  sans  fin  ;  elles  s'y  complaisent,  elles  y  sont  nées,  elles 
savent,  comme  les  aveugles,  y  marcher  à  tâtons,  interprétant 
tous  les  sons,  toutes  les  lueurs,  tous  les  signes  perceptibles  aux 
sens,  qui  peuvent  les  aider  à  percer  le  mystère  de  leur  des- 
tinée. 

Voyez  le  beau  jeune  homme,  bien  pesant  sur  sa  mule,  qui 
passe  suivi  d'un  long  convoi  de  serviteurs,  de  femmes  et 
d'esclaves.  C'est  un  marchand  cossu  :  cela  se  voit  aux  belles 
lames  rayées  de  soie  de  son  burnous,  aux  ballots  d'étolTes 
juchés   sur  les  mules,  au  collier  de  grelots  qui  sonnent  au  cou 


ESQUISSES    MAROCAINES.  111 

de  sa  monture.  Que  porte-t-il  en  croupe?  Une  sorte  de  loque 
humaine,  un  mannequin  de  son,  que  l'on  a  hissé  avec  peine  en 
travers  de    la  selle,  et  dont    on  voit  pendre  les  jambes  noires 
flottantes  sous  les  guenilles.  La  tête  repliée  sur  la  poitrine  est 
secouée  au  pas  de  la   mule  ;  les    cheveux   gris    et   longs  sont 
hérissés  comme  les   poils  d'un   balai.  Le  jeune    marchand,   si 
grave,  si  beau,  avec  sa  face  placide  dans    le  collier    de  barbe 
noire,  porte  avec  lui  son  marabout,  son  talisman  vivant.  Le  soir, 
à  l'étape,  quand  se  seront  évaporées  dans  le  vent  froid  du   soir 
les  odeurs  de  graisse  sucrée  et  d'huile,  quand  se  seront  tus  les 
chants  et  les  grincemens  de  guitare,  on  verra  le  pauvre  être 
roder  autour  des  tentes  et  se  nourrir  des  miettes  tombées  de  la 
diffa.  Il  entassera  précieusement  dans  sa  giberne  les  chiffons, 
les  bouts  de  papiers  qui  se  distribueront  un  jour  en  reliques. 
Il  couchera  à  la  belle  étoile,  sur  une  petite  natte,  la  tête  sur  les 
fougères.  Nul  n'a  cure  de  sa  vieille  carcasse  qui  a  subi  le  froid, 
le  chaud,  la  dégradation  de  la  misère  et  de  la  vieillesse.  Sa  peau 
est  dure  et  noirâtre;  il  ressemble  aux  grimaçantes  statues  de  bois 
qu'adoraient  les  vieux  païens  et  que  le  temps  fendillait.  Nul  ne 
sait  011  il  est  né;  épave  de  divinité,  il  participe  encore  aux  privi- 
lèges des  dieux,  semble  né  pour  vivre  toujours.  Quand  les  voya- 
geurs seront  tous  endormis  et  que  les  bougies  seront  éteintes 
sous  les  petits  cônes  de  toile,  quand  le  silence  planera  sur  le  camp, 
on  entendra  un  étrange  chant  de  flûte  :  des  sons  spasmodiques, 
des  sifflemens  qui  ressemblent  au  hululement  doux  des  vents 
tièdes,  aux  appels  des  cormorans.  C'est  le  marabout,  le  derviche 
qui  souffle  dans  ses  roseaux.  Son  âme  démente  s'exhale  en  sons 
fantastiques,  qui  ont  tous  les  caprices  et  toute  la  tristesse  des 
esprits  de  la  nuit.  Le  voyageur  qui  s'endort,  bien  enroulé  dans 
ses  burnous,  la  tête  sur  les  coussins  de  cuir,  après  le  fumeux 
repas,  entend  le  chant  étrange  et  familier.  C'est  pour  lui  comme 
une  émanation  de  la  vie  qu'on  ne  voit  pas  et  qu'on  ne  comprend 
pas,  une  communication  avec  le  monde  mystérieux  qui  l'envi- 
ronne. Le  marchand  dort,  mais  son  marabout  chante  et  prie  :  le 
son  du  roseau  est  apaisant  et  doux  comme  si  l'haleine  tiède  du 
vent  le  traversait;  il  monte  incertain,  tremblant  dans  l'espace 
nocturne,  il  tremble  comme  tremble  la  lumière  des  étoiles,  et 
comme  tremble  la  petite  flamme  que  le  malade  aime  à  sentir 
près  de  lui,  qui  rassure  son  âme  dans  la  longue  nuit  hantée 
de  tristes  songes. 


112 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Demain,  en  arrivant  à  la  ville  des  palmiers,  des  sables  d'or, 
terme  de  son  voyage,  le  beau  marchand  cossu,  au  pas  ferme,  se 
rendra  la  tête  haute,  à  l'appel  de  l'iman,  à  la  mosquée.  Dans  la 
grande  cour  découverte,  où  le  soleil  tombe  d'aplomb,  il  fera  sa 
prière  et  ses  ablutions  rituelles.  Ses  yeux  se  poseront,  orgueil- 
leux, sur  les  arabesques  familières  et  sur  les  versets  du  Coran, 
creusés  dans  la  pierre  au  pourtour  des  pilastres.  L'odeur  des 
jasmins  tressés  dans  les  nattes,  dilatera  pieusement  ses  narines, 
embaumera  son  cœur.  Il  se  Sjsntira  heureux  et  glorieux  au 
milieu  de  ses  correligionnaires,  accomplissant  avec  exactitude 
tous  les  rites  du  culte  raisonnable  et  clair  qui  lui  a,  depuis  son 
enfance,  enseigné  ses  devoirs,  ses  droits  et  défini  ses  espérances. 
C'est  sa  religion  virile.  Elle  lui  montre,  dans  la  clarté  d'un  ciel 
dont  ses  yeux  ne  soutiennent  pas  à  toute  heure  l'éclat,  le  Dieu 
unique,  le  Dieu  savant  et  sage  dont  la  splendeur  impérieuse 
chasse  les  douteux  esprits  de  ténèbres  comme  le  soleil,  faisant 
irruption  dans  le  royaume  de  la  nuit,  chasse  les  ombres. 

Mais  combien  de  fois  notre  marchand  s'est-il  trouvé  seul  au 
cours  de  rêveries  passives  quand  il  allait  de  la  ville  à  son  jardin, 
ou  d'un  marché  à  un  autre,  à  petites  journées,  livrant  son  âme 
à  toutes  les  impressions  du  chemin  I  Combien  de  fois  a-t-il  posé 
sa  tente  et  s'est-il  endormi  le  soir  n'ayant  rien  vu  que  les  champs, 
la  plaine,  les  ondulations  infinies  des  montagnes,  n'ayant  rien 
senti  que  la  brûlure  du  soleil,  et  la  froideur  du  soir,  l'appétit 
de  boire,  de  manger,  de  dormir!  Les  voix  des  gardes,  des 
«  assassas  »  qui  s'espacent  en  un  cercle  autour  du  camp,  s'ap- 
pellent l'une  l'autre  dans  la  nuit  en  cris  stridens  :  elles  le  gardent 
des  brigands  qui  surgissent  tout  nus,  frottés  d'huile,  afin  de 
glisser  comme  des  couleuvres  hors  des  mains  qui  les  saisiraient. 
Mais  qui  le  garde  des  doutes,  des  frissons,  des  fantômes  de  la 
nuit?  Oui,  il  est  un  bon  musulman,  il  sait  par  cœur  maint 
verset  du  Coran  et,  quand  on  lui  parle  du  chien  de  chrétien,  il 
dresse  la  tête  et  jette  des  regards  de  défi.  Mais  les  formules 
monotones  et  brèves  ne  s'insinuent  pas  dans  les  derniers  replis 
de  son  âme. 

Toujours  contempler,  le  soir,  la  descente  du  soleil  vers  le 
bord  de  la  plaine,  voir  surgir  des  gloires  de  lumière  annoncia- 
trices d'un  paradis  qui  s'évanouit  dans  les  ombres.  Toujours 
rêver,  la  longue  pipe  aux  lèvres,  couché  sur  le  divan  mince  au 
seuil    de    la   tente,  regarder  le   crépuscule    qui  couvre   d'une 


'«* 


ESQUISSES    MABOCAINES.  113 

cendre  impalpable  le  ciel  et  la  terre.  Toujours  Voir  une  à,  une 
dans  les  nuits  diverses,  tantôt  pâles  et  frissonnantes,  tantôt  fixes 
et  flamboyantes  comme  des  yeux  divins  dardés  sur  lui,  s'al- 
lumer les  étoiles.  Toujours  subir  l'obsédante  allernance  du  jour 
et  de  la  nuit,  n'avoir  au  cours  des  longs  jours  de  route,  d'autre 
attente  que  celle  de  voir  les  deux  faces  du  monde,  la  terre  et  le 
ciel,  se  succéder  et  s'opposer  l'une  à  l'autre  dans  le  champ  de  la 
vision,  l'une  avec  ses  variations,  ses  caprices  constans,  l'autre 
avec  sa  régularité,  impassible  et  souveraine,  c'est  de  quoi 
déborder  de  toutes  parts  en  rêveries  obscures,  en  sensibilité  reli- 
gieuse, presque  physique,  ce  que  l'affirmation  du  dogme  unique 
et  la  connaissance  d'un  seul  livre  a  de  trop  concis.  Autour  de 
cette  âme  qui  fait  un  faible  effort  pour  s'élever  dans  la  connais- 
sance et  le  culte  du  divin,  il  y  a  comme  une  frange  qui  pend 
sur  la  terre.  Au  reste,  si  le  culte  du  pauvre  fellah  pour  le  mara- 
bout dominateur  s'explique  par  la  longue  continuité  de  sa  vie 
rudimentaire,  la  révérence  de  notre  beau  marchand  maure, 
musulman  actif  et  convaincu,  pour  le  pauvre  marabout-esclave 
qu'il  couche,  véritable  poupée  de  son,  en  travers  de  sa  selle, 
n'est  pas  inexplicable.  Si  l'on  s'en  tient  aux  apparences,  il 
semble  qu'un  monde  de  civilisation  et  de  culture  sépare  le 
pauvre  loqueteux,  l'homme  du  troupeau  humain,  de  ce  mar- 
chand riche,  qui  commande  à  des  esclaves.  En  réalité,  dans  ces 
contrées  où  l'homme  n'a  dominé  la  nature,  ni  par  la  force,  ni 
par  la  science,  riche  ou  pauvre,  faible  ou  puissant,  il  demeure 
l'esclave  de  son  ignorance  ;  la  vie  du  riche  et  celle  du  pauvre 
se  ressemblent,  leurs  âmes  aussi.  Si  notre  marchand  cossu,  qui 
a  des  douros  plein  sa  ceinture,  suppute  les  marchés  avantageux 
qu'il  fera  demain  à  Marrakech  en  palpant  les  esclaves  à 
vendre,  il  n'a  guère  dépassé  en  notions  raisonnables  le  pauvre 
fellah  qui  suppute  le  prix  de  la  poule  qu'il  vendra  au  souk. 
Qu'a-t-il  appris  ?  à  échanger  des  denrées  contre  des  douros  et 
des  douros  contre  des  denrées.  A  l'étranger  qui  sonde  son  savoir 
il  explique  gravement  que  la  terre  est  portée  sur  la  corne  d'un 
bœuf:  il  lui  montre,  inscrite  sur  un  petit  carré  de  satin  vert,  la 
série  des  nombres  en  lesquels  il  a  foi  et  dont  la  combinaison 
assure  le  triomphe  de  sa  religion,  de  sa  race,  sur  l'envahisseur. 
Toute  son  orthodoxie  musulmane  ne  l'a  pas  aff'ranchi  de  sa  con- 
dition d'homme  inculte  à  qui  nulle  formation  intérieure  n'a 
révélé    l'intuition    juste    des    vérités  essentielles  à   la  vie.    Il 

TOME   XVII.   —   1913.  8 


114  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

demeure,  comme  le  fellah,  un  enfant,  un  enfant  plus  fort  etplus 
libre  qui  s'aventure  et  s'égare  en  des  songes  plus  faux.  Le 
culte  autoritaire  qui  plie  sa  volonté  et  commande  ses  gestes  est 
sur  lui  comme  une  armure  :  il  ne  protège  pas  son  âme.  Gomme 
nous-mêmes,  après  une  nuit  angoissée,  demeurons,  même  devant 
la  rassurante  réalité,  tout  épeurés  d'un  songe,  lui,  malgré  la 
précision  de  son  dogme,  connaît  les  heures  d'incertitude,  d'obs- 
cure angoisse  où  Dieu  se  cache  et  où  l'homme  est  seul.  11  cons- 
tate la  puissance  des  hasards,  la  souveraineté  de  la  souffrance 
et  de  la  mort.  Il  est  musulman,  il  lit  à  même  le  beau  livre  plein 
d'ardeur  et  de  sagesse,  révélé  par  les  anges,  mais  on  dirait  que 
demeure  en  lui  le  songe  inquiet  d'une  humanité  primitive 
qu'une  révélation  religieuse  n'a  jamais  pleinement  rassurée. 
Tandis  qu'il  affirme  sa  foi,  ce  songe  craintif  se  poursuit  en  lui; 
aux  heures  troubles  il  en  est  dominé.  Alors  se  déclanche  une 
sorte  d'automatisme  spirituel  où  son  âme,  dans  ses  êtres 
mineurs,  continue  à  vivre  de  ce  que  la  raison  dément  ou 
interdit. 

Le  silence  règne  sur  le  camp.  Le  marchand  a  fait  sa  prière. 
Tous  ses  serviteurs  l'ont  vu,  dans  ses  voiles  blancs,  sa  face 
grave  tournée  vers  la  Mecque,  réciter  la  formule  rituelle.  Ils 
l'ont  répétée  après  lui.  Le  croyant  raisonnable  a  rempli  son 
devoir.  A  présent  tout  dort,  et  la  nuit  est  pleine  d'étoiles. 

Si  le  vent  souffle,  si  une  rumeur  alarme  le  camp,  si  quelque 
pressentiment  inquiet  trouble  les  dormeurs  dans  leurs  rêves, 
les  dormeurs  se  rassureront.  Ils  entendent  dans  la  nuit  tiède 
s'égrener  des  sons  familiers.  Initié  aux  manifestations  de  la 
nature  passive,  couché  en  guenilles  sur  la  terre  nue,  inconscient 
de  la  nuit,  du  jour,  des  heures,  mystérieux  fils  de  l'au-delà, 
frère  du  dernier  génie  de  nos  âmes,  celui  qui  veille  encore 
tandis  que  nos  sens  sont  endormis  et  que  notre  raison  s'égare 
dans  les  rêves,  le  pauvre  marabout  souffle  dans  ses  roseaux. 

Claude  Boringe. 


MONTAIGNE  EN  ANGLETERRE 


I 

On  sait  combien  a  été  profonde  l'influence  de  Montaigne  en 
France.  Plus  de  cent  éditions  des  Essais  y  ont  été  publiées 
depuis  la  mort  de  leur  auteur.  Les  générations  successives  y 
ont  puisé  tour  à  tour  les  enseignemens  qui  leur  convenaient, 
chacune  les  interprétant  à  sa  manière,  celle-ci  cherchant  en 
Montaigne  un  modèle  de  sagesse  pratique,  celle-là  faisant  de 
lui  un  sceptique,  cette  autre  encore  considérant  en  lui  surtout 
l'artiste  et  le  dilettante.  Elles  l'ont  ainsi  sans  cesse  refait  à  leur 
image  et  comme  habillé  à  la  mode  du  jour,  si  bien  que,  en 
dépit  de  sa  langue  vite  vieillie  qui  tendait  à  le  reléguer  dans  le 
passé,  sa  pensée  est  toujours  restée  vivante  et  agissante  parmi 
nous.  A  toutes  les  époques  il  a  compté  de  nombreux  disciples 
et  l'on  n'ignore  plus  aujourd'hui  que  beaucoup  de  grands  écri- 
vains comme  Charron,  Pascal,  Bayle,  Voltaire,  Rousseau, 
d'autres  encore,  ont  contracté  des  dettes  importantes,  quoique 
de  nature  très  différente,  envers  les  Essais. 

Ce  qu'on  sait  moins,  c'est  que  hors  de  France,  en  Angle- 
terre, cette  influence  de  Montaigne  a  été,  je  ne  dirai  pas  égale 
à  ce  qu'elle  était  chez  nous,  mais  encore  très  considérable.  C'est 
un  fait  bien  digne  d'attention  que  la  faveur  dont  il  a  toujours 
joui  auprès  du  public  anglais,  disons  même  du  public  anglo- 
saxon,  car,  par  la  voix  d'Emerson,  l'Amérique  lui  a  payé,  elle 
aussi,  un  large  tribut  d'admiration.  Tandis  que  les  écrivains 
allemands,    italiens    et    espagnols   ne  citent  que  rarement  son 


116 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


nom,  on  le  retrouve  partout  dans  la  littérature  anglaise,  et  son 
influence  y  est  sensible  sur  plusieurs  auteurs.  Je  ne  dirai  pas 
qu'en  Allemagne  les  admirateurs  ont  manqué  à  Montaigne  : 
il  en  a  eu  et  de  fort  grands.  Un  individualiste  comme 
Nietzsche,  qui  faisait  de  la  culture  du  moi  le  précepte  unique 
de  la  morale,  et  qui  n'a  jamais  écrit  que  des  compositions 
détachées  à  la  manière  d'essais,  ne  pouvait  pas  manquer  de 
l'apprécier  hautement.  Ni  Schopenhauer,  ni  Gœthe  ne  l'ont 
méconnu.  Mais,  en  général,  avec  un  de  leurs  historiens  de  la 
philosophie,  les  Allemands  voient  volontiers  en  lui  un  esprit 
ouvert,  une  belle  intelligence  à  la  française,  non  un  philosophe.- 
Les  Anglais,  au  contraire,  le  considèrent  volontiers  comme 
l'un  des  plus  puissans  excitateurs  de  la  pensée  moderne,  et, 
avec  Hallam,  ils  saluent  en  lui  l'un  des  plus  grands  maîtres 
de  la  littérature  européenne. 

En  Allemagne,  plus  d'un  siècle  et  demi  s'est  écoulé  avant 
qu'il  ne  rencontrât  un  traducteur,  et  c'est  seulement  au  milieu 
du  xviii®  siècle,  au  temps  où  la  philosophie  de  Voltaire  mettait 
le  scepticisme  français  à  la  mode  dans  les  petites  cours  alle- 
mandes, que  Boden  le  mit  à  la  portée  de  ses  compatriotes.^ 
Dès  1603,  c'est-à-dire  huit  ans  seulement  après  la  publication 
de  la  première  édition  complète,  Florio  avait  déjà  traduit  les 
Essais  en  anglais,  et,  si  nous  l'en  croyons,  sept  ou  huit  de 
ses  compatriotes  avaient  avant  lui  tenté  la  même  entreprise. 
Sitôt  que  la  traduction  de  Florio  parut  vieillie  de  tour,  avant 
même  la  fin  du  xvii®  siècle,  car  les  livres  vieillissaient  vite  en 
ce  temps  où  la  langue  et  le  goût  se  transformaient  plus  rapi- 
dement qu'aujourd'hui,  elle  fut  remplacée  par  une  autre,  la 
célèbre  traduction  de  Charles  Cotton.  Celle-ci  fut  réimprimée 
jusqu'à  neuf  fois  en  moins  d'un  siècle,  et  à  diverses  reprises 
elle  a  été  profondément  remaniée,  rajeunie,  adaptée  au  goût 
des  contemporains,  ce  qui  montre  qu'en  Angleterre  jamais  le 
public  n'a  fait  défaut  aux  Essais,  et  qu'ils  n'ont  pas  été  confinés 
à  un  petit  cercle  d'érudits,  mais  qu'ils  ont  participé  à  la  vie 
intellectuelle  de  la  nation. 

Non  seulement  l'Angleterre  a  réservé  à  Montaigne  un  accueil 
qu'il  n'a  rencontré  dans  aucun  autre  pays,  mais  dans  toute 
notre  littérature,  souvent  si  goûtée  au  delà  de  la  Manche,  je  ne 
pense  pas  qu'un  de  nos  écrivains  y  ait  exercé  une  influence 
égale  à  la  sienne.  Je  n'oublie  ni  Rabelais,  dont  le  rire  inextin- 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  117 

guiblo  a  éveillé  de  nombreux  échos  en  Angleterre,  ni  Ronsard 
dont  M.  Sidney  Lee  nous  a  montré  l'influence  sur  les  poètes  de 
l'époque  d'Elisabeth,  ni  Pascal  qui  a  eu  ses  fervens  au  delà  de 
la  Manche.  Je  ne  méconnais  pas  non  plus  l'action  d'un  Boileau 
sur  Pope  et  sur  ses  amis,  celle  d'un  Corneille,  d'un  Racine  ou 
d'un  Molière  sur  les  Dryden,  les  Congreeve,  les  Wicherley.  Ces 
hommes-là  ont  imposé  leur  idéal  esthétique  aux  classiques  de 
l'Angleterre,  et  les  œuvres  les  plus  illustres  de  l'époque  plongent 
parleurs  racines  dans  la  littérature  française.  Elles  s'expliquent 
par  les  modèles  français  qui  fascinaient  l'imagination  de  leurs 
auteurs.  Mais  Boileau  ne  proposait  à  ses  disciples  que  des  for- 
mules d'art,  et  on  ne  lui  empruntait  guère  qu'une  esthétique. 
Montaigne,  au  contraire,  s'insinuait  au  plus  profond  de  l'âme, 
il  inspirait  des  principes  de  pensée  et  d'action,  contrôlait  en 
chacun  les  raisons  de  croire  et  d'agir  et  aspirait  à  gouverner 
jusqu'aux  moindres  détails  de  la  conduite.  Ce  n'est  pas  tout  : 
l'influence  delà  plupart  de  nos  écrivains  a  été  très  passagère.  Une 
génération  s'est  éprise  d'eux,  mais,  elle  passée,  leurs  œuvres 
sont  tombées  dans  l'oubli.  Les  classiques  disparus,  Boileau  a 
cessé  de  déterminer  l'esthétique  des  genres,  et  un  idéal  nouveau 
s'est  substitué  à  celui  qu'il  avait  inspiré.  Montaigne,  au  con- 
traire, semble  avoir  été  lu,  étudié,  imité  bien  au  delà  du  temps 
où  l'esthétique  de  la  Renaissance  a  prévalu,  à  toutes  les  époques, 
par  des  écrivains  de  tempérament  et  d'esprit  très  différens.  II  a 
eu  l'honneur  de  devenir  l'un  des  classiques  de  l'Angleterre. 

D'où  donc  a  pu  lui  venir  cette  faveur  particulière  et  par 
quelles  vertus  s'est-il  acquis  cette  place  exceptionnelle?  Il 
serait  piquant  de  le  démêler.  Les  critiques  anglais  ont  bien 
reconnu  le  fait.  Déjà  Bayle  Saint  John,  dans  son  ouvrage  sur 
Montaigne  paru  en  1857,  avouait  qu'aucun  écrivain  français 
n'avait  eu  autant  d'influence  sur  la  littérature  anglaise,  et  une 
foule  de  comptes  rendus  dans  des  revues  et  des  journaux  ap- 
prouvaient et  corroboraient  cette  assertion.  Mais  s'il  s'agit  de 
l'expliquer,  plutôt  que  de  se  livrer  à  de  minutieuses  enquêtes, 
on  trouve  plus  simple  de  recourir  à  des  hypothèses  aventu- 
reuses. La  plus  élémentaire,  celle  qui  donnait  satisfaction  à  la 
loi  du  moindre  effort,  en  même  temps  qu'à  l'amour-propre 
anglo-saxon,  n'était-elle  pas  de  supposer  que  Montaigne  était 
Anglo-Saxon,  que  les  Anglo-Saxons  avaient  retrouvé  en  lui  l'un 
des  leurs.^  On    n'a  pas  manqué  de  la  formuler,  ou,  si  l'on  ne 


118 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pouvait  pas  aller  jusqu'à  faire  naître  Montaigne  en  Angleterre, 
on  a  prétendu  du  moins  qu'il  avait  eu  des  Anglais  parmi  ses 
ascendans.  La  loi  si  commode  de  l'atavisme,  d'un  coup  de  sa 
baguette  de  fée,  éclairait  tout  le  mystère.  Avec  elle,  une  goutte 
de  sang  suffît  à  tout  expliquer,  à  concilier  les  contradictions,  et 
à  dispenser  de  longues  et  pénibles  recherches.  Montaigne  n'avait- 
il  pas  écrit  quelque  part  que  la  nation  anglaise  est  «  une  nation 
à  laquelle  ceux  de  son  quartier  ont  eu  autrefois  une  si  privée 
accointance  qu'il  reste  encore  en  sa  maison  aucunes  traces  de 
leur  ancien  cousinage  ?  » 

N'y  avait-il  pas  là  de  quoi  persuader  les  plus  exigeans?  Mal- 
heureusement on  a  recherché  les  ancêtres  de  Montaigne,  et  si 
l'on  a  pu  reconnaître  dans  ses  veines  un  sang  assez  mêlé,  jus- 
qu'à du  sang  de  juifs  portugais,  on  n'y  a  pas  pu  découvrir  la 
moindre  goutte  de  sang  anglais.  Chassés  de  leurs  positions,  les 
critiques  se  sont  alors  rejetés  des  explications  physiologiques 
aux  explications  psychologiques,  qui  ont  l'avantage  d'échapper 
un  peu  plus  au  contrôle  des  faits  et  de  laisser  plus  de  place  aux 
fantaisies  individuelles,  et  ils  ont  affirmé  qu'à  défaut  de  sang 
anglo-saxon,  Montaigne  avait  du  moins  le  caractère  anglo-saxon.; 
Je  le  veux  bien,  mais  encore  faudrait-il  nous  montrer  en  quoi 
Montaigne  est  Anglo-Saxon.  Chacun  définissant  à  sa  manière  le 
caractère  anglo-saxon,  et  d'autre  part  l'âme  très  complexe  de 
Montaigne  se  prêtant  à  des  interprétations  variées,  il  est  par 
trop  aisé  de  profiter  de  tant  d'obscurité.  M.  Saintsbury,  il  est 
vrai,  a  cherché  à  préciser  un  peu,  mais  son  essai  de  précision 
n'est  pas  parfaitement  convaincant.  On  connaît  l'anecdote  si 
diversement  interprétée  qui  nous  montre  Montaigne,  au  mo- 
ment de  quitter  la  mairie  de  Bordeaux,  renonçant  à  venir  en 
personne  dans  la  ville  remettre  ses  pouvoirs  aux  jurats,  afin  do 
ne  pas  s'exposer  tout  à  fait  inutilement  à  la  contagion  de  la 
peste.  Conformément  à  une  tradition  dont  l'inexactitude  est 
depuis  longtemps  reconnue,  M.  Saintsbury  voit  là  un  acte  de 
bas  égoïsme,  de  cynique  lâcheté,  et,  comme  il  rencontre  plu- 
sieurs aventures  d'un  égoïsme  non  moins  lâche  dans  l'histoire 
de  l'Angleterre  au  xvii^  siècle,  voilà  démontrée  pour  lui  l'iden- 
tité du  caractère  de  Montaigne  avec  le  caractère  anglais. 

Si  nous  voulons  savoir  par  quelles  qualités  Montaigne  a 
conquis  le  public  anglo-saxon  et  s'est  attiré  tant  d'hommages, 
il  sera  prudent  peut-être  de  renoncer  à  ces  interprétations  fan- 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE. 


119 


taisistes.  Mieux  vaudra  nous  demander  ce  qu'à  chaque  époque 
on  a  loué  en  lui,  pourquoi  on  l'a  lu,  pourquoi  on  l'a  admire, 
ce  qu'on  a  retenu  de  ses  leçons,  ce  qu'on  a  imité  de  lui.  Aidés 
par  les  recherches  récentes  d'Upham,  de  Crawford,  de  miss 
Grâce  Norton  (1),  nous  suivrons  ainsi  pas  à  pas  l'histoire  de 
son  influence  en  Angleterre,  qui  n'a  pas  encore  été  retracée. 
Nous  constaterons,  je  crois,  que,  en  Angleterre  comme  en 
France,  son  succès  ne  s'explique  pas  par  une  vertu  particulière, 
mais  qu'aux  diverses  époques  on  l'a  diversement  compris  ou  tout 
au  moins  qu'on  a  semblé  goûter  en  lui  des  qualités  différentes. 

II 

Au  début,  le  succès  fut  des  plus  rapides.  On  n'attendit  pas 
même  que  la  traduction  de  Florio  fût  publiée  (1603)  pour  em- 
prunter à  Montaigne  le  titre  si  original  de  son  livre,  ce  titre 
d'Essais  dont  nul  écrivain  avant  lui  n'avait  fait  usage  dans 
aucune  langue.  Trois  recueils  anglais  d'Essais  avaient  déjà  paru 
en  1603  ;  ceux  de  Bacon,  de  Cornwallis  et  de  Robert  Jonson. 
C'est  que  d'abord,  à  cette  époque,  presque  tous  les  hommes  un 
peu  instruits  en  Angleterre  comprenaient  le  français,  et,  sui- 
vant toute  vraisemblance,  c'est  dans  le  texte  français  que  l'œuvre 
de  Montaigne  fut  révélée  à  Bacon.  Et  puis  des  fragmens  de  la 
traduction  Florio  impatiemment  attendue  circulèrent  vite  eu 
manuscrit,  ainsi  que  nous  l'atteste  Cornwallis,  qui  ne  lisait 
pas  le  français,  et  qui  nous  dit  longuement  sa  grande  admira- 
tion pour  son  devancier  et  sa  reconnaissance  envers  le  traduc- 
teur. Quand  parut  le  gros  in-folio  anglais,  le  nom  de  Montaigne 


(1)  On  peut  voir  à  ce  sujet  :  Saintsbury,  réédition  de  la  traduction  des  Essais 
par  Florio  (1892-1803)  dont  la  préface  traite  de  l'influence  de  Montaigne  en  Angle- 
terre; Fritz  Dieckow,  John  Florios  englische  Uebersetzung  der  Essais  Monlaignes 
und  Lord  Bacons,  Ben  Johnsons  und  Robert  Elirions  Verkaellnis  zu  Montaigne, 
(Strasbourg,  1903)  ;  Horatio  Upham,  The  French  influence  on  English  lileralure 
from  the  accession  of  Elisabeth  to  the  restauration  (New- York,  1908);  Sidney  Lee, 
The  French  renaissance  in  England  (Oxford,  1910)  ;  surtout  miss  Grâce  IS'orton,  The 
spirit  of  Montaigne  (Boston  et  Xe\v-York,  1908),  et  The  influence  of  Montaigne 
(Boston  et  New-York,  1908).  Pour  ce  qui  concerne  Marston  et  Webster  on  peut  s6 
reporter  à  Crawford,  Collectanea,  second  séries  (Stratford  on  Avon,  1907;-;  pour 
Bacon,  à  mon  étude  publiée  dans  la  Revue  de  la  fle/îaissance  (juillet  et  octobre  1911, 
janvier  et  avril  1912)  ;  pour  Sir  Thomas  Browne,  à  l'article  de  Joseph  Texte,  Études 
de  littérature  européenne  (1898);  pour  Locke,  aux  annotations  de  Pierre  Coste  dans 
sa  traduction  des  Pensées  sur  l'éducation;  pour  Shaftesbur>',  à  Franz  Klingenspor, 
Montaigne  und  Shaftesburij  in  ihrer  praktiachen philosophie  (Braunschweig,  1908). 


 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

put  se  répandre  dans  des  cercles  plus,  étendus.  A  nos  yeux,  c'est 
une  médiocre  traduction  que  celle  de  Florio  :  infidèle,  fantai- 
siste, pleine  de  faux  goût,  atteinte  jusque  dans  sa  moelle  par  la 
contagion  du  bel  esprit,  del'euphuïsme  qui  sévissait  alors.  Florio 
n'a  rien  de  l'abnégation  soumise  que  nous  réclamons  aujour- 
d'hui des  traducteurs.  Il  intervient  sans  cesse,  il  collabore  avec 
son  auteur,  il  ajoute  un  bout  de  phrase,  corrige  une  expression, 
embellit  partout  le  style,  qui  lui  paraît  toujours  trop  dépourvu 
d'ornemens.  Il  arrondit  la  période  en  la  bourrant  d'adjectifs,  de 
verbes,  d'adverbes,  qui  répètent  d'autres  adjectifs,  d'autres 
verbes,  d'autres  adverbes,  sans  rien  ajouter  au  sens.  Le  goût  des 
épithètes  va  chez  lui  jusqu'à  la  manie,  il  lui  en  faut  partout,  et 
spécialement  il  est  ravi  par  les  adjectifs  composés  que,  à 
l'exemple  de  notre  Pléiade,  les  poètes  anglais  avaient  mis  à  la 
mode.  Quand  Montaigne  parle  de  «  l'œil  du  soleil,  »  il  traduit 
«  l'œil  tout-voyant  {all-seeing)  du  soleil.  »  Il  commente  au 
moyen  de  périphrases  les  termes  savans,  explique  à  son  public 
ce  que  c'est  qu'ostracisme,  que  pétalisme,  enchâsse  dans  les 
phrases  de  Montaigne  des  métaphores  qui  sentent  le  terroir 
anglais,  des  proverbes  populaires  que  Montaigne  n'a  jamais 
connus.  Mais  qu'importent  tant  d'inexactitudes  .^^  Florio  n'écri- 
vait pas  pour  des  maitres  d'école  appelés  à  examiner  son  œuvre 
à  la  loupe.  Sa  traduction  était  vivante,  pleine  d'animation,  d'en- 
train, comme  une  œuvre  originale,  allégée  de  toutes  les  lour- 
deurs d'un  pédantisme  scrupuleux.  Ses  défauts  qui  nous  choquent 
le  plus  étaient  alors  comptés  pour  des  qualités  :  ses  proverbes, 
ses  mots  populaires,  ses  gloses  rendaient  les  Essais  plus  acces- 
sibles à  des  Anglais.  D'un  livre  étranger  ils  faisaient  un  livre 
national,  senti  et  goûté  par  les  Anglais  comme  un  de  leurs 
livres  à  eux.  Même  ces  insupportables  amoncellemens  d'adjec- 
tifs et  ces  redoublemens  de  termes  oisifs  flattaient  le  goût  des 
contemporains.  Par  ses  infidélités  mêmes  Florio  a  servi  la  mé- 
moire de  Montaigne  :  il  l'a  fait  lire.  Vite,  nous  dit  M.  Sidney  Lee, 
son  nom  devint  un  des  mots  domestiques  {a  household  word) 
dans  l'Angleterre  d'alors,  presque  aussi  rapidement  qu'il  deve- 
nait en  France  l'idole  du  monde  éclairé.  De  toutes  les  traduc- 
lions  d'ouvrages  profanes  publiées  au  siècle  d'Elisabeth,  seule, 
dit  M.  Saintsbury,  la  traduction  de  Plutarque  par  North  peut 
prétendre  à  une  influence  comparable  à  celle  du  Montaigne  de 
Florio.  Dans  une  de  ses  pièces  qui  fut  représentée  en  1605,  deux 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  121 

ans  seulement  après  la  publication  de  la  traduction  de  Florio, 
dans  le  Volpone,  Ben  Jonson  déclare  que  les  auteurs  de  son 
temps  pillent  Montaigne  à  qui  mieux  mieux,  et,  voulant  pro- 
mettre un  grand  succès  à  l'italien  Guarini,  il  augure  à  ses 
dépens  un  pillage  semblable  à  celui  dont  Montaigne  est  l'objet. 

C'est  que,  dans  ce  temps  e'pris  de  l'antiquité,  Montaigne  avait 
au  plus  haut  point  le  mérite  d'être  tout  pénétré  des  leçons  des 
anciens.  Ses  Essais  étaient  remplis  de  leurs  enseigncmens, 
d'anecdotes,  de  bons  mots  que  leurs  œuvres  nous  ont  transmis, 
de  leur  esprit  surtout,  et  chez  lui  anecdotes,  maximes,  enseignc- 
mens étaient  comme  triés  à  l'usage  d'un  homme  de  la  Renais- 
sance, commentés  aussi,  expliqués,  mis  en  valeur  comme  «  en 
place  marchande.  »  Il  offrait  comme  un  choix  parmi  tous  les 
trésors  de  l'antiquité  retrouvée,  un  choix  qui  se  substituait  fort 
avantageusement  aux  sources  puisqu'il  laissait  tomber  toutes  les 
parures  démodées  et  désormais  inutilisables.  C'était  l'œuvre 
d'un  homme  avant  tout  occupé  de  problèmes  pratiques,  qui 
dégageait  à  l'usage  de  ses  contemporains  les  enseignemens  les 
plus  solides  que  les  anciens  nous  ont  laissés  touchant  l'art  à 
l'étude  duquel  ils  se  sont  le  plus  passionnément  attachés,  l'art 
de  «  bien  vivre  et  de  bien  mourir.  »  Pour  un  peuple  dont  on  a 
toujours  loué  le  sens  pratique  et  que  les  problèmes  de  la  morale 
ont  toujours  préoccupé,  le  livre  de  Montaigne  ne  pouvait  man- 
quer d'être  d'un  vif  intérêt.  Il  présentait  la  plus  vaste  enquête 
sur  l'homme  qu'on  eût  encore  entreprise,  et  l'expérience  per- 
sonnelle de  l'auteur,  très  riche  et  très  diligemment  exploitée, 
s'ajoutait  à  une  vaste  information  interprétée  par  un  jugement 
d'une  extrême  prudence.  Par  surcroît,  le  style  de  Montaigne  si 
imagé,  si  coloré,  si  riche  en  métaphores  qui  emplissent  pour 
ainsi  dire  tous  les  sens  a  la  fois,  était  singulièrement  fait  pour 
plaire  aux  hommes  de  la  Renaissance  anglaise,  aux  contempo- 
rains de  Shakspeare  et  de  Bacon. 

La  glorieuse  originalité  de  la  Renaissance  anglaise  réside 
incontestablement  dans  l'éblouissant  épanouissement  de  son 
théâtre  national.  Presque  soudainement  a  jailli  de  terre  une 
magnifique  floraison  de  drames  tragiques  et  comiques,  et  la  sève 
qui  l'épanouissait  était  si  vigoureuse  que,  pendant  une  soixan- 
taine d'années  (1580-1640),  elle  s'est  incessamment  renouvelée, 
produisant  avec  une  prodigieuse  puissance  quelque  deux  raille 
œuvres  parmi   lesquelles  se  trouvent  plusieurs  des  plus  admi- 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rables  créations  dramatiques  de  l'esprit  humain.  Le  drame 
anglais  ne  procède  évidemment  pas  de  Montaigne  qui  n'a  jamais 
écrit  pour  le  théâtre.  C'est  un  produit  du  génie  anglais  fertilisé 
par  les  exemples  de  l'antiquité  et  de  l'Italie.  Il  est  intéressant 
toutefois  de  noter  que  les  dramatiques  anglais  semblent  avoir 
goûté  les  Essais  et  y  avoir  puisé  quelquefois  avec  profit.  On 
aurait  pu  le  deviner  à  l'éloge  de  Ben  Jonson  que  je  rappelais 
tout  à  l'heure.  Mais  une  indiscutable  démonstration  en  a  été 
fournie  récemment  :  on  a  relevé  dans  trois  pièces  de  Mar.ston 
écrites  entre  1605  et  1607  jusqu'à  cinquante  passages  qui  sont 
directement  imités  des  Essais.  Ils  se  partagent  à  peu  près  éga- 
lement entre  deux  comédies,  The  Dufch  courtezan  (1605)  et  The 
fowne  (1606),  et  une  tragédie;  la  Sophonisba  (1607).  Le  doute  ici 
n'est  pas  permis  :  certaines  phrases  sont  presque  textuellement 
empruntées  à  la  traduction  de  Florio.  Marston  ne  les  modifie 
que  pour  les  plier  au  mètre  du  vers. 

Chez  Webster  aussi  on  a  relevé  plus  de  vingt  emprunts  qui 
ne  sont  pas  moins  certains.  Ils  se  rencontrent  dans  ses  deux 
grands  chefs-d'œuvre,  Le  Diable  blanc  et  La  Duchesse  de  Malfi. 
«  Le  mariage,  dit  Webster,  ressemble  à  une  volière  dans  un 
jardin  :  les  oiseaux  qui  sont  au  dehors  sont  désespérés  de  n'y 
pouvoir  entrer,  et  ceux  qui  sont  dedans  sont  désespérés  et  con- 
sumés par  la  peur  de  n'en  pouvoir  jamais  sortir.  »  Et  cette  com- 
paraison est  de  Montaigne,  transcrite  presque  mot  à  mot  d'après 
Florio.  De  Montaigne  encore,  et  du  meilleur,  l'observation  que 
voici  :  «  On  pourrait  penser  que  les  âmes  des  princes  sont  con- 
duites par  des  motifs  de  plus  de  poids  que  celles  des  moindres 
gens.  Ce  serait  une  erreur:  ils  sont  de  la  même  fabrication,  les 
mêmes  passions  les  agitent,  la  même  raison  qui  pousse  un 
vicaire  à  aller  en  justice  pour  un  cochon  et  à  ruiner  ses  voisins 
les  pousse  à  dévaster  une  province  entière  et  à  détruire  de 
bonnes  villes  avec  leur  canon.  » 

Ce  que  Marston  et  Webster  empruntent  à  Montaigne,  ce 
sont  bien  des  souvenirs  de  l'antiquité,  des  observations  morales 
ou  psychologiques,  et  les  expressions  piquantes  dont  il  sait 
bien  souvent  les  revêtir.  Quand  on  songe  à  la  somme  d'expé- 
rience qui  est  amoncelée  dans  les  Essais,  on  ne  s'étonne  point 
qu'un  tel  livre  ait  séduit  les  dramaturges,  k  Si  Montaigne,  a 
dit  un  critique,  avait  été  un  poète  dramatique,  et  s'il  avait 
attribué  ses  multiples  aperçus  à  des  caractères  individualisés  et 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  123 

appropriés,  allant  du  pontife  de  Rome  à  une  prostituée  et  d'un 
philosophe  stoïque  k  un  vil  bouffon,  quelle  vaste  galerie  de  por- 
traits nous  aurions  eue  I  »  On  trouvait  dans  les  Essais  de  quoi 
animer  un  monde  de  personnages  dramatiques,  il  était  naturel 
que  des  poètes  fussent  tentés  d'y  puiser.  Quel  amas  d'opinions 
de  philosophes,  de  croyances  variées,  de  coutumes  surprenantes, 
d'anecdotes,  de  remarques  sur  la  vie  de  chaque  jour  !  Montaigne 
ne  fournit  pas  des  intrigues,  des  aventures  aux  tragiques  dénoue- 
mens  qui  donnent  le  frisson,  comme  un  Bandello  en  propose  à 
Shakspeare,  mais  il  enseigne  à  bâtir  et  à  faire  vivre  des  person- 
nages. Marston  nous  présente  un  bouffon  qui  a  si  bien  étouffé 
en  lui  la  nature  sous  la  constante  attitude  de  la  plaisanterie, 
que,  condamné  à  mort,  il  plaisante  encore  au  moment  de  l'exé- 
cution :  <(  Je  vous  en  prie,  dit-il  à  son  bourreau,  ne  me  condui- 
sez point  à  l'échafaud  par  Cheapside,  je  dois  de  l'argent  à  maître 
Burnish,  le  maréchal,  et  je  tremble  qu'il  ne  mette  un  huissier 
k  mes  trousses.  »  Ce  bouffon-là  vient  de  Montaigne  en  ligne 
directe.  Les  sentimens  en  matière  de  sincérité  politique  qui 
animent  un  des  personnages  de  Isi  Sop/jonisba  sont  précisément, 
et  exprimés  dans  les  mêmes  termes,  ceux  dont  Montaigne  fait 
profession  dans  son  essai  De  rhonneste  et  de  rutile,  car  il  était 
naturel  que  l'auteur  qui  se  peint  si  complaisamment  dans  son 
œuvre  servit  de  modèle  plus  encore  que  les  silhouettes  qu'il 
trace  çà  et  là.  Dans  la  comédie  The  Fawne,  les  conseils  du  Duc 
Hercule  au  mari  trompé  sont  encore  tout  inspirés  des  conseils 
de  Montaigne,  directement  imités  de  la  sagesse  dont,  à  ce  qu'il 
nous  assure,  il  aurait  fait  preuve  en  pareilles  circonstances. 

Ces  emprunts,  que  des  ressemblances  verbales  nous  révèlent, 
permettent  de  supposer  beaucoup  d'autres  suggestions  plus  dis- 
crètes, et  il  est  bien  probable  que  non  seulement  Marston  et 
Webster,  mais  encore  d'autres  poètes  de  leur  groupe  ont  lu  les 
Essais  avec  un  intérêt  très  particulier,  et  ont  enrichi  leurs  créa- 
tions de  l'exjpérience  de  Montaigne.  On  aimerait  à  penser  que  le 
maître  du  chœur  est  de  ce  nombre.  Il  est  glorieux  d'avoir  inspiré 
Webster,  le  premier  peut-être  de  cette  illustre  pléiade  après 
Shakespeare  et  Ben  Jonson  (1),  mais  il  le  serait  bien  davantage 
d'avoir  inspiré  Shakspeare.  L'hypothèse  est  permise.  Dans  l'une 

(1)  L'un  des  critiques  les  plus  récens  de  Webster,  M.  Edmond  Gosse,  dans  ses 
études  sur  le  xvii"  siècle,  voit  dans  la  Duchesse  de  Malfi  un  chef-d'œuvre  qui  ne  le 
cède  qu'au  Roi  Lear. 


I 
X 


;  I 


124  REVUE    DES    DEUX    M.bNDES.i 

I 

de  ses  dernières  pièces,  dans  La  Tempête,  un  passage  de  Gonzalo 
qui  trace  le  plan  d'une  cite'  idéale  est  presque  textuellement 
transcrit  du  Montaigne  de  Florio.  Cet  emprunt  indéniable 
prouve  au  moins  que  Shakspeare  à  pratiqué  Montaigne.  Rap- 
proché des  faits  que  nous  citions  tout  à  l'heure,  il  ne  laisse  pas 
de  créer  des  présomptions  en  faveur  d'une  influence  plus  pro- 
fonde :  Shakspeare  n'aurait-il  pas  fait  comme  les  camarades 
Marston  et  Webster?  Les  critiques  ont  prétendu  le  prouver  avec 
un  grand  appareil  d'érudition.  Ils  se  sont  faits  fort  de  relever 
dans  les  drames  de  Shakspeare  un  nombre  considérable  de 
réminiscences  des  Essais.  Des  Allemands  en  particulier  se  sont 
livrés  à  ce  sport,  et  comme  tout  pour  eux  était  réminiscence, 
comme  toute  idée  générale  exprimée  à  la  fois  par  Montaigne  et 
par  Shakspeare  prouvait  à  leurs  yeux  une  lecture  de  Montaigne 
par  Shakspeare,  ils  n'ont  pas  manqué  de  récolter  une  ample 
moisson.  Malheureusement  ces  passages  parallèles,  relevés  au 
prix  d'un  prodigieux  labeur  dans  les  deux  œuvres,  n'emportent 
pas  la  conviction.  Des  théories  qu'on  construit  sur  une  base 
aussi  fragile  ne  peuvent  avoir  aucune  solidité.  Ceux-ci  voient 
dans  le  personnage  d'Hamlet  le  portrait  de  Montaigne,  et  dans 
la  pièce  qui  porte  son  nom  la  critique  de  sa  philosophie. 
Shakspeare  aurait  voulu  confondre  son  scepticisme  en  montrant 
qu'il  confine  à  la  folie  et  en  lui  opposant  dans  un  sentiment  de 
fierté  nationale  le  robuste  bon  sens  de  la  race  anglaise.  Pour 
ceux-là,  pour  le  professeur  Robertson  en  particulier,  l'influence 
de  Montaigne  sur  le  développement  du  génie  de  Shakspeare 
serait  inappréciable.  Si  ce  génie  s'est  haussé  dans  les  premières 
années  du  xvii*  siècle  jusqu'à  des  cimes  qu'il  n'avait  point  encore 
approchées,  si  les  pièces  de  cette  époque  laissent  de  si  loin 
derrière  elles  ses  productions  antérieures,  nous  le  devrions  à  la 
traduction  de  Florio.  C'est  elle  qui  lui  aurait  vraiment  révélé 
les  civilisations  anciennes  qu'une  culture  trop  superficielle  ne 
lui  avait  permis  que  d'entrevoir  jusqu'alors.  Ressuscitées  par  la 
baguette  magique  de  Montaigne,  elles  lui  seraient  apparues 
dans  toute  leur  richesse;  et  il  serait  entré  en  contact  direct, 
presque  en  relation  personnelle  avec  tant  de  héros  dont  l'histoire 
a  immortalisé  les  hauts  faits;  il  aurait  appris  à  pénétrer  et 
comme  à  revivre  tant  de  doctrines  philosophiques  qui  lui  ont 
ouvert  en  tous  sens  des  horizons  infinis  sur  la  valeur  et  sur  la 
portée  de  la  vie  humaine.  Quelque  flatteuses  que  puissent  être 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  125 

pour  notre  orgueil  national  de  semblables  théories,  force  nous 
est  de  les  reléguer  dans  le  domaine  des  hypothèses  invcrifiées, 
et  probablement  invérifiables,  disons  plus  :  des  hypothèses  très 
aventureuses.  Nous  ne  pouvons  affirmer  qu'une  chose  :  que 
Shakspeare  à  lu  Montaigne,  et  qu'il  s'en  est  inspiré  au  moins 
une  fois,  et  supposer  que  son  génie  a  su  tirer  profit  de  la  ren- 
contre d'un  pareil  moraliste. 

Quelle  que  soit  l'étendue  de  sa  dette,  Shakspeare,  comme 
Marston  et  Webster,  a  dû  demander  à  Montaigne  moins  des 
leçons  pour  lui-même  que  des  suggestions  pour  son  art.  Ils  ne 
paraissent  pas  avoir  enrichi  leur  propre  personnalité  avec  les 
idées  qu'ils  empruntaient  aux  Essais,  mais  plutôt  avoir  enrichi 
la  personnalité  de  leurs  héros.  Shakspeare  n'accepte  pas  pour 
lui-même  l'idéal  politique  qu'il  place  dans  la  bouche  de  Gonzalo. 
Mais  si  les  Essais  servaient  à  étoffer  des  caractères  de  person- 
nages fictifs  pour  la  scène,  ils  pouvaient  rendre  le  même  office 
à  des  hommes  vivans,  alimenter  leur  pensée  morale,  régler 
leur  conception  de  la  vie,  les  faire  bénéficier  de  toute  l'expé- 
rience humaine  qu'ils  avaient  emmagasinée.  Nous  devinons 
cette  influence  h  lire  les  écrits  de  quelques  moralistes  du  temps. 
Robert  Burton,  dans  son  Anatomie  de  la  mélancolie  où  il  nomme 
jusqu'à  sept  fois  Montaigne,  pour  analyser  et  disséquer  les  pas- 
sions humaines  avec  cette  minutie  dont  il  a  le  secret,  demande 
volontiers  aux  Essais  des  observations  psychologiques  de  tout 
genre.  Il  y  enrichit  sa  connaissance  de  l'âme  humaine  de  toute 
la  pénétration  avec  laquelle  Montaigne  sondait  ses  propres  sen- 
timens.  Dans  son  Ci/press's  grove  (1623),  Drummond  of  Haw- 
thornden  se  recueille  pour  penser  à  la  mort,  pour  habituer  sa 
raison  à  la  considérer  sans  terreur,  à  voir  en  elle  une  loi  de  la 
nature  qu'il  est  déraisonnable  de  regarder  comme  un  mal.  Ce 
souci  de  savoir  «  accointer  la  mort  »  sans  émotion  était  particu- 
lièrement vif  chez  Montaigne,  et  Montaigne  est  l'un  des  maîtres 
auxquels  Drummond,  dont  la  culture  était  essentiellement  fran- 
çaise, a  demandé  la  sérénité  philosophique.  Il  transcrit  de  longs 
passages  de  l'Essai  «  çue  philosopher  c'est  apprendre  à  mourir,  » 
il  se  pénètre  des  grands  enseignemens  de  la  morale  naturaliste 
que  le  païen  Montaigne  devait  à  Sénèque  et  à  Epicure,  de  cette 
soumission  à  l'ordre  universel  qui  est  le  grand  secret  de  sa  paix 
intérieure.  Sir  Thomas  Browne  dans  sa  Religion  d'un  médecin 
(1643)  se  rapproche  peut-être  plus  encore  de  la  manière  de  Mon- 


126 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


taigne.  Il  se  livre  à  un  véritable  examen  de  conscience,  il  essaie 
ses  idées,  en  scrute  les  fondemens,  retourne  sa  pensée  sous 
toutes  les  faces  pour  en  éclairer  les  moindres  replis.  Son  moi 
est  partout,  comme  chez  Montaigne,  et,  comme  Montaigne, 
Browne  découvre  que  ce  moi  est  sceptique,  trop  perspicace  du 
pour  et  du  contre  pour  se  hasarder  dans  des  affirmations  faciles, 
tolérant  par  scepticisme,  ennemi  des  vaines  disputes,  un  peu 
vaniteux  peut-être,  mais  sincère,  de  cette  sincérité  qui  exige  la 
confession,  et  singulièrement  attachant  par  ce  même  besoin 
impérieux  de  se  faire  connaître  qui  rend  tant  d'autres  moi  insup- 
portables. A  vrai  dire,  les  réminiscences  directes  des  Essais 
n'abondent  pas  dans  la  Religion  d'un  médecin.  Browne  n'est  pas 
un  de  ces  écrivains  à  la  mémoire  très  verbale  qui  laissent 
deviner  leurs  sources.  Mais  si  aucun  emprunt  incontestable  ne 
démontre,  d'une  manière  certaine,  sa  dette  envers  les  Essais, 
Joseph  Texte  nous  a  montré  avec  une  finesse  d'analyse  trop  per- 
spicace les  rapports  intimes  des  deux  œuvres  pour  que  nous  ne 
soyons  pas  irrésistiblement  portés  à  croire  que  la  Religion  d\in 
médecin  a  été  écrite  à  l'imitation  des  Essais.  Or,  cet  ouvrage  a 
été  accueilli  avec  un  succès  considérable,  traduit  dans  toutes  les 
langues  ;  il  appartient  à  la  littérature  européenne. 

Nous  sommes  fondés  à  penser  que  cette  influence  morale  de 
Montaigne  ne  s'est  pas  limitée  aux  écrivains  de  profession,  et 
quoique,  on  le  conçoit  aisément,  les  moyens  d'information  à  ce 
sujet  fassent  défaut,  tout  porte  à  croire  qu'elle  s'est  étendue  à 
un  large  public  de  lecteurs.  Au  point  de  vue  littéraire  elle  s'est 
particulièrement  concentrée  dans  un  genre  dont  Montaigne  est 
l'inventeur,  le  genre  des  Essais.  C'est  à  l'imitation  de  Montaigne 
qu'il  a  été  importé  en  Angleterre,  sous  ses  auspices  qu'il  s'y 
est  épanoui,  et  l'on  sait  quelle  magnifique  moisson  de  chefs- 
d'œuvre  il  y  devait  produire.  C'est  l'Angleterre  qui  était  destinée 
à  porter  b,  sa  perfection  cette  forme  littéraire,  et  autant  pour  le 
moins  que  le  roman  et  l'éloquence  politique,  l'Essai  a  été  la 
grande  illustration  de  la  prose  anglaise.  Le  premier  en  Angle- 
terre, Bacon  a  publié  des  Essais,  mais,  contrairement  à  ce  que 
l'on  dit  d'ordinaire,  je  ne  crois  pas  qu'il  les  ait  empruntés  à 
Montaigne.  Il  doit  à  Montaigne  le  titre,  mais  non  la  chose.  Si 
nous  examinons  les  Essais  de  Bacon  tels  qu'ils  se  présentent 
dans  la  première  édition,  celle  de  1597,  nous  verrons  qu'ils  ne 
ressemblent  pas   du    tout  à  ceux  de  Montaigne.    L'Essai  pour 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  121 

Bacon  à  cette  époque  n'est  qu'une  collection,  toujours  fort 
courte,  de  petites  maximes  pratiques,  de  recettes  d'action,  tout 
à  fait  à  la  manière  des  compilations  de  sentences  qu'on  se  plai- 
sait à  faire  au  xvi®  siècle.  L'auteur  s'efiorçait  de  leur  donner 
une  forme  aussi  lapidaire  que  possible  afin  qu'elles  fussent  plus 
aisées  à  retenir,  et  il  les  présentait  toutes  nues  en  général,  sans 
exemple  pour  les  concrétiser,  sans  explication,  sans  justifica- 
tion, sans  mélange  de  considérations  à  côté  ou  de  souvenirs 
personnels.  Son  livre  se  présente  par  suite  tout  d'abord  comme 
un  herbier  de  moraliste.  Visiblement  il  était  écrit  déjà,  ou  tout 
au  moins  la  conception  en  était  arrêtée,  quand  Bacon,  rencon- 
trant l'ouvrage  de  Montaigne  et  séduit  par  son  titre  modeste,  a 
adopté  ce  titre  pour  l'appliquer  à  une  composition  très  diffé- 
rente de  celle  qu'il  avait  d'abord  désignée.  Dans  les  éditions 
successives,  il  rapprochera  légèrement  son  Essai  de  celui  de 
Montaigne.  Peu  à  peu  la  pensée  se  fera  de  moins  en  moins  nue, 
se  chargera  d'exemples,  de  souvenirs  personnels,  il  s'orientera 
insensiblement  vers  la  forme  de  la  dissertation,  et  à  cette  trans- 
formation il  est  parfaitement  possible,  même  il  est  probable 
que  l'exemple  de  Montaigne  n'a  pas  été  étranger.  Nous  savons 
en  effet  que  Bacon  a  apprécié  et  étudié  les  Essais  de  Montaigne. 
Des  réminiscences  nombreuses  relevées  dans  son  œuvre  invitent 
même  à  penser  qu'ils  lui  étaient  familiers,  qu'à  tout  le  moins  il 
est  revenu  à  eux  à  diverses  reprises.  Jamais  pourtant  Bacon  ne 
se  proposera  d'imiter  Montaigne,  d'acclimater  sa  forme  littéraire 
sur  le  sol  anglais,  et  sa  philosophie  diffère  de  celle  de  Montaigne 
plus  encore  peut-être  que  leurs  cadres.  Tandis  que  le  philo- 
sophe français  se  donne  tout  entier  à  l'analyse  intérieure  et,  à 
la  manière  des  anciens,  cherche  en  lui-même  les  conditions  du 
bonheur,  le  futur  grand  chancelier  d'Angleterre  est  occupé  sur- 
tout des  moyens  de  parvenir  à  une  haute  situation  dans  le 
monde.  Le  succès  est  sa  grande  affaire,  et  ce  qu'il  collectionne 
avant  tout,  ce  sont  les  recettes  qui  permettront  de  l'assurer.  Ce 
n'est  donc  pas  Bacon  qui  a  introduit. en  Angleterre  ï Essai  de 
Montaigne.  Cet  honneur  était  réservé  à  un  écrivain  très  oublié 
aujourd'hui,  William  Cornwallis,  qui  se  déclare  bien  haut 
l'admirateur  et  l'imitateur  de  l'essayiste  français.  Ses  Essais  à 
lui,  qui  touchent  tous  les  sujets,  sont  bien  de  petites  disserta- 
tions morales,  de  dimensions  très  variables,  d'alluro  assez 
capricieuse,  et  l'analyse  du  moi,  les  confidences  jaillies  à  tout 


^28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

propos,  s'efforcent  d'y  tenir  une  place  importante.  A  vrai  dire, 
le  talent  de  Gornwallis  est  mince.  Il  ne  sait  pas  trier  dans  son 
expérience  un  fait  caractéristique,  dans  ses  «  humeurs  »  une 
inclination  typique,  et  en  tirer  la  leçon  qui  servira  à  tous  ses 
lecteurs.  Il  n'a  pas  le  don  des  confidences,  cet  abandon  naïf  qui 
y  est  nécessaire.  Par-dessus  tout,  il  est  un  bien  médiocre  écri- 
vain, mais  tout  cela  n'a  pas  empêché  qu'en  son  temps  ses 
Essais  n'aient  joui  d'une  certaine  faveur,  aussi  grande  ou  à  peu 
près  que  les  Essais  de  Bacon. 

Pendant  longtemps  le  genre  végéta  et  ne  produisit  aucune 
œuvre  qui  mérite  d'être  comparée  avec  celle  de  Montaigne. 
Durant  tout  le  siècle  cependant  les  recueils  d'essais  se  succé- 
dèrent, en  série  à  peu  près  ininterrompue,  attestant  que  le  genre 
voulait  vivre,  et  dans  plusieurs  de  ces  recueils,  dans  ceux 
d'Abraham  Cowley,  de  John  Sheffield,  de  Joseph  Glanvill,  de 
Thomas  Blount,  par  exemple,  l'imitation  de  Montaigne  est  très 
sensible.  Il  reste  le  maître  incontestable  du  genre,  et,  si  pour 
quelques-uns  il  partage  cette  maîtrise  avec  Bacon,  ses  modèles 
sont  suivis  beaucoup  plus  que  ceux  du  célèbre  chancelier.  Au 
début  du  xviii^  siècle  enfin,  avec  Addison,  l'essai  produira  de 
nouveaux  chefs-d'œuvre,  les  premiers  depuis  ceux  de  Montaigne. 
Il  aura  conquis  sa  place  prédominante  dans  la  littérature 
anglaise,  et  à  travers  toutes  les  applications  variées  qui  en  seront 
faites  durant  deux  siècles,  à  travers  toutes  les  formes  auxquelles 
sa  souplesse  native  lui  permettra  de  se  plier,  le  souvenir  de 
Montaigne  restera  vivant  chez  tous  ceux  qui  le  transformeront.). 
Les  plus  célèbres  d'entre  eux  le  reconnaîtront  pour  leur  ancêtre 
commun  et  l'avoueront  pour  leur  modèle  vénéré.  On  s'étonnera 
peut-être  de  constater  qu'en  France,  où  pourtant  il  était  né, 
l'essai  n'a  point  vécu  après  Montaigne,  tandis  qu'en  Angleterre, 
sa  terre  adoptive,  il  a  laissé  une  si  brillante  descendance.  Le 
fait  peut  s'expliquer,  je  crois.  En  France,  l'exemple  de  Mon- 
taigne décourageait  les  tentatives.  N'y  eùt-il  pas  eu  présomption 
à  se  mesurer  avec  un  tel  maître,  et  n'était-ce  point  se  mesurer 
avec  lui  que  d'écrire  des  essais  puisque  lui  seul  en  avait  com- 
posé.^ On  le  vit  bien  quand  le  marquis  d'Argenson,  un  siècle  et 
demi  après  Montaigne,  s'avisa  d'intituler  un  de  ses  ouvrages 
Essais  à  la  manière  de  ceux  de  Montaigne.  Tout  le  monde  cria  à 
l'impertinence.  St  sans  doute  le  marquis  aggravait  son  cas  en 
rappelant  ainsi  à  la  légère  le  nom  de  son  devancier;  mais,  s'il 


•f 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  129 

ne  l'avait  pas  fait,  le  scandale  eût-il  été  beaucoup  moindre?  En 
Angleterre,  où  iMontaigne  n'était  pas  un  auteur  national,  il  n'en 
était  pas  de  même.  Écrire  des  Essais,  ce  n'était  pas  se  mesurer 
avec  Montaigne,  c'était  l'imiter,  c'était  lui  dérober  sa  manière, 
acclimater  un  genre  qui  en  France  était  fort  apprécié.  Aucune 
pudeur  ne  devait  ici  retenir  les  écrivains.  Toujours  est-il  que 
quand  Taine  rénova  chez  nous  le  titre  d'Essais,  il  l'emprunta  non 
à  Montaigne,  mais  à  ses  descendans  d'Angleterre,  à  Macaulay  et 
à  ses  émules  qui  l'avaient  fait  leur. 

Ce  coup  d'oeil  sur  les  destinées  de  l'essai  nous  a  entraînés  un 
peu  loin.  Revenons  aux  premières  années  du  xvii^  siècle.  Nous 
avons  vu  déjà  Montaigne  y  apporter  ses  richesses  d'expérience 
psychologique  et  morale,  inspirer,  grâce  à  son  sens  de  la  vie, 
même  des  poètes  dramatiques,  donner  à  l'Angleterre  un  genre 
littéraire  nouveau.  Je  crois  qu'en  outre  déjà  il  a  commencé  à 
jouer  ce  rôle  de  critique  des  idées  et  de  redresseur  des  juge- 
mens  dans  lequel  il  devait  exceller  plus  tard.  A  multiplier  sur 
toutes  les  questions  les  points  de  vue  pour  et  contre,  à  exposer 
toutes  les  doctrines  en  homme  qui  les  épouse  toutes  à  tour  de 
rôle,  il  ruinait  toutes  les  formes  du  dogmatisme.  A  son  imitation, 
sir  \V aller  Ralcigh  écrit  un  exposé  des  théories  pyrrhoniennes, 
théories  déconcertantes  autant  qu'il  est  possible,  mais  que  Mon- 
taigne avait  défendues  avec  une  rare  force  de  conviction  et  cou- 
vertes de  sa  grande  autorité.  Une  pareille  philosophie  était  bien 
propre  à  secouer  la  torpeur  dogmatique  .  Mais  voici  qui  est 
beaucoup  plus  important.  Montaigne  a,  je  crois,  préparé  les 
voies  à  la  méthode  de  Bacon.  Ce  n'est  pas  qu'il  ait  partagé  les 
espérances  illimitées  qu'éveille  dans  l'imagination  de  Bacon  l'idée 
de  la  science  expérimentale  :  rien  n'est  plus  éloigné  de  sa  pensée 
qu'une  pareille  présomption.  Il  coupe  les  ailes  à  la  science  au 
lieu  de  lui  en  donner.  Loin  de  promettre  à  l'homme  ce  pouvoir 
absolu  sur  toute  la  nature,  qui  lui  eût  paru  chimérique,  il  le 
convainc  de  sa  faiblesse  et  de  son  impuissance.  Il  n'a  pas  non 
plus  formulé  la  méthode,  indiqué  avant  Bacon  comment  il  con- 
vient d'interroger  les  faits,  de  classer  les  expériences,  de  les 
interpréter  pour  en  tirer  des  connaissances  de  plus  en  plus 
étendues.  Ne  rêvant  pas  le  but,  il  ne  pouvait  pas  imaginer  les 
moyens.  Mais  il  a  très  bien  senti  le  dérèglement  de  l'esprit 
lorsqu'il  ne  se  soumet  à  aucune  discipline,  et  il  a  montré  la 
vanité  des  disciplines  en   faveur.  C'était  un  premier  pas,  pour 

TOME  XVII    —  1913.  9 


130 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'on  songeât  à  constituer  une  méthode  nouvelle,  pour  qu'on 
en  sentit  le  besoin.  Sa  critique  de  l'esprit  humain  et  des  moyens 
de  connaissance  dont  nous  disposons  contient  en  substance 
presque  toute  la  théorie  de  Bacon  sur  les  fantômes  et  ses 
attaques  contre  la  logique  d'Aristote.  Or  nous  avons  vu  que  les 
Essais  étaient  familiers  à  Bacon,  Aucune  lecture  ne  pouvait 
mieux  le  préparer  à  écrire  le  premier  livre  du  Novum  orga- 
num  \  et  le  premier  livre  du  Novum  organum,  qui  dénonce  les 
vices  de  la  science  humaine  et  les  écueils  contre  lesquels  échoue 
la  pensée,  est  comme  la  pierre  fondamentale  de  toute  YInstau- 
ratio  magna:  il  faut  bien  connaître  un  mal  avant  de  songer  à  y 
porter  remède.  Descartes  et  Pascal,  dans  les  méthodes  de  con- 
naissance que,  vers  le  même  temps,  ils  ont  élaborées,  partent 
comme  Bacon  du  doute  universel-  Cette  nécessité  du  doute,  c'est 
chez  Montaigne  que  tous  les  trois  l'ont  trouvée  affirmée  et  mise 
en  pleine  lumière.  Avant  de  construire,  il  fallait  détruire,  il 
fallait  faire  table  rase  de  toutes  les  présomptueuses  bâtisses 
dont  l'instabilité  était  reconnue.  Pour  tous  les  trois,  Montaigne 
s'est  chargé  de  détruire.  Mais  il  est  beaucoup  plus  près  de  Bacon 
que  de  Descartes  ou  de  Pascal.  Bien  ne  lui  est  plus  étranger  que 
le  mysticisme  de  l'apologiste  du  christianisme,  et  il  n'a  pas 
entrevu  l'évidence  qui  permet  à  l'auteur  du  Discours  de  la 
méthode  de  poser  l'assise  solide  de  sa  construction.  Quand  il  sort 
du  doute,  et  il  en  sort  très  résolument,  c'est  l'autorité  seule  du 
fait  qui  oblige  sa  raison  d'affirmer.  Partout  où  il  peut  dégager  la 
leçon  des  faits,  il  se  décide,  et  il  reste  en  suspens  dans  tous  les 
cas  où  les  faits  ne  semblent  pas  lui  dicter  une  réponse.  Tout 
son  essai  des  Boiteux  est  très  significatif  à  ce  point  de  vue. 
Montaigne  a  donc  fort  bien  pressenti  le  fondement  de  la  méthode 
expérimentale.  vS'il  n"a  pas  construit  la  bâtisse,  il  a  du  moins 
amassé  les  matériaux  dont  on  devait  faire  usage.  Pour  belle  et 
harmonieuse  que  soit  celle  que  nous  devons  à  Bacon,  chacun  sait 
combien  elle  était  fragile,  et  que  jamais  ou  presque  jamais  les 
découvertes  scientifiques  ne  se  sont  faites  suivant  les  règles 
qu'il  a  prescrites.  Si  Montaigne  n'a  fait  qu'un  pas  vers  la  mé- 
thode, s'il  s'est,  pour  ains'  dire,  arrêté  à  la  porte,  c'est  d'abord 
que  sa  prudence  intellectuelle  ne-  lui  permettait  pas  d'entre- 
prendre d'aussi  ambitieuses  constructions,  mais  c'est  surtout 
que  la  méthode  expérimentale  devait  sortir  des  sciences  phy- 
siques et  naturelles  auxquelles  elle  s'applique  exactement,  non 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  131 

des  sciences  morales  qui  en  relèvent  beaucoup  moins  parfai- 
tement. Or  Montaigne  limitait  son  étude  aux  sciences  morales.i 
Je  n'en  suis  pas  moins  persuadé  qu'il  a  ouvert  la  voie  à  la  grande 
œuvre  de  Bacon  dont  la  puissance  de  pénétration  ne  devait 
apparaître  que  beaucoup  plus  tard. 


III 


L'époque  des  révolutions  qui  suivit  le  temps  des  Shakspeare 
et  des  Bacon  ne  devait  pas  être  favorable  à  Montaigne.  Il  n'était 
pas  l'homme  des  violences,  l'homme  des  convictions  fortes  et 
légèrement  acquises  qui  commandent  les  fermes  décisions  et 
les  entreprises  hardies.  Aussi  après  1632  la  traduction  de  Florio 
ne  se  réimprime  plus.  La  Restauration,  qui  ramena  en  Angle- 
terre une  cour  tout  imbue  des  habitudes  françaises,  qui  lit 
triompher  dans  la  haute  société  toutes  les  modes  françaises, 
et  particulièrement  le  goût  des  livres  venus  de  la  France,  devait 
remettre  les  Essais  en  honneur.  Brusquement  arrachées  aux 
austérités  d'un  puritanisme  de  commande,  les  hautes  classes 
s'abandonnaient  à  un  épicurisme  facile,  à  un  scepticisme  de 
bon  ton  qui  allait  parfois  jusqu'à  l'athéisme.  On  lut  sans  doute 
alors  beaucoup  les  Essais  en  français,  car  jamais  plus  qu'à  cette 
époque  la  langue  française  ne  fut  pratiquée  en  Angleterre,  où 
pourtant  à  toutes  les  époques  elle  a  été  comprise  et  parlée.  Mais 
de  plus,  l'un  des  traducteurs  qui  se  chargèrent  alors  de  vulga- 
riser au  delà  de  la  Manche  la  littérature  française,  Charles 
Gotton,  entreprit  de  donner  une  version  nouvelle  des  Essais.  Il 
savait  que  le  public  ne  manquerait  pas  de  la  bien  accueillir. 

Coïncidence  curieuse,  précisément  dans  le  même  temps  ces 
mêmes  Essais  rencontraient  en  France  de  nombreux  adversaires, 
subissaient  une  éclipse  passagère.  Les  éloges  qu'on  en  faisait  se 
mêlaient  de  critiques  de  plus  en  plus  vives.  On  leur  reprochait 
leur  langue,  qui  commençait  à  vieillir,  leur  absence  de  compo- 
sition qui  choquait  le  goût  des  contemporains  pour  la  régula- 
rité classique;  surtout  on  commençait  à  trouver  que  leur  phi- 
losophie était  dangereuse  et  que,  si  Montaigne  était  resté  fidèle 
à  la  religion  traditionnelle  et  à  un  sage  conservatisme,  son 
scepticisme  pouvait  fort  bien  conduire  à  des  conclusions  diffé- 
rentes. On  n'ignorait  pas  que  les  libertins  se  recommandaient 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  son  autorité,  et  quelques-uns  allaient  jusqu'à  le  traiter,  lui 
aussi,  de  libertin.  Si  les  gens  du  monde  ne  pouvaient  pas  le 
condamner  tant  son  charme  les  séduisait,  et  s'ils  pensaient  avec 
M""^  de  Sévigné  qu'il  eût  été  pour  eux  un  bien  aimable  voisin, 
les  vrais  chrétiens,  et  non  pas  seulement  les  chrétiens  de  Port- 
Royal,  mais  les  directeurs  les  plus  autorisés,  tonnaient  contre 
lui.  Ils  firent  mettre  à  l'index  ses  Essais  où  un  siècle  plus  tôt 
Rome  n'avait  trouvé  que  peu  de  chose  à  reprendre.  Pendant 
plus  de  cinquante  ans,  de  1669  à  1724,  aucune  réimpression 
complète  n'en  fut  donnée  en  français. 

Durant  la  même  période  la  traduction  de  Charles  Cotton  ne 
fut  pas  réimprimée  moins  de  quatre  fois.  On  eût  dit  que,  chassée 
hors  de  France,  la  renommée  de  Montaigne  passait  la  Manche 
et  se  réfugiait  en  Angleterre.. C'est  bien  ainsi  qu'un  lord  du  pre- 
mier rang,  le  marquis  d'Halifax,  présentait  les  choses  au  public 
anglais.  Il  rappelait  quelques-unes  des  critiques  violentes  dont 
les  Essais  de  Montaigne  avaient  été  l'objet  dans  des  ouvrages 
français  contemporains,  il  les  réfutait  sur  un  ton  de  triomphe. 
«  Chez  nous,  disait-il,  des  personnes  de  toute  qualité  placent  les 
Essais  de  Montaigne  très  haut  dans  leur  estime  et  en  font  leur 
principale  lecture.  Ils  sont  dans  toutes  les  mains.  Pour  moi  per- 
sonnellement, il  n'est  pas  de  livre  avec  lequel  j'aie  noué  un  com- 
merce plus  intime.  »  L'Angleterre  l'apprécie  donc  bien  autre- 
ment que  ne  fait  la  France,  et  il  semble  à  Halifax  que,  pour  en 
récompenser  l'Angleterre,  l'âme  de  Montaigne  soit  passée  parmi 
ses  compatriotes. «  Ne  vous  en  étonnezpoint,vousdira-t-il encore: 
de  tous  les  Français  Montaigne  seul  a  eu  le  sens  de  la  liberté.  ))Et 
c'est  entre  parenthèses  pour  ce  motif  que  Montaigne  est  le  seul  des 
auteurs  français  que  lui,  Halifax,  sache  goûter;  mais  aussi,  par 
suite  de  cette  particularité,  les  Français  ne  peuvent  pas  l'appré- 
cier a  sa  valeur,  et  l'Angleterre,  la  terre  de  la  liberté,  est  incon- 
testablement sa  patrie  naturelle.  Quand  en  1724  paraîtra  une 
nouvelle  édition  française  des  Essais,  une  fort  belle  édition 
restaurée  d'après  le  texte  de  1595  et  accompagnée  d'un  savant 
commentaire,  la  fameuse  édition  de  Pierre  Coste,  qui  fait  date 
dans  l'histoire  du  texte  de  Montaigne,  elle  sera  l'œuvre  d'un 
protestant  réfugié  en  Angleterre,  elle  sera  publiée  a  Londres, 
exécutée  par  une  presse  anglaise,  munie  d'un  privilège  du  roi 
Georges,  et  les  frais  du  travail  seront  en  grande  partie  supportés 
par  de  grands  seigneurs  d'Angleterre,  qui,  nous  dit  Coste,  lui 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRB.'  133 

auront  prodigué  leurs  encouragemens.  L'Angleterre  semblera 
nous  renvoyer  enfin  notre  Montaigne. 

Alors  seulement  la  France  se  montrera  disposée  à  contrôler 
et  h  critiquer  ses  croyances  religieuses  et  ses  traditions  de  toutes 
sortes.  On  sait  avec  quelle  souplesse  d'esprit  et  quelle  frénésie 
de  destruction  elle  le  fera,  et  elle  rendra  dès  lors  à  Montaigne 
toute  la  place  qu'il  avait  perdue  parmi  ses  écrivains  de  prédilec- 
tion. Dans  cet  effort  pour  secouer  tous  ses  préjugés,  et  plus  que 
ses  préjugés,  elle  profitera  largement  de  l'exemple  de  l'Angle- 
terre qui  précisément  venait  d'opérer  le  même  travail  de  cri- 
tique sur  ses  propres  croyances  et  qui  pour  cela  s'était  aidée  du 
concours  de  Montaigne.  Car,  dans  le  demi-siècle  qui  nous  occupe, 
la  vogue  de  Montaigne  en  Angleterre  paraît  suscitée  principa- 
lement par  son  esprit  critique,  par  sa  clairvoyance  à  démasquer 
les  préjugés  et  à  les  dénoncer,  à  découvrir  le  point  caché  où  gît 
l'incertitude  d'une  proposition,  le  sophisme  tacite  qui  nous  la 
fait  regarder  comme  évidente.  L'Angleterre  alors  recherche  les 
excitations  de  ce  genre  qui  peuvent  stimuler  son  esprit  de  libre 
examen,  tandis  que  dans  le  même  temps  la  France  semble  par- 
ticulièrement jalouse  de  son  unité  intellectuelle  et  morale,  et 
tend  à  rejeter  loin  d'elle  tous  les  fermens  de  dissolution  qui 
pourraient  compromettre  cette  unité. 

L'influence  de  l'esprit  de  Montaigne  en  Angleterre  à  la  fin 
du  XVII*  siècle  se  manifeste  en  particulier  dans  le  principal  traité 
de  pédagogie  qui  fut  alors  écrit,  les  Pensées  sur  l'Éducation  de 
John  Locke.  Ce  traité,  qui  parut  en  1693,  est  tout  pénétré  des 
mêmes  principes  qui  ont  dicté  à  Montaigne  son  essai  fameux 
De  l'institulion  des  enfans.  Je  ne  dirai  pas  que  Locke  s'est  pro- 
posé de  mettre  à  la  portée  de  ses  concitoyens  les  idées  de 
Montaigne  en  matière  d'éducation,  car  pas  une  phrase  dans  son 
ouvrage  n'est  traduite  de  celui  de  son  devancier.  Son  œuvre  est 
vraiment  personnelle.  Il  aimait  les  enfans,  s'occupait  d'eux 
volontiers,  et  il  avait  été  chargé  de  l'éducation  d'un  jeune 
noble  qui  appartenait  à  une  très  grande  famille  d'Angleterre, 
le  futur  comte  de  Shaftesbury.  Ce  sont  bien  les  résultats  de 
son  expérience  à  lui,  et  en  particulier  les  constatations  qu'il 
avait  pu  faire  en  suivant  au  jour  le  jour  les  progrès  du  jeune 
Shaftesbury,  que  Locke  s'est  proposé  de  nous  donner.  Mais  il 
avait  lu  Montaigne  au  préalable  comme  toute  sa  génération;  il 
se  souvient  quelquefois  de  lui  dans  son  célèbre  Essai  sur  l'en- 


134 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tendement  humain,  et  son  expérience  personnelle  d'éducateur 
avait  été  entièrement  dominée  et  dirigée  par  les  principes  péda- 
gogiques de  Montaigne.  Suivant  ses  préceptes,  par  exemple,  et  à 
l'imitation  du  père  du  philosophe,  il  avait  placé  auprès  de  son 
disciple  encore  en  bas  âge  une  gouvernante  qui  ne  devait  lui 
parler  que  latin.  On  peut  dire  qu'il  avait  essayé  et  comme  con- 
trôlé expérimentalement,  d'une  manière  consciente  ou  non 
d'ailleurs,  peu  importe,  les  vues  de  son  devancier.  Mais  comme 
il  n'était  rien  moins  qu'un  esprit  passif  et  à  la  remorque,  il  ne 
se  contenta  pas  de  les  vérifier,  il  y  joignit  ses  propres  observa- 
tions en  abondance,  il  les  enrichit  de  toute  la  perspicacité  de  sa 
réflexion  très  docile  aux  leçons  des  choses  ;  sur  aucun  point,  je 
crois,  il  n'en  vint  à  les  contredire.  Il  adresse  à  l'éducation  tradi- 
tionnelle les  mêmes  critiques  que  Montaigne,  lui  reproche 
d'abâtardir  les  cœurs  par  une  discipline  trop  rigoureuse  et  les 
esprits  par  un  exercice  abusif  de  la  mémoire  non  moins  que  par 
l'appel  constant  au  principe  d'autorité.  Gomme  lui  il  décharge 
les  programmes  des  disciplines  formelles  qui  les  encombraient  : 
la  grammaire,  la  rhétorique,  la  dialectique;  et  à  une  pédagogie 
de  l'effort  il  prétend  substituer  une  pédagogie  du  plaisir,  et 
élever  l'âme  en  toute  douceur  et  liberté.  Surtout,  au  point  de 
vue  moral  comme  au  point  de  vue  intellectuel,  il  s'efforce,  par 
les  mêmes  moyens  que  Montaigne,  de  réagir  contre  le  principe 
d'autorité  et  de  donner  à  ses  disciples  des  habitudes  de  libre 
examen.  Par  là  Locke,  dont  le  traité  a  joui  d'une  grande 
faveur,  les  préparait  à  recevoir  les  leçons  de  Montaigne  et  à  les 
mettre  en  pratique,  à  s'imprégner  de  ses  idées.  Comme  Mon- 
taigne, et  avec  l'aide  de  Montaigne,  il  avait  le  souci  avant  tout 
de  former  des  esprits  indépendans.  Locke  écrivit  encore  à  la  fin 
de  sa  vie  un  opuscule  intitulé  :  De  la  conduite  de  V entendement . 
Les  mêmes  principes  y  dominent,  et,  bien  que  les  réminis- 
cences directes  de  Montaigne  y  soient  moins  nombreuses,  on  y 
retrouve  ses  idées  les  plus  chères.  Après  les  avoir  proposées  à 
l'enfance,  Locke  les  recommandait  à  l'âge  mûr.  Il  voulait  les 
voir  présider  à  la  vie  tout  entière. 

C'étaient  précisément  les  mêmes  principes  de  libre  examen 
qui,  dans  le  même  temps,  conduisaient  les  philosophes  anglais 
à  affranchir  la  morale  de  la  religion,  et  qui  répandaient  le  doute 
sur  tous  les  dogmes  de  la  foi  traditionnelle.  La  raison,  dégagée 
de  ses  entraves,  devait  prétendre  à  gouverner  seule  l'activité 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  435 

humaine  et  à  s'installer  en  maîtresse  sur  le  domaine  de  la 
morale,  et  il  ne  se  pouvait  guère  que,  venant  h,  examiner  avec 
ses  seules  forces  les  ide'es  métaphysiques,  elle  ne  semât  point  la 
division  parmi  les  esprits.  Sur  ces  deux  points  Montaigne  s'était 
avancé  résolument  dans  la  voie  nouvelle;  il  pouvait  servir  de 
guide  aux  pionniers  du  rationalisme. 

Quand  il  s'interrogeait  sur  la  conduite  à  suivre  en  telle  ou 
telle  circonstance,  jamais  il  ne  faisait  intervenir  les  comman- 
démens  de  l'Évangile  ou  les  sourdes  suggestions  de  l'habitude. 
Il  pesait  et  il  contrepesait  des  raisons  positives,  qui  seules  lui 
servaient  de  règle.  Il  s'examinait  surtout  lui-même  et  la  connais- 
sance intime  du  moi  lui  dictait  ses  choix.  Ce  n'était  pas  chez 
lui  un  principe  formulé,  mais  bien  plutôt  une  tendance  très 
impérieuse  à  laquelle  il  cédait  volontiers  et  qui  a  donné  à  son 
œuvre  une  couleur  très  originale  pour  son  temps.  Tout  porte  à 
croire  que  les  moralistes  anglais  qui  ont  réduit  cette  tendance 
en  système  et  construit  méthodiquement  une  morale  rationnelle 
indépendante  de  toute  religion,  que  Mandeville,  qui  cite  quel- 
quefois Montaigne,  que  Shaftesbury  ont  largement  profité  de 
son  travail.  Ils  ne  faisaient  que  le  continuer.  Tous  les  deux, 
ainsi  que  Locke  d'ailleurs,  avaient  séjourné  en  Hollande,  dans 
,  le  cercle  des  réfugiés  de  France  parmi  lesquels  le  nom  de  Mon- 
taigne était  en  singulier  honneur  et  son  influence  très  active. 
Shaftesbury  était  précisément  ce  disciple  que  Locke  avait  formé 
suivant  les  préceptes  du  philosophe  périgourdin,  auquel  il  avait 
dès  le  bas  âge  insufflé  l'esprit  de  Montaigne. 

Les  déistes  ont,  eux  aussi,  travaillé  à  séparer  la  morale 
de  la  religion  et  à  la  constituer  en  discipline  distincte,  mais 
leur  activité  s'est  portée  surtout  sur  l'examen  des  dogmes 
religieux.  De  Herbert  of  Cherbury,  qui  publie  son  De  veri- 
tate  en  1624,  jusqu'à  David  Hume,  leur  activité  dissolvante 
s'est  exercée  pendant  un  siècle  et  demi,  dilapidant  pièce  à 
pièce  tout  l'héritage  des  croyances  traditionnelles.  Ici  tou- 
tefois leur  situation  différait  passablement  de  celle  de  Mon- 
taigne. Montaigne,  qui  était  catholique,  pouvait,  grâce  à  son 
catholicisme,  faire  reposer  sa  foi  sur  le  doute  universel.  Il 
lui  était  loisible  d'aller  dès  le  premier  instant  jusqu'aux 
extrêmes  limites  de  l'agnosticisme  sans  pour  cela  se  séparer  de 
l'Eglise,  d'avilir  la  raison  et  ruiner  tout  son  crédit  pour  l'abimer 
ensuite  aux  pied  du  successeurs  de  saint  Pierre,  seul  représentant 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  l'autorité  traditionnelle.  Sa  liberté  était  d'autant  plus  grande 
qu'après  toutes  les  aventures  intellectuelles  dont  il  courait  la 
fortune,  il  était  plus  assuré  d'un  refuge  aussi  ferme,  et  sa  sou- 
mission à  l'autorité  pouvait  paraître  d'autant  plus  recevable 
qu'il  avait  plus  douté,  plus  désarmé  la  raison,  et  que,  partant,  il 
avait  davantage  refusé  le  droit  de  contrôler  et  de  contester  les 
enseignemens  traditionnels.  Il  en  allait  tout  autrement  des 
déistes.  Protestans,  ils  n'avaient  pas  au  même  degré  le  refuge 
de  l'autorité.  Ils  devaient  chercher  dans  le  libre  jeu  de  leur 
raison  les  principes  de  leurs  croyances,  et,  par  conséquent,  ils  ne 
pouvaient  point  sans  grand  péril  avilir  leur  raison.  Aussi 
cherchent-ils  à  retenir  dans  les  croyances  traditionnelles  ce  que 
leur  raison  en  peut  étayer.  Ils  entrent  tous  dans  la  voie  du 
doute,  mais  ils  s'y  avancent  plus  ou  moins  chacun  selon  son 
tempérament  individuel,  selon  la  vertu  dissolvante  de  son  intel- 
ligence, chacun  dosant  sa  part  de  foi  ou  d'incrédulité  suivant 
les  besoins  de  son  cœur  et  de  sa  raison.  La  vérité  pourtant  est 
qu'on  fait  difficilement  au  doute  sa  part.  Peu  à  peu,  il  étend  son 
domaine,  il  envahit  tout.  Si  l'on  trouve  à  cette  époque  des 
rationalistes  comme  Locke,  qui,  fidèles  à  la  tradition  protes- 
tante, acceptent  encore  le  christianisme  et  se  contentent  seule- 
ment de  faire  un  choix  parmi  les  données  de  la  tradition  chré- 
tienne, retenant  celles  que  leur  raison  avoue,  rejetant  les 
autres,  et  se  constituant  ainsi  un  christianisme  à  leur  manière, 
les  déistes  passent  outre,  ils  écartent  résolument  tout  ce  que  le 
christianisme  a  de  particulier  pour  ne  conserver  que  les 
croyances  communes  à  toutes  les  religions,  les  vérités  reçues  de 
tous  les  hommes  ou  à  peu  près,  la  foi  dans  l'existence  de  Dieu  et 
dans  l'immortalité  de  l'âme.  Mais  le  mouvement  ne  devait  pas 
s'arrêter  là.  Il  s'achève  tout  naturellement  chez  Hume  qui  met 
en  doute  jusqu'aux  données  de  la  religion  naturelle,  et  qui  comme 
Montaigne,  suivant  la  même  logique,  conclut  h  un  agnosticisme 
radical.  Sur  cette  échelle  décroissante  des  croyance?,  chacun, 
suivant  l'échelon  où  il  s'arrêtait,  pouvait  puiser  plus  ou  moins 
largement  chez  Montaigne.  On  se  sentait  d'autant  plus  en  com- 
munion avec  lui  qu'on  approchait  davantage  de  la  position  de 
Hume  ;  mais  la  différence  d'attitude  que  nous  signalions  tout  à 
l'heure  n'empêchait  pas  que  son  allure  de  libre  examen  ne  fût 
séduisante  pour  tous,  et  les  Essais  ont  été  certainement  l'un  des 
fermens  de  pensée  les  plus  actifs  à  cette  époque^ 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  137 

Le  promoteur  du  mouvement  déiste,  Herbert  of  Cherbury, 
avait  séjourné  longuement  en  France  où  des  missions  diploma- 
tiques l'avaient  retenu.  La  pensée  française  a  certainement  eu 
sur  son  esprit  une  grande  influence,  et  c'est  à  Paris  qu'il  a  com- 
posé son  traité  De  la  vérité,  où  il  proclame  l'insuffisance  des 
méthodes  de  connaissance,  et  où  il  en  propose  une  nouvelle 
fondée  sur  le  consentement  universel.  Ce  critérium  du  consen- 
tement universel  obligera  Herbert  of  Cherbury  à  rejeter  unifor- 
mément toutes  les  religions  positives  pour  ne  retenir  que  les 
élémens  communs  à  toutes,  qui  constitueront  la  religion  natu- 
relle. Or  quel  écrivain  en  France,  mieux  que  Montaigne  et  son 
fervent  disciple  Charron,  pouvait  à  cette  époque  enseigner  la 
faiblesse  de  la  raison  et  la  nécessité  de  la  guider  ?  Lequel  encore 
pouvait  mieux  inviter  à  examiner  l'extrême  diversité  des  cou-» 
tûmes  et  des  croyances  pour  les  opposer  les  unes  aux  autres,  en 
dégager  les  contrastes  et  les  ressemblances  ?  L'historien  du 
déisme,  Lechler,  et  les  historiens  de  la  philosophie  moderne  ont 
tous  reconnu  cette  part  prépondérante  de  Montaigne  dans  les 
origines  du  mouvement. 

Elle  est  surtout  apparente  dans  les  écrits  de  Charles  Blount 
qui  sont  d'un  demi-siècle  postérieurs  à  ceux  de  Herbert.  Ce 
Charles  Blount  n'est  point  un  précurseur,  sa  pensée  n'est  pas 
originale.  Il  reçoit  la  doctrine  toute  formée  des  mains  de  Herbert 
et  de  Hobbes  et  il  la  reprend  à  son  tour  sans  y  ajouter  grand* 
chose.  Mais  dans  l'exposé  qu'il  en  fait,  à  chaque  instant  repa- 
raît 1^  nom  de  Montaigne,  et  plus  souvent  encore  que  son  nom 
des  citations  des  Essais.  On  sent  que  le  livre  lui  est  absolument 
familier,  qu'il  se  présente  sans  cesse  à  son  esprit.  Blount 
admire  l'art  de  Montaigne,  lui  emprunte  quelquefois  les 
images,  goûte  l'allure  décousue  de  son  style  surtout.  Monta- 
gniser  {to  montagnize)  dans  sa  langue  signifie  procéder  par  per- 
pétuelles digressions,  et  si  on  lui  reproche  de  ne  pas  composer, 
il  se  retranche  derrière  l'exemple  de  Montaigne  et  se  couvre  de 
son  autorité.  Mais,  bien  plus  que  l'art  de  Montaigne,  il  aime 
son  esprit,  sa  critique  à  laquelle  rien  n'échappe,  et  qui,  sans 
tapage,  sans  effort,  comme  en  se  jouant,  minant  lentement  les 
idées  par  leurs  assises,  laisse  enfin  la  pensée  désemparée.  Pour 
Blount,  comme  pour  Herbert  et  Hobbes,  la  seule  religion  des 
hommes  a  d'abord  été  la  religion  naturelle,  et  dans  le  temps 
où  ils  s'en  contentaient  ils  étaient  pieux  et  vertueux.  L'inter- 


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REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


vention  des  prêtres  a  tout  gâté.  Les  prêtres  sont  des  ambitieux 
qui  ont  imaginé  des  rites  compliqués  et  des  dogmes  absurdes 
et  les  ont  imposés  à  la  crédulité  populaire  afin  de  rendre  leur 
ministère  indispensable  et  fonder  par  lui  leur  propre  pouvoir. 
Et  ainsi  ils  ont  abêti  et  dépravé  l'humanité.  Les  princes  ont  fait 
cause  commune  avec  eux,  se  sont  servis  d'eux  pour  assurer 
leur  gouvernement  et  leur  ont  en  retour  concédé  de  scanda- 
leux avantages.  Le  résultat  de  cette  alliance  est  que  l'homme 
est  avili  dans  son  cœur  et  dans  son  esprit,  et  que  les  religions 
qui  prétendent  l'élever  à  la  divinité  ne  font  que  le  ravaler 
toujours  plus  bas.  Cette  doctrine,  qui  est  exposée  dans  le  Anima 
mundi  (1679)  et  dans  le  Great  is  Diana  (1680),  est  étrangère 
à  Montaigne;  mais  Montaigne,  qui  aimait  tant  à  passer  en 
revue  les  croyances  contradictoires  des  peuples,  fournissait  les 
faits  qui  servaient  à  l'établir.  A  l'exemple  de  ['Apologie  de 
Sebonde,  et  en  s'aidant  manifestement  d'elle,  Blount  nous 
montre  les  idées  folles  et  injurieuses  que  les  religions  se  sont 
faites  de  la  divinité,  les  croyances  ineptes  qu'elles  ont  répandues 
sur  l'âme  et  ses  destinées.  Montaigne  l'aide  encore  à  montrer 
quels  actes  de  barbarie  a  provoqués  l'idée  de  sacrifice  et  sa  fon- 
cière absurdité.  Il  le  seconde  dans  sa  critique  du  miracle.  Blount 
n'a  pas  plus  que  Montaigne  le  goût  des  systèmes.  Pamphlétaire 
plus  que  philosophe,  il  se  propose  non  de  présenter  une  doctrine 
bien  liée,  mais  de  taquiner,  de  troubler  dans  leur  sérénité  béate 
qui  l'exaspère  ces  dogmatiques  dont  l'arrogante  présomption 
ne  vit  que  d'ignorance  et  de  bêtise.  L'impertinence  avec 
laquelle  Montaigne  savait  déjouer  et  démasquer  leurs  affirma- 
tions frivoles  lui  plaisait  par-dessus  tout.  Il  reprend  dans  les 
mêmes  termes,  citant  des  pages  entières  des  Essais,  tout  son 
long  paradoxe  sur  l'intelligence  animale,  qui  supprime  le  fossé 
creusé  par  la  philosophie  traditionnelle  entre  l'âme  rationnelle 
de  l'homme  et  l'âme  sensitive  des  bêtes,  et  trouble  ainsi  les 
idées  du  croyant  sur  l'immortalité.  Comme  Montaigne  il  s'élève 
contre  les  procès  de  sorcellerie,  nie  le  merveilleux  sous  toutes 
ses  formes,  répète  que  tout  l'héroïsme  des  martyrs  ne  sert  de 
rien  pour  fonder  les  dogmes  auxquels  ils  sacrifient  leur  exis- 
tence. Plus  que  ses  opuscules,  il  faut  lire  le  hardi  commentaire 
dont  Charles  Blount  accompagne  sa  traduction  de  la  Vie  d'Apol- 
lonius de  Tyane.  La  vie  d'Apollonius  ne  lui  paraît  ni  moins 
exemplaire  ni  moins  féconde  en  miracles  que  celle  du  Christ,  et 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  139 

il  estime  que  ses  vertus  et  ses  prodiges  ne  sont  pas  moins  solide- 
ment attestés  que  ceux  dont  les  évangelistes  nous  ont  transmis 
la  tradition.  Conter  les  gestes  d'Apollonius,  c'est,  aux  yeux  de 
lilount,  jouer  aux  chrétiens  le  mauvais  tour  de  donner  un  rival 
à  leur  Dieu,  et  ruiner  l'autorité  du  Christ  en  montrant  qu'il  n'y 
a  j)as  plus  de  raisons  pour  croire  en  lui  que  pour  croire  en 
Apollonius.  Très  fréquemment  le  nom  de  Montaigne  revient 
dans  ce  commentaire.  Son  autorité  est  l'une  de  celles  que 
Blount  allègue  le  plus  volontiers.  Là  encore  des  pages  entières 
des  Essais  sont  transcrites  et  souvent  elles  servent  à  faire  passer 
les  hardiesses  de  l'auteur. 

Charles  Blount  n'était  point  un  savant  ni  un  philosophe  de 
profession.  C'était  un  homme  du  monde,  qui  appartenait  à  la 
haute  société,  et  qui  écrivait  par  passe-temps.  Par  lui  nous 
comprenons  le  genre  d'intérêt  que  cherchaient  dans  les  Essais 
les  gens  du  monde,  ou  tout  au  moins  ceux  qui  parmi  les  gens 
du  monde  se  piquaient  de  philosophie,  et  dans  ce  temps-là 
presque  tous  se  piquaient  de  philosophie.  Montaigne,  un  homme 
du  monde  comme  eux,  qui  comme  eux  méprisait  les  pédans  et 
leur  jargon,  s'était  chargé  de  mettre  à  leur  portée,  d'exprimer 
en  leur  langage  les  idées  qu'il  leur  fallait  pour  jouer  aux  esprits 
forts.  John  Sheffield,  duc  de  Buckingham,  l'un  des  plus  gros 
personnages  du  temps,  admire  Montaigne  pour  sa  franchise 
par-dessus  tous  les  autres  écrivains,  promet  l'immortalité  à 
quiconque  écrira  dans  le  même  style,  et,  dans  les  Essais  qu'il 
compose  à  son  imitation,  il  accumule  les  expressions  d'un  scep- 
ticisme désabusé.  Non  moins  considérable  que  lui  à  la  cour  des 
Stuarts  puis  à  celle  de  Guillaume  d'Orange,  le  marquis  d'Halifax, 
dont  nous  avons  constaté  tout  à  l'heure  l'admiration  pour  Mon- 
taigne, à  son  avis  le  seul  esprit  libre  parmi  les  Français,  qui 
avait  écrit  une  Défense  de  Montaigne ,  ne  passait  pas  pour  plus 
affermi  dans  la  foi  traditionnelle.  On  l'accusait  d'athéisme.  Il 
disait,  paraît-il,  qu'un  homme  ne  peut  s'asseoir  à  sa  table  pour 
philosopher  sans  se  relever  athée. 

Lord  Saint-John  Bolingbroke  est  encore  un  des  premiers 
hommes  d'Angleterre,  et  il  est  en  même  temps  le  plus  illustre 
représentant  du  mouvement  déiste.  Très  grand  seigneur  dans 
ses  allures,  il  se  sent,  en  tant  qu'éc-rivain,  de  la  famille  de  Mon- 
taigne, et  son  conservatisme  de  prudence,  quoiqu'un  peu  difié- 
rent  dans  ses  origines  de  celui  de  Montaigne,  ne  manque  pas 


140  REVUE    DÉS    DEUX   MONDES. 

de  le  rapprocher  encore  de  lui.  Aux  yeux  de  Bolingbroke,  bien 
qu'aucune  religion  ne  mérite  l'attention  du  philosophe  et  ne 
supporte  l'examen,  il  faut  une  religion  pour  le  peuple  parce 
qu'un  peuple  sans  religion  ne  serait  pas  gouvernable.  Le 
peuple  doit  être  élevé  dans  le  respect  superstitieux  des  tradi- 
tions, de  toutes  les  traditions,  et  dans  l'horreur  de  toutes  les 
nouveautés.  Il  dira  cela  dans  les  mêmes  termes  que  Montaigne 
quelquefois,  et  intimement  il  se  persuadera  que  la  pensée  de 
Montaigne  ne  différait  pas  de  la  sienne,  que  Montaigne  dispen- 
sait, lui  aussi,  d'une  foi  déraisonnable  la  classe  cultivée.  Pour 
celle-là  seule  Bolingbroke  continue  la  lutte  de  ses  devanciers 
contre  les  religions  positives,  et  comme  eux  il  s'aide  dans  ce 
combat  des  suggestions  des  Essais.  Bien  qu'il  ait  beaucoup  plus 
de  croyances  fermes  que  Montaigne,  bien  qu'il  affirme,  en 
opposition  avec  lui,  l'existence  de  lois  naturelles  et  la  capacité 
de  la  raison  humaine  a  les  découvrir,  il  recueille  avec  prédilec- 
tion dans  les  Essais  les  formules  de  scepticisme  et  les  abdica- 
tions de  la  raison.  Il  nomme  Montaigne  dans  ses  écrits  philo- 
sophiques jusqu'à  seize  fois.  Il  le  cite  souvent,  et  en  français 
aussi  bien  qu'en  anglais,  Montaigne  se  présente  constamment 
à  sa  pensée. 

La  philosophie  de  notre  xyiii^  siècle  sera  toute  pénétrée  du 
déisme  anglais.  Elle  en  sera  la  fille.  Voltaire,  comme  les 
déistes,  ne  verra  dans  les  religions  que  de  grossières  superche- 
ries inventées  par  la  cupidité  des  prêtres,  développées  par  l'am- 
bition des  princes.  Gomme  Bolingbroke  il  jugera  nécessaire 
d'assujettir  les  peuples  à  des  mensonges  pour  les  diriger.  Ses 
modèles  lui  montreront  comme  par  surcroit  tout  le  profit  qu'il 
peut  tirer  de  l'alliance  de  Montaigne  dans  l'élaboration  et  dans 
l'exposé  de  ses  idées.  Lui  et  ses  congénères  verront  en  l'auteur 
de  Y  Apologie  de  Sebonde  ce  que  les  déistes  anglais  y  avaient  vu 
avant  eux  :  un  sceptique  qui  a  démasqué  la  puérilité  de  toutes 
les  religions,  du  christianisme  comme  des  autres,  qui  a  jugé 
utile  de  les  maintenir  pour  la  masse,  mais  qui  s'est  pleinement 
affranchi  pour  son  propre  compte  et  qui  l'aurait  déclaré  haute- 
ment si,  en  son  temps  de  grossière  ignorance,  la  plus  élémen- 
taire prudence  ne  l'avait  obligé  à  cacher  ses  véritables  senti- 
mens.  Et  rien  n'est  plus  faux,  je  crois,  que  cette  interprétation 
de  la  pensée  de  Montaigne,  mais  elle  a  été  fort  répandue.  En 
nous  renvoyant  Montaigne  dans  l'édition  de  Goste,  l'Angleterre 


1 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  141 

enseignait  h  nos  philosophes  à  lui  demander  des  armes  et  elle 
leur  transmettait  l'image  qu'elle  s'était  faite  de  lui  et  qu'ils 
devaient  en  conserver. 


TV 

Elle  ne  renonçait  d'ailleurs  pas  à  lui  pour  cela.  Si,  la  bataille 
achevée,  il  cesse  d'être  un  allié  de  combat,  il  devient,  dans  la 
paix,  un  maître  avoué  par  de  nombreux  disciples.  Le  rôle  des 
Essais  est  alors  moins  facile  à  déterminer  parce  qu'il  est  plus 
complexe.  Chacun  les  interprète  et  les  goûte  suivant  son  propre 
tempérament,  mais  on  continue  de  les  lire  avec  intérêt  et  profit.) 
Ils  ont  été  pour  l'Angleterre  un  livre  classique  dans  toute  la 
force  du  terme,  si  l'on  peut  appeler  ainsi  le  livre  où  toutes 
les  générations  successives  viennent  puiser  des  enseignemens, 
que  les  écrivains  les  plus  autorisés  citent  volontiers  et  qu'ils 
admirent.  Ils  ont  été  un  livre  classique  pour  l'Angleterre,  je  ne 
dirai  pas  autant  que  les  œuvres  d'un  Cicéron  ou  d'un  Horace, 
que  les  enfans  balbutiaient  dans  les  écoles,  mais  au  premier 
rang  après  ceux-là,  et  plus,  certainement,  qu'aucun  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  Renaissance  italienne. 

Un  fait  bien  caractéristique  à  ce  point  de  vue  est,  qu'à  toutes 
les  époques  le  nom  de  Montaigne  reparaît  sous  la  plume  des 
écrivains  anglais  sans  que  ceux-ci  jugent  nécessaire  de  l'accom- 
pagner d'un  mot  de  commentaire.  Il  est  familier  à  leur  public.) 
Dès  l'origine,  dès  le  temps  de  la  traduction  de  Florio,  il  sembla 
qu'on  n'ait  pas  le  droit  de  l'ignorer.  Il  est,  par  exemple,  sans 
aucun  éclaircissement,  chez  Bacon,  chez  Ben  Jonson,  chez  Bur- 
ton.  A  l'époque  de  la  Restauration  nous  le  retrouverons  de 
même  dans  les  œuvres  de  Walton,  de  Samuel  Butler,  d'Abra- 
ham Cowley,  de  John  Evelyn,  sans  parler  de  ceux  que  j'ai  pré- 
cédemment nommés. 

Montaigne  était,  nous  assure  Lowell,  l'écrivain  favori  du 
grand  Dryden.  Au  temps  de  Bolingbroke  tous  ceux  qui  en  Angle- 
terre tiennent  la  plume  semblent  l'étudier  avec  prédilection  :  si 
Addison,  comme  Hume  le  fera  de  nouveau  un  peu  plus  tard, 
lui  reproche  son  égoïsme  et  sa  vanité,  il  n'en  cherche  pas  "moins 
à  imiter  sa  manière  dans  ses  propres  Essais,  de  même  que 
Hume  s'inspirera  sans  douté  de  son  scepticisme.  Steele  se  sou- 
vient de  lui  dans  le  Spectator.  Les  poètes  eux-mêmes  laissent 


142 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


deviner  qu'ils  sont  pénétrés  de  son  livre  (1)  :  je  trouve  une 
réminiscence  de  V Apologie  de  Sebonde  dans  une  des  fables  de 
Gay;  Warton  compose  une  ode  avec  une  chanson  d'amour 
qu'un  voyageur  avait  entendue  au  pays  des  cannibales  et  rap- 
portée à  Montaigne.  Pope  mentionne  Montaigne  aussi  bien  dans 
ses  poèmes  que  dans  sa  correspondance.  Il  veut  imiter  sa  ma- 
nière, «  se  verser  lui-même  tout  entier  dans  ses  œuvres  aussi 
franchement  que  le  sincère  Shippen  ou  que  le  vieux  Montaigne. 
Chez  eux,  dit-il,  sûre  d'être  aimée  pour  peu  qu'on  la  vît,  l'àme 
se  présentait  à  tous  les  regards  sans  réserver  une  seule  pensée 
à  part  soi.  »  On  a  pu  dire  que  la  morale  des  Épures  sur  l'homme 
avait  été  directement  empruntée  à  Montaigne,  et  c'est  là  peut- 
être  une  affirmation  contestable,  car  dans  ses  grandes  lignes  la 
morale  des  Épîtres  sur  l'homme  se  retrouve  aussi  bien  chez 
Horace  ou  chez  Pascal  que  dans  les  Essais, moÀs  il  reste  acquis 
que  les  Essais  ont  été  l'un  des  livres  préférés  de  Pope.  Swift  fait 
lire  Montaigne  à  sa  bien-aimée  Vanessa  dans  son  poème  de 
Cadenus  and  Vanessa,  et  il  le  nomme  à  diverses  reprises  dans 
ses  œuvres  en  prose.  Son  esprit  critique  et  sa  misanthropie 
trouvaient  un  aliment  selon  leur  goût  chez  un  penseur  qui 
démasque  la  fragilité  de  toutes  les  institutions  humaines  et  qui 
fait  si  peu  de  cas  de  notre  raison,  et  l'on  ne  s'étonne  point 
qu'un  jour  Bolingbroke  ait  appelé  Montaigne  l'ami  de  Swift. 
Après  Rabelais  et  Cervantes  il  n'était  point  d'auteur  que  Sterne 
relût  plus  volontiers.  Son  désordre  si  fantaisiste,  dégagé  de 
toute  convention,  le  séduisait,  son  scepticisme  aussi  qui  flattait 
ce  sentiment  cher  entre  tous  à  Sterne  que  les  plus  petites  causes 
produisent  des  effets  disproportionnés,  que  nos  habitudes  les 
plus  frivoles,  nos  manies  les  plus  ridicules  nous  mènent  à  leur 
gré  et  tissent  la  trame  de  nos  instables  existences.  11  lui  a 
emprunté  des  images,  des  observations  psychologiques,  des 
réflexions  de  toutes  sortes. 

Sans  parler  des  philosophes,  comme  Dugald-Steward,  et  des 
critiques,  comme  Hazlitt,  que  leur  profession  appelait  à  consa- 
crer à  l'étude  des  Essais  des  articles  entiers,  et  qui  d'ailleurs  ne 
manquent  pas  d'en  proclamer  les  mérites,  de  nombreux  artistes 
et  penseurs  au  xix®  siècle  ont  dit  leur  admiration  pour  Mon- 
taigne, et  déclaré  qu'ils  en  faisaient  leur  lecture  de  prédilection. 

(1)  Oq  a  pensé  trouver  des  réaiiniscences  des  Essais  jusque  chez  Wordsworth 
et  chez  Coleridge. 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  143 

Byron  a  écrit  :  «  Les  Essais  de  Montaigne  et  le  Dictionnaire  phi- 
losophique de  Voltaire  sont  les  ouvrages  que  je  lis  et  relis  avec 
un  intérêt  toujours  renouvelé.  »  Et  Tackherayiu  Montaigne  et 
les  Lettres  d'IIowel  sont  mes  livres  de  chevet.  Si  je  m'éveille  la 
nuit,  j'ai  sous  la  main  l'un  ou  l'autre  de  ces  auteurs  qui  babille 
avec  moi  pour  me  rendormir.  Ils  parlent  d'eux-mêmes  sans  fin, 
et  ils  ne  me  fatiguent  pas...  J'aime,  dis-je,  et  je  ne  me  lasse 
presque  jamais  d'entendre  le  babillage  sans  apprêt  de  ces  deux 
chers  vieux  amis,  le  gentilhomme  périgourdin  et  le  vaniteux 
petit  clerc  du  conseil  du  roi  Charles.  »  Dans  le  cabinet  de  Ste- 
venson, Montaigne  va  rencontrer  une  autre  compagnie,  «  Un 
ou  deux  des  romans  de  Scott,  Shakspeare,  Molière,  Montaigne, 
«  l'égoïste,  »  et  «  le  vicomte  de  Bragelone  »  constituent  le  cercle 
étroit  de  mes  intimes.  »  Chez  Dobson,  dans  son  poème  intitulé 
Mes  livres,  Montaigne  passe  en  première  ligne,  il  est  suivi  de 
Howell,  Horace,  Molière,  Burton  et  Rabelais.  «  Les  autres  livres, 
ajoute  Dobson,  je  ne  les  ai  jamais  ouverts,  ceux-là  sont  les 
livres  que  je  lis.  »  John  Richard  Green  le  place  auprès  de  Shak- 
speare et  de  Dante,  dans  les  plus  hautes  sphères  de  la  pensée 
où  l'esprit  devrait  chercher  une  nourriture  quotidienhe.  «  Si 
chaque  jour,  écrit-il,  vous  aviez  lu  un  peu  de  Shakspeare,  ou 
un  peu  de  Dante,  ou  un  peu  de  Montaigne,  par  exemple,  vous 
n'auriez  pas  cessé  d'aimer  M™®  Roland,  mais  vous  auriez  réservé 
l'enthousiasme  enflammé  qu'elle  vous  inspire  pour  des  carac- 
tères plus  haut  placés.  »  Et  parmi  les  influences  livresques  qu'il 
a  subies,  il  distingue  avant  tout  celles  de  Carlyle  et  de  Mon- 
taigne. Montaigne  lui  a  donné  des  leçons  d'impartialité.  Edouard 
Fitz  Gerald,  le  délicat  érudit  concentré  dans  sa  vie  intérieure 
et  si  épris  de  sagesse,  était  encore  un  fervent  admirateur  de 
Montaigne.  Il  le  nomme  sans  cesse  dans  sa  correspondance;  il 
le  lit,  il  le  loue,  il  l'emporte  en  voyage  comme  un  ((  agréable 
compagnon,  »  il  l'appelle  «  mon  vieux  Montaigne,  »  il  s'inspire 
de  lui.  On  a  relevé  dans  son  Puissant  magicien  bon  nombre  de 
réminiscences  des  Essais.  George  Eliot  a  dit  aussi  son  admira- 
tion pour  Montaigne,  et  quand  le  meunier  dû  Moulin  sur  la 
Floss,  pour  exprimer  qu'il  ne  veut  pas  se  dépouiller  de  son  bien 
au  profit  de  ses  enfans  tant  qu'il  en  pourra  jouir  lui-même, 
nous  dit  qu'il  entend  ne  pas  se  dévêtir  avant  l'heure  de  se  cou- 
cher, il  nous  laisse  deviner  qu'il  a  lu  Montaigne  en  sa  jeunesse. 
On  pourrait  prolonger  cette    liste  de  témoignages.   Il  faut 


144  BEVUE    DES    DEUX    MONDES., 

faire  une  place  spéciale  à  celui  d'Emerson,  le  puissant  philo- 
sophe des  Etats-Unis,  qui  a  exprimé  avec  tant  de  force  la 
leçon  d'énergie  que  donne  au  monde  l'histoire  de  son  pays. 
Si  les  Américains,  à  toutes  les  époques,  ont  beaucoup  moins 
que  les  Anglais  étudié  et  apprécié  les  Essais,  Emerson,  en 
revanche,  avait  voué  à  Montaigne  un  véritable  culte.  Mon- 
taigne était  pour  lui  le  sage  des  temps  modernes.  «  Un  volume 
dépareillé  de  la  traduction  des  Essais  par  Cotton,  dit-il,  m'est 
resté  de  la  bibliothèque  de  mon  père  quand  j'étais  enfant.  Il  y 
demeura  longtemps  négligé,  jusqu'à  ce  que,  après  bien  des 
années,  comme  je  venais  de  sortir  du  collège,  je  le  lus  et  me 
procurai  les  autres  volumes.  Je  me  rappelle  les  délices  et 
l'émerveillement  dans  lesquels  je  vécus  en  sa  compagnie.  Il 
me  semblait  que  j'avais  moi-même  écrit  ce  livre  dans  quelque 
vie  antérieure,  tant  il  parlait  avec  sincérité  à  ma  pensée  et  à 
mon  expérience.  » 

Depuis  une  soixantaine  d'années  la  critique  française,  grâce 
aux  méthodes  précises  qui  sont  aujourd'hui  en  faveur,  a  re- 
nouvelé les  études  sur  Montaigne.  L'Angleterre  et  l'Amérique 
ont  tenu  k  ne  pas  rester  étrangères  à  ce  mouvement.  Non  seu- 
lement leurs  critiques  leur  ont  fait  connaître  les  résultats  des 
recherches  entreprises  chez  nous,  mais  on  peut  dire  qu'ils  y 
ont  quelquefois  apporté  leur  contribution,  et  que  par  là  encore 
ils  ont  traité  Montaigne  comme  un  de  leurs  écrivains  natio- 
naux. La  «  montaignologie,  »  comme  dit  plaisamment  l'un 
d'entre  eux,  leur  tient  à  cœur  presque  autant  que  la  «  shaks- 
pearologie.  »  Les  études  de  Bayle  Saint-John,  de  Lawndes, 
de  Whibley,  même  celle  de  Dowden,  qui  n'est  pas  à  l'abri 
de  la  critique,  sont  parmi  les  mieux  informées  et  les  plus 
pénétrantes  que  l'on  puisse  lire  sur  les  Essais.  L'Université  de 
Harward,  à  Cambridge,  aux  Etats-Unis,  semble  avoir  voué  à 
Montaigne  un  culte  particulier.  Lowel,  qui  y  a  professé  et  qui 
y  a  dirigé  le  département  des  éludes  de  langues  et  littératures 
romanes,  était  tout  pénétré  des  Essais,  qu'il  relisait  sans  cesse 
et  qu'il  admirait,  et  ses  écrits  le  proclament  assez  clairement. 
L'un  de  ses  successeurs,  Bocher,  n'avait  pas  de  sujet  d'étude 
plus  habituel.  Une  mort  prématurée  l'a  seule  empêché  de  nous 
laisser  le  fruit  de  ses  réflexions  et  de  ses  recherches.  Significa- 
tif et  touchant  entre  tous  est  le  cas  de  miss  Grâce  Norton  qui, 
amie  de  Bocher,  héritière  de  ses  papiers  et  de  sa  pensée,  vit 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  Ii5 

depuis  plus  de  trente  ans  en  commerce  quotidien  et  en  commu- 
nion intime  avec  les  Essais.  Elle  en  a  fait  l'aliment  de  sa  vie 
inlollectuelle,  et  bien  peu  des  compatriotes  de  Montaigne  les 
connaissent  aussi  bien  que  miss  Grâce  Norton.  Les  études 
qu'elle  a  publiées  voici  quelques  années  sont  d'une  précision, 
d'une  érudition  qui  les  rendent  nécessaires  à  tous  ceux  qui 
veulent  connaître  Montaigne.  Elle  y  apporte  des  documcns 
inconnus,  des  hypothèses  neuves,  des  interprétations  péné- 
trantes, telles  qu'une  connaissance  intime  et  constamment 
entretenue  des  textes  peut  seule  les  suggérer. 


Que  des  Allemands  étudient  avec  ces  méthodes  précises  nos 
grands  écrivains,  rien  de  plus  naturel  :  nul  sujet  n'échappe  à 
leur  insatiable  avidité  d'érudition,  et  l'étude  de  leurs  auteurs 
nationaux  ne  saurait  fournir  tous  les  sujets  de  thèses,  de  dis- 
sertations et  de  programmes  qu'il  leur  faut.  Mais  que  le  même 
honneur  soit  rendu  à  Montaigne  par  des  Anglais  et  par  des 
Américains,  voilà  qui  est  digne  de  remarque.  Il  faut  voir  dans 
cet  hommage  un  signe  nouveau  et  bien  caractéristique  de  l'in- 
térêt particulier  que  son  œuvre  leur  a  toujours  inspiré. 

C'en  est  une  manifestation  nouvelle,  toute  moderne  celle-là, 
car,  pour  ne  point  se  démentir,  le  goût  d'une  nation  pour  un 
écrivain  est  obligé  de  changer  de  forme  avec  les  temps,  de  re- 
fléter les  préoccupations  et  les  tendances  des  époques  succes- 
sives. Celui-là  seulement  pourra  vivre  à  travers  les  âges  qui 
sera  assez  riche  de  son  propre  fonds  pour  satisfaire  aux  besoins 
divers  des  divers  âges.  Si  les  hommes  de  la  Renaissance  ont 
surtout  goûté  dans  les  Essais  les  leçons  morales  de  l'antiquité 
retrouvée  et  les  métaphores  pittoresques,  les  générations  sui- 
vantes avec  Locke  et  avec  les  déistes  ont  surtout  demandé  à 
Montaigne  des  leçons  de  bon  sens  et  de  libre  examen,  et  plus 
tard  encore,  quand  ses  enseignemens  ont  été  bien  répandus, 
bien  vulgarisés,  les  artistes  qui  lui  devaient  le  genre  des  Essais 
et  les  penseurs  lui  sont  restés  fidèles  pour  la  forme  immortelle 
qu'il  avait  su  donner  à  l'expression  de  ses  idées. 

A  tout  prendre,  les  destinées  de  Montaigne  en  Angleterre 
ressemblent  beaucoup  à  ses  destinées  en  France.  Chez  nous  aussi 
il  est  facile  de  découvrir  un  double,  courant  parmi  ses  disciples, 

TOME   XVII.    —    1913.  10 


U6 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  uns  admirant  en  lui  sa  sagesse  morale  héritée  de  l'antiquité 
et  sa  connaissance  intime  des  anciens,  les  autres,  avec  Des- 
cartes, puis  avec  les  philosophes  du  xviii*  siècle,  les  véritables 
successeurs  de  Descartes,  séduits  surtout  par  son  rationalisme 
et  par  son  esprit  critique.  Et  quand,  plus  tard  un  peu  qu'en 
Angleterre,  nos  philosophes  eurent  achevé  leur  travail  de  cri- 
tique, l'art  des  Essais  et  leur  charme  intime  devinrent  leur 
principal  titre  à  la  réputation.  Enfin,  lorsque  le  goût  des  études 
historiques  précises  s'est  développé,  avec  une  curiosité  amou- 
reuse autant  qu'érudite,  on  s'est  efforcé  de  reconstituer  l'his- 
toire de  leur  composition,  de  retrouver  leur  texte  exact  et  ses 
remaniemens  successifs,  la  figure  de  leur  auteur,  tout  cela  au 
prix  d'un  travail  patient,  que  peu  d'œuvres  pouvaient  mieux 
justifier,  et  auquel  nous  avons  vu  quelquefois  les  Anglo- 
Saxons  participer  à  leur  manière. 

Si  pourtant  nous  voulons  serrer  les  faits  de  plus  près,  et 
nous  demander  ce  que  les  Anglais  ont  principalement  goûté 
chez  Montaigne,  interrogeons  les  écrivains  qui  viennent  de  dé- 
poser en  sa  faveur  sur  les  raisons  de  leur  préférence.  Presque 
tous  ceux  qui  s'expliquent  à  ce  sujet  nous  diront  avec  Emer- 
son que  ce  qu'ils  goûtent  surtout  en  Montaigne  c'est  sa  fran- 
chise, sa  sincérité,  sa  manière  directe,  si  je  puis  dire,  d'aller  au 
réel  et  de  le  représenter,  ce  qu'on  pourrait  appeler  son  sens  des 
réalités  concrètes.  Il  nous  met  en  relation  immédiate  avec  les 
choses,  il  en  donne  la  sensation.  Parfaitement  libéré  des  pro- 
blèmes de  parade,  des  fleurs  de  la  rhétorique  traditionnelle,  il 
va  droit  aux  réalités  concrètes  avec  un  sens  très  sûr  qui  n'est 
peut-être  qu'un  ardent  désir  d'atteindre  à  la  vérité  toute  nue. 
((  Montaigne,  nous  dit  Emerson,  est  le  plus  ingénu  et  le  plus  loyal 
de  tou^  les  écrivains...  Vous  pouvez  lire  ailleurs  de  lathéologie, 
et  de  la  grammaire,  et  de  la  métaphysique.  Tout  ce    que  vous 

trouvez  ici  sentira  la  terre  et  la  vie  réelle «C'est  grâce  à  son 

horreur  instinctive  du  factice  qu'il  sait  intéresser  son  lecteur 
aux  innombrables  idées  qu'il  remue.  «  Il  y  a  eu  des  hommes  à 
la  pensée  plus  profonde,  mais,  peut-on  dire,  aucun  homme  qui 
ait  eu  une  pareille  abondance  d'idées?  Jamais  il  n'est  ennuyeux, 
jamais  insincère,  et  il  a  le  génie  d'intéresser  le  lecteur  à  tout 
ce  qui  l'intéresse.   » 

Le  réalisme  que  Taine  signalait  comme  un  des  caractères  les 
plus  saillans  du  génie  anglais  a  beaucoup  contribué,  je  crois,  à 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE. 


14T 


faire  goûter  Montaigne  aux  Anglais.  C'est  d'un  réalisme  spon- 
tané, naturel,  qu'il  s'agit  ici,  aucunement  d'une  doctrine  litté- 
raire. Ils  ont  senti  que  sa  pensée  plonge  au-dessous  du  milieu 
artificiel  dont  tout  homme  civilisé  est  enveloppé  pour  habiter 
constamment  et  sans  effort  un  monde  plus  conforme  à  notre 
nature,  afin  d'y  trouver  son  aliment  nécessaire,  et  ils  ont  vu 
dans  les  Essais  un  «  livre  de  bonne  foy  »  au  sens  le  plus  large 
du  mot.  Il  est  vrai  qu'un  autre  caractère  de  la  race,  beaucoup 
moins  bien  dégagé  par  Taine  et  non  moins  apparent,  ne  se 
retrouvait  pas  au  même  degré  chez  Montaigne  :  je  veux  parler 
de  l'union  intime  avec  ce  sens  du  réel,  d'une  sorte  de  mysti- 
cisme et  d'idéalisme  qui  donne  une  couleur  originale  à  beaucoup 
d'œuvres  anglaises.  Montaigne  n'est  point  du  tout  mystique,  du 
moins  en  général.  Encore  convient-il  de  ne  pas  oublier  sur 
quel  ton  il  a  parlé  de  l'amitié,  et  son  essai  de  ramitié  a  été  fort 
goûté  en  Angleterre  comme  ailleurs.  Est-il  rien  de  plus  mys- 
tique que  son  mot  fameux,  repris  par  divers  auteurs  anglais  : 
«  Si  on  me  presse  de  dire  pourquoy  je  l'aimais,  je  sens  que  cela 
ne  se  peut  exprimer  qu'en  répondant:  parce  que  c'était  lui, 
parce  que  c'était  moi.  » 

Le  sens  très  pratique  de  la  vie  que  beaucoup  d'Anglais  ont 
constaté  chez  Montaigne  était  encore  de  nature  à  leur  plaire. 
Dans  ce  réel  très  concret,  très  prochain  de  chacun  de  nous  que 
sa  pensée  habite,  ce  qui  l'intéresse  surtout,  c'est  de  reconnaître 
les  faits  et  les  principes  qui  doivent  régler  notre  conduite.  Sans 
cesse  Montaigne  examine  les  raisons  qu'il  a  d'agir,  ou  de  ne 
pas  agir,  ou  encore  d'agir  de  telle  ou  telle  manière.  Préoccupé 
sans  cesse  des  mœurs  et  de  la  psychologie,  qui  est  la  base  né- 
cessaire de  toute  la  science  des  mœurs,  il  ne  fait  pas  la  méta- 
physique de  la  morale,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  ne  se  travaille 
pas  à  démêler  ses  fondemens,  ne  s'attarde  pas  dans  le  pro- 
blème du  souverain  bien,  il  court  droit  aux  cas  individuels, aux 
difficultés  que  suscite  la  vie  à  chaque  pas,  que  son  expérience 
fait  jaillir  chaque  jour  dans  son  champ  d'activité  personnelle  ou 
que  ses  lectures  lui  révèlent  dans  la  conduite  des  autres  hommes. 
Cette  manière  toute  positive  de  moraliser  répond  bien  à  l'idée 
que  nous  nous  formons  du  caractère  anglais.  Les  Anglais  de- 
mandent à  Montaigne  des  encouragemens  contre  la  mort  et  la 
douleur,  des  jugemens  sur  la  mode,  sur  l'ambition.  Bien  peu 
de  ses  disciples  saxons  ont  goûté  ce  que  son  enseignement  avait 


148  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

de  plus  original  peut-être,  je  veux  dire  cet  enthousiasme  pour 
la  bonne  nature,  cet  abandon  plein  de  confiance  aux  instincts 
qui  naissent  d'elle.  Chez  bien  peu  d'entre  eux,  et  peut-être  chez 
aucun,  on  ne  retrouve  ce  large  courant  de  naturalisme  qui  lui 
venait  de  Rabelais,  qui  après  lui  se  retrouve  chez  Molière,  et 
qui  en  France  lui  a  fait  tant  d'admirateurs  passionnés.  Mais  en 
Angleterre  on  se  plaît  tout  particulièrement  h  rationaliser  la 
morale,  comme  il  savait  si  bien  le  faire,  et  nul  ne  s'e'tonnera  de 
voir  un  Anglais,  Shaftesbury,  compléter  sur  ce  point  son 
œuvre  en  la  systématisant.  On  répète  volontiers  après  lui  que 
c'est  dans  la  vie  privée  que  se  manifestent  le  plus  clairement 
les  sentimens  et  que  la  valeur  morale  peut  être  appréciée;  on 
est  séduit  par  la  souplesse  insinuante  avec  laquelle  il  se  glisse 
dans  l'intimité  de  chacun  et  s'immisce  jusque  dans  les  actes 
les  plus  privés. 

Emerson  parle  quelque  part  de  cet  Auguste  Collignon,  mort 
en  1830,  dont  il  vit  le  tombeau  au  cimetière  du  Père-Lachaise, 
et  qui,  disait  son  inscription  funéraire,  s'était  formé  à  la  vertu 
sur  le  modèle  des  Essais  de  Montaigne.  L'exemple  d'Auguste 
Collignon  a  dû  être  compris  des  lecteurs  d'Emerson.  Ils  voyaient 
volontiers  en  Montaigne  un  maître  de  bon  sens  pratique.  Les 
articles  que  les  Revues  anglaises  consacrent  de  temps  à  autre  à 
Montaigne  ne  sont  pas  tous  des  articles  d'érudition.  Ils  présen- 
tent volontiers  les  Essais  comme  un  livre  toujours  vivant,  dans 
la  lecture  duquel  on  trouve  encore,  au  xx^  siècle  comme  au 
xvi^,  agrément  et  instruction.  Ils  montrent  en  Montaigne  un 
aimable  compagnon,  auquel  il  y  a  plaisir  à  consacrer  ses  heures 
de  loisir,  et  qui,  sans  jamais  prêcher,  sait  donner  d'utiles 
conseils  et  incliner  l'âme  vers  la  sérénité.  ^ 

Pour  les  Anglais,  comme  pour  les  Français,  Montaigne  est 
encore  un  maître  de  bon  sens  autant  que  de  sagesse  pratique.^  j 
Ils  louent  en  lui  la  rectitude  de  son  jugement.  Nous  avons  vu 
qu'à  la  fin  du  xviii«  siècle  il  a  rendu  un  service  signalé  à  la 
pensée  critique  anglaise.  Dans  ce  temps-là  il  a  pu  apparaître  à 
quelques-uns  comme  un  esprit  aventureux,  comme  le  repré- 
sentant d'un  scepticisme  dangereux  qui  risquait  d'obscurcir  les 
principes  et  d'énerver  les  ressorts  de  l'activité.  Mais  cette 
défiance,  qui,  pendant  un  temps,  a  été  si  répandue  en  France  et 
qui  a  passagèrement  rendu  Montaigne  suspect  à  ses  compa- 
triotes, ne  se  rencontre  que  bien  peu  chez  les  Anglais.  Celui  qui 


MONTAIGNE    EN    ANGLETERRE.  149 

avait  préparé  la  méthode  de  Bacon  et  qui  avaif  fourni  h  Locke 
ses  principes  de  pédagogie  ne  devait  pas  être  un  bien  redoutable 
démolisseur.  On  a  senti  que  le  scepticisme  de  Montaigne  n'était 
pas  dissolvant,  qu'il  ne  tendait  qu'à  dégager  l'esprit  de  méthodes 
fallacieuses  et  de  notions  bâtardes  accumulées  depuis  des 
siècles  pour  le  placer  en  présence  de  l'expérience  toute  nue, 
considérée  comme  seul  principe  de  connaissance.  Ce  scepti- 
cisme-là ne  pouvait  pas  manquer  d'être  cher  au  génie  anglais 
qui  a  conduit  la  pensée  moderne  dans  les  voies  de  l'empirisme.; 
Montaigne  était,  comme  l'a  dit  Helvétius,  l'un  des  précurseurs 
et  des  promoteurs  de  la  philosophie  empirique  et,  après  Bacon 
et  Locke,  on  ne  s'étonne  pas  de  voir  Bentham  le  citer,  Dugald 
Stewart  l'admirer  et  le  mentionner  souvent.  Les  penseurs  du 
XIX*  siècle  sont  encore  à  ce  point  de  vue  tout  à  fait  d'accord  avec 
Bacon.  «  Au-dessous  de  son  nom,  dit  Emerson,  il  dessinait  une 
balance  emblématique,  et  il  écrivait  sous  cette  balance  :  Que 
sçay-je  ?  Quand  je  regarde  son  portrait  placé  en  face  du  titre, 
il  me  semble  que  je  l'entends  dire  :  Vous  pouvez  jouer  au  vieux 
père  Positif,  si  vous  le  voulez,  vous  pouvez  railler  et  exagérer; 
moi  je  suis  là  pour  dire  la  vérité,  et,  pour  tous  les  Etats, 
toutes  les  Eglises,  tous  les  trésors  et  toutes  les  gloires  de  l'Eu- 
rope, je  ne  voudrais  rien  dire  au  delà  du  fait  tout  sec  tel  que  je 
le  vois.  »  Tout  le  doute  de  Montaigne  qu'il  approuve  n'entrave 
pas  le  déploiement  de  la  morale  d'Emerson  puissamment  indi- 
vidualiste, qui  plonge  par  de  si  profondes  racines  dans  le 
caractère  anglo-saxon  ;  il  n'est  pas  en  contradiction  avec  ses 
affirmations,  et  il  ne  l'est  pas  davantage  avec  les  tendances 
conservatrices  que  manifeste  toute  l'histoire  du  peuple  anglais., 
Bien  au  contraire,  il  semble  leur  fournir  un  point  d'appui  et 
comme  une  base  rationnelle. Tandis  que  le  conservatisme  politique 
et  religieux  de  Montaigne  était  regardé  le  plus  souvent  en  France 
comme  une  addition  postiche  à  son  scepticisme,  comme  une 
abdication  de  ses  principes,  une  intolérable  contradiction  de  ses 
propres  théories,  voire  comme  une  supercherie,  on  a  estimé 
souvent  en  Angleterre  qu'il  en  formait  le  complément  naturel.; 
La  tradition  est  le  fait  devant  lequel  la  raison  sceptique  ne 
peut  que  s'incliner,  qu'elle  est  sans  force  pour  attaquer,  puis- 
qu'elle n'a  pas  foi  en  ses  propres  constructions. 

En  même  temps  donc  que  l'œuvre  de  Montaigne  les  gagnait 
par  ce  réalisme  sans  ostentation  qui  est  celui  de  tant  de  leurs 


iSO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

romans  et  de  leurs  recueils  d'essais,  et  qu'ils  y  satisfaisaient 
leur  goût  pour  les  ide'es  morales  examinées  avec  un  sens  très 
pratique,  très  avisé,  qu'ils  y  nourrissaient  les  tendances  très 
empiristes  de  leurs  esprits  qui  ont  donné  au  monde  la  philo- 
sophie de  Locke  et  celle  de  Reid,  les  Anglais  y  trouvaient 
encore  ce  mélange  singulier  d'une  extrême  liberté  de  pensée 
jointe  à  un  respect  très  prudent  de  la  tradition.  Et  j'entends 
bien  l'objection  :  Est-il  sûr  que  ces  traits  distinguent  le  génie 
anglais,  dira-t-on  ?  Aujourd'hui  que  les  pensées  nationales 
semblent  se  dépouiller  peu  à  peu  de  leurs  particularités  pour 
se  fondre  dans  un  vaste  courant  intellectuel,  que  les  mêmes 
méthodes  et  les  mêmes  objets  d'étude  se  retrouvent  partout, 
n'est-il  pas  téméraire  de  parler  d'une  pensée  anglaise  et  de 
prétendre  en  définir  les  caractères  ?  Les  disciples  de  Taine  nous 
ont  appris  combien  ces  tentatives  sont  aventureuses.  Je  le  veux 
bien,  mais,  à  défaut  du  présent,  il  semble  bien  que  le  passé  de 
la  littérature  et  de  la  philosophie  anglaises  manifeste  quelques 
caractères  propres  à  la  race,  qu'on  y  retrouve  en  particulier 
ceux  que  je  viens  de  dégager  dans  les  Essais.  Et  puis  d'ailleurs, 
peu  importe  :  ce  qui  est  sûr  en  tout  cas,  c'est  que  ces  caractères 
sont  ceux  que  les  Anglais  ont  le  plus  fréquemment  loués  dans  les 
Essais,  qu'ils  y  ont  admirés,  qu'ils  ont  cherché  à  imiter  :  ce  sont 
eux  par  conséquent  qui  ont  fait  la  réputation  de  Montaigne  en 
Angleterre,  qui  lui  ont  donné  cette  «  vertu  magique  »  dont 
parle  quelque  part  un  critique  anglais. 

Pierre  Villey* 


EN  CHYPRE 


FAMAGOUSTE 


A  l'autre  extrémité  de  la  Méditerranée  se  trouve  l'île  de 
Chypre,  trop  peu  visitée  par  les  voyageurs;  elle  mérite  cepen- 
dant qu'on  y  fasse  un  séjour  k  cause  de  la  beauté  des  souve- 
nirs historiques  et  de  ce  que  l'Occident,  notre  pays  en  particu- 
lier, y  a  jadis  élevé. 

D'admirables  monumens  dorés  par  le  temps,  s'élevant  sous 
un  ciel  resplendissant,  sont  parvenus  jusqu'à  nous,  comme  de 
précieux  témoins  de  ses  richesses  d'autrefois. 

Pendant  quatre  siècles  environ,  Chypre  a  été  au  pouvoir  des 
Latins.  Un  royaume  essentiellement  français  qui  dura  trois 
cents  ans,  avait  fait  de  cette  île  une  des  contrées  les  plus  floris- 
santes du  monde  médiéval.  Sous  des  seigneurs  poitevins,  les 
Lusignan,  elle  atteignit  son  apogée.  Ses  lois  étaient  les  assises 
de  Jérusalem.  Quant  k  sa  langue,  je  laisse  à  un  voyageur  nor- 
mand, Pierre  Mesenge,  le  soin  de  dire  ce  qu'elle  était.  Il  visite 
l'île  en  4501,  peu  de  temps  après  que  la  domination  de  Venise 
s'y  était  établie,  et  il  écrit  :  ((  Tout  le  pays  est  subject  de  la  Sei- 
gneurie de  Venise,  depuys  dix-huit  ou  vingt  ans  ença;  depuis 
lequel  temps,  ils  ont  changé  tout  l'ordre  et  manière  de  faire 
accoutumé  car  en  paravent  ilz  faisoient  leurs  procès  et  escrip- 
teurs  et  plaidoient  en  françoys  et  maintenant  ilz  les  font  en 
italien;  ce  quoy  les  habitans  sont  bien  mal  contons  car  tous 
ceulx  du  pays,  et  spéciallement  les  gentilzhommes,  sont  aussy 
bons  françoys  que  nous  sommes  en  France  et  sont  merveilleu- 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDÉS. 

sèment  mal  contens  d'astre  en  la  subgection  de  la  Seigneurie 
de  Venise.  » 

Voilà  ce  qu'au  commencement  du  xvi®  siècle  on  disait  de 
notre  pays  dans  le  Levant,  et  de  nos  jours,  il  suffit  encore  de 
parcourir  l'Orient,  Chypre  en  particulier,  pour  se  convaincre 
une  fois  de  plus,  malgré  le  dire  de  certains  écrivains,  que 
l'histoire  de  France  remonte  à  plus  de  vingt  ans.  Partout  nous 
retrouvons  des  traces  palpables  du  passage  de  nos  aïeux,  ces 
grands  colonisateurs  du  moyen  âge.  Sans  orgueil  mal  placé, 
mais  aussi  sans  fausse  modestie,  nous  pouvons  nous  en  faire 
gloire,  —  car  malgré  bien  des  défaillances  qu'il  serait  puéril  de 
chercher  à  cacher,  ces  hommes,  guidés  par  un  même  idéal,  fu- 
rent des  légistes  perspicaces,  des  artistes  excellens,  des  soldats 
valeureux  et  des  organisateurs  hors  de  pair. 

Parmi  toutes  les  merveilles  laissées  par  nos  ancêtres,  éparses 
sur  le  sol  de  l'Ile,  l'incomparable  Famagouste  tient  certainement 
le  premier  rang  et  c'est  donc  à  elle  que  j'ai  été  d'abord,  en 
venant  de  Larnaka  par  une  radieuse  après-midi  de  printemps. 

Le  printemps  des  îles  de  la  Méditerranée  orientale  a  toutes 
les  fraîcheurs,  toutes  les  tendresses  du  nôtre  ;  mais  il  a  en  plus, 
pour  le  faire  chanter,  le  ciel  le  plus  pur  de  nos  meilleures  jour- 
nées d'été  ;  surtout  après  les  courtes  pluies  qui,  en  cette  saison, 
tombent  de  temps  en  temps. 

Au-dessus  de  la  campagne  plate,  jonchée  de  renoncules 
jaunes,  de  marguerites  d'or  et  d'asphodèles,  on  aperçoit  tout  à 
coup,  à  l'extrême  horizon,  les  hautes  tours  de  la  cathédrale 
Saint-Nicolas  et  les  sommets  d'églises,  dont  les  pieds  sont  cachés 
par  un  rempart  bas,  à  peine  visible,  à  cause  des  talus  de  la 
contrescarpe.  Arrive-t-on  devant  quelque  ancienne  ville  d'Occi- 
dent? ou  est-on,  comme  on  l'avait  pensé,  dans  le  Levant?  On 
aurait  bien  de  la  peine  à  le  dire  si  des  têtes  de  palmiers  ne 
venaient  trancher  la  difficulté.  C'est  une  vieille  ville  de  France, 
née  sur  la  terre  d'Orient,  au  bord  de  la  mer,  qui  m'est  apparue 
là-bas,  rappelant  ces  illustrations  des  contes  de  fées  qu'enfans, 
le  soir  après  le  dîner,  on  mettait  entre  nos  mains,  pour  que 
nous  restions  sages.  Elles  dous  enchantaient,  ces  images,  je 
m'en  souviens  si  bien! 

L'antique  cité  se  précise  davantage  et  devient  une  réalité 
au  fur  et  à  mesure  qu'on  s'en  rapproche.  Certains  sites, 
comme  certaines  personnes,  demandent  à  être  vus  de  loin  pour 


EN    CHYPRE^ 


153 


conserver  tout  leur  prestige,  mais  ce  n'est  pas  le  cas  pour  Fama- 
gouste,  car  l'impression  profonde  qui  s'en  dégage  ne  fait  que 
grandir,  que. s'accentuer  quand,  comme  le  dit  un  écrivain,  après 
avoir  franclii  la  vieille  porte  de  Limassol,  on  pénètre  dans  la 
ville  déserte,  flottante  dans  l'immensité  de  sa  formidable 
enceinte  vénitienne. 

Cette  ville,  qui  eut  jadis  avec  ses  faubourgs,  rapportent  les 
voyageurs,  une  population  de  70  000  âmes  de  toutes  races, 
n'est  plus  habitée  maintenant  que  par  trois  ou  quatre  cents 
Turcs  (1).  Elle  n'est  donc  pas  morte,  mais  seulement  endormie.: 
Espérons  que  jamais  personnne  ne  viendra  la  réveiller  :  la  terre 
est  assez  vaste  pour  laisser  en  repos  ceux  qui  sommeillent. 
^  Nous  voici  dans  une  rue  (il  n'y  en  a  que  trois  ou  quatre  à 
peu  près  méritant  ce  qualificatif).  De  temps  en  temps,  des  cha- 
meaux, attachés  les  uns  aux  autres  et  portant  des  balles  de  mar- 
chandises, s'en  vont  de  leur  pas  méthodique,  toujours  exacte- 
ment compté,  vers  la  campagne;  ils  considèrent  les  passans  avec 
une  sorte  d'air  méprisant,  parce  qu'ils  les  regardent  de  haut. 

Une  femme  strictement  voilée,  en  robe  rose,  sort  de  chez 
elle  pour  aller  bavarder  avec  sa  voisine;  ou  bien,  un  groupe  de 
paysans  en  culottes  bouff'antes,  venus  pour  un  procès,  se  pro- 
mènent désœuvrés,  le  nez  en  l'air,  en  attendant  l'heure  de 
l'appel  de  leur  cause.  Voilà  k  peu  près  tout  ce  qui  paraît  donner 
un  semblant  de  vie  à  ces  rues  généralement  calmes. 

Cependant,  vers  la  place  sur  laquelle  jadis  s'ouvraient  les 
portes  du  palais,  il  y  a  un  peu  plus  d'animation  :  c'est  le  quar- 
tier des  marchands,  des  cafés,  toujours  vivans  en  Orient.  A 
quelques  pas  de  là,  près  de  la  cathédrale,  se  trouve  l'école  de  la 
Mosquée  où  les  enfans,  en  psalmodiant,  récitent  les  versets  du 
Coran. 

J'ai  oublié  de  parler  d'un  vieillard  de  quatre-vingt-sept  ans, 
à  la  longue  barbe  blanche.  Lui  non  plus  ne  fait  pas  grand 
bruit  dans  ce  cadre  de  silence.  C'est  un  Persan,  jadis  fonda- 
teur d'une  religion;  expulsé  de  son  pays,  les  Turcs  le  recueil- 
lirent; mais,  n'aimant  pas  beaucoup  les  innovateurs,  ils  le  relé- 
guèrent à  Famagouste  où  il  vit,  depuis  plus  de  cinquante  ans, 
sans  jamais  sortir  de  chez  lui,  avec  trois  ou  quatre  de  ses  femmes, 
qu'il  remplace  de  temps  en  temps.  Une  seule  fois,  cependant,  il 

(1)  Jusqu'en  1878,  époque  de  l'occupation  anglaise,  seuls  les  musulmans  avaient 
le  droit  d'habiter  à  Famagouste. 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fit  exception  à  la  règle,  en  montant  dans  le  train  qui,  de  Fanxa- 
gouste,  va  h  Nicosie.  Sa  joie  fut  complète,  dit-on,  mais  ne  vou- 
lant pas  gâter  cette  première  et  unique  impression,  comme  un 
sage,  il  n'a  jamais  recommence'. 

La  ville  de  Famagouste,  altération  française  du  nom  byzan- 
tin d'Ammokhostos  (les  dunes  de  sable),  fut  fondée,  peut-être 
sous  les  Ptolémées,  à  une  petite  distance  au  Sud  de  Salamine. 

Pendant  bien  des  siècles  elle  resta  sans  avoir  d'importance. 
Au  commencement  de  1200,  suivant  les  choniqueurs  et  les 
récits  des  voyageurs,  il  n'y  avait  guère  là  qu'une  tour  for- 
tifiée et  un  lieu  de  pèlerinage  à  saint  Épiphane,  évêque  de  Sa- 
lamine. Cependant  un  évêque  latin  y  résidait  déjà.  11  lui  fallut 
attendre  la  prise  de  Saint-Jean-d'Acre  par  les  musulmans,  en 
1291,  pour  qu'elle  se  développât.  Les  grandes  maisons  de  com- 
merce, les  banques,  les  comptoirs,  dont  les  sièges  étaient  à  Acre, 
chassés  de  cette  ville  par  les  musulmans,  vinrent  s'y  réfugier  et, 
la  même  année,  Nicolas  IV  interdit  aux  chrétiens,  sous  peine 
d'être  excommuniés  et  déclarés  infâmes  à  perpétuité,  toute 
transaction  directe  avec  les  infidèles,  surtout  la  vente  d'armes, 
de  chevaux,  de  bois  et  de  vivres. 

Famagouste  devint  ainsi  le  terrain  neutre,  où  purent  se  faire, 
librement,  les  échanges  entre  l'Occident  et  l'Orient.  De  1300  à 
1373  sa  richesse  fut  fabuleuse,  son  port  était  plein  de  navires, 
ses  magasins  regorgeaient  de  marchandises  et,  dès  les  premières 
années  du  xiv^  siècle,  la  plupart  des  églises  et  les  fortifications 
étaient  en  cours  de  construction.  Mais  en  1373,  les  Génois  s'en 
emparent,  la  pillent,  s'y  livrent  à  toutes  sortes  de  cruautés  et  la 
gardent  jusqu'en  1464.  En  vain,  après  les  premiers  excès  com- 
mis, essayèrent-ils  de  lui  donner  un  lustre  nouveau  ;  en  vain, 
malgré  les  traités  passés  entre  les  rois  de  Chypre  et  la  Répu- 
blique, depuis  celui  de  1383  (tous  portant  comme  condition 
essentielle  d'assujettir  le  commerce  d'exportation  et  d'importa- 
tion à  passer  uniquement  par  Famagouste,  sauf  pour  quelques 
articles  destinés  à  l'Asie  Mineure),  tout  fut  inutile.  Le  système 
commercial  égoïste  de  Gênes  avait  porté  ses  fruits.  Délaissée 
par  les  autres  nations,  assiégée  à  plusieurs  reprises  par  les  Chy- 
priotes, sa  ruine  alla  s'accentuant,  d'année  en  année,  et  lorsque 
le  6  janvier  1464,  les  Génois  capitulèrent,  Famagouste  n'était 
plus  que  l'ombre  d'elle-même. 

Jacques  II,  fils  bâtard  de  Jean  II,  essaya  de  la  relever.  Peut- 


EN    CHYPRE.  155 

être  y  serait-il  arrivé  s'il  n'avait  été  enlevé  soudainement  en 
4473.  Jacques  III,  son  fils  posthume,  mourait,  à  l'âge  d'un  an, 
d'une  mort  également  mystérieuse.  La  veuve  de  Jacques  le 
Bâtard,  mère  du  malheureux  jeune  prince,  Catherine  Gornaro, 
fille  adoptive  du  Sénat  de  Venise,  fut  forcée  d'abdiquer  sa  sou- 
veraineté en  faveur  de  la  République,  en  1489. 

Les  Vénitiens  possédèrent  Famagouste  jusqu'en  1571,  date 
à  laquelle,  après  un  siège  mémorable  de  soixante-quinze  jours, 
le  général  ottoman  Mustapha  s'en  rendait  maître.  La  population 
fut  massacrée  ou  emmenée  en  esclavage  et,  depuis  ce  temps, 
s'appauvrissant  toujours  de  plus  en  plus,  elle  est  arrivée  jusqu'à 
nous  comme  une  très  pâle  image,  une  sorte  de  fantôme  de  ce 
qu'elle  fut  jadis. 

A  propos  de  la  prise  de  Famagouste,  en  1373,  il  est  inté- 
ressant de  connaître  comment  Gènes  organisait  ses  expéditions 
militaires. 

Les  soldats  étaient  des  volontaires  engagés  pour  la  durée  de 
la  campagne,  ils  recevaient  une  solde  et  participaient  au  butin 
(marchandises,  esclaves,  armes  portatives). 

Mais  en  même  temps  que  l'armée  se  constituait,  il  se  for- 
mait, dit  Mas  Latrie  (1),  «  des  Sociétés  en  commandite,  que 
réunissait  souvent  une  Société  générale,  pour  fournir  à  la 
République  l'argent,  les  vivres  et  les  galères  dont  elle  avait 
besoin.  G'est  ce  qu'on  appelait  des  Mahones  ou  une  Mahone.. 

«  Dans  le  courant  du  xii^  siècle,  les  flottes  les  plus  considé- 
rables de  Gênes  s'équipaient  déjà  de  la  sorte.  La  Mahone  se 
constituait  par  l'association  d'armateurs,  de  capitalistes,  de 
marchands,  de  petits  propriétaires,  d'ouvriers,  de  corporations 
religieuses  ou  laïques  qui  prêtaient  leurs  fonds  en  commun 
pour  courir  les  risques  de  l'expédition  projetée.  Chaque  socié- 
taire qu'on  appelait  le  Mahon  ou  le  Mahonais  recevait,  au  pro- 
rata de  sa  mise,  une  part  des  profits  soit  en  numéraire,  soit  en 
marchandises,  soit  en  propriétés  territoriales.  C'est  ainsi  que  les 
Justiniani  de  Gênes  s'établirent  dans  l'île  de  Chio  pendant  près 
de  deux  cents  ans. 

«  La  Mahone  de  Chypre  se  forma  avec  un  premier  capital  de 
400  000  ducats.  Ayant  réalisé  d'immenses  bénéfices,  par  suite 
de  la  prise  de  Famagouste,  elle  se  constitua  en  compagnie  per- 

(l)  Histoire  de  l'île  de  Chypre,  t.  lî,  p.  385 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

manente  pour  faire  le  commerce  sous  la  protection  de  la  Répu- 
blique et  nominativement  au  nom  de  la  compagnie. 

c(  Le  15  octobre  1408  à  Gênes,  la  Mahone  se  réunit  à  un 
office  créé  l'année  précédente,  pour  concentrer  dans  une  seule 
administration  et  sous  l'invocation  de  saint  Georges,  patron  de 
la  République,  la  Ferme  générale  des  Gabelles.  C'est  l'institu- 
tion qui  plus  tard  prit  le  nom  de  banque  de  Saint-Georges.  La 
compagnie  chypriote  opéra  son  adjonction  à  l'office  en  achetant 
des  actions  sur  les  revenus  publics  pour  une  somme  égale  à  la 
totalité  de  ses  créances  sur  Famagouste  et  sur  le  roi  de  Chypre.  » 

Le  prix  de  la  cession  de  ses  droits  faite  par  la  compagnie, 
à  la  Société  de  Saint-Georges,  fut  de  5  884  actions  de  la  Mahone, 
valant  1471  actions  de  Saint-Georges  ou  147  100  livres  génoises.: 
«  Bien  qu'absorbée  dès  lors  par  l'Office  de  Saint-Georges,  la 
Mahone  de  Chypre  n'en  conserva  pas  moins  sa  comptabilité 
séparée,  l'on  distingua  toujours  dans  les  traités  ultérieurs  les 
intérêts  de  l'ancienne  Mahone  de  Chypre  (1373)  et  de  la  nou- 
velle Mahone  de  Chypre,  formée  peu  avant  la  réunion  de  1408.  » 

Près  de  la  place  où  nous  étions  tout  à  l'heure,  un  peu  à 
l'est,  se  trouve  l'église  Saint-Nicolas  transformée  en  mosquée 
depuis  l'occupation  musulmane.  C'est  une  merveilleuse  cathé- 
drale rappelant  celle  de  Reims,  moins  grande  cependant. 
D'une  rare  harmqnie  de  proportions,  d'une  suprême  élégance, 
elle  s'élève  vers  le  ciel  bleu,  splendidement  dorée  par  les  siècles 
et  le  soleil  de  l'Orient.  Aucun  autre  monument  du  Moyen  âge, 
ni  dans  le  midi  de  la  France,  ni  en  Italie,  ni  en  Espagne,  où 
cependant  les  tons  de  la  pierre  sont  admirables,  ne  peut  rivali- 
ser avec  elle  et  ne  m'a  produit  une  semblable  impression. 

Elle  est  d'un  roux  chaud,  presque  fauve,  mais  d'un  fauve  un 
peu  acajou  rendu  plus  puissant  par  l'intensité  de  la  lumière. 
Que  le  soleil  frappe  en  plein  sa  façade  ou  qu'il  la  touche  obli- 
quement et  que  des  ombres  bleutées  fassent  mieux  se  détacher 
les  détails  de  sa  décoration,  elle  est  toujours  aussi  belle. 

Je  suis  allé  m'asseoir,  bien  souvent,  devant  cette  vieille 
église  magnifiquement  ambrée,  à  des  heures  différentes  du  jour 
pour  mieux  la  contempler,  et  il  me  serait  impossible  de  dire  à 
laquelle  de  ces  heures  je  la  préfère. 

Sa  façade,  cantonnée  de  hautes  tours  auxquelles  adhèrent 
des  tourelles  d'escaliers  octogonales  (une  d'elles,  celle  de  gauche, 
a  été  malheureusement  surélevée  pour  servir  de  minaret),  est 


EN    CHYPRE.  157 

un  modèle  de  puissance  et  de  grâce.  Trois  portails  aux  tympans 
ajoure's  que  surmontent  des  gables,  en  partagent  la  base;  puis, 
au-dessus  du  portail  du  milieu,  occupant  tout  le  centre,  une 
grande  fenêtre,  d'un  dessin  nerveux,  parfaitement  pur,  exquise 
de  lignes,  devait  jadis,  quand  elle  avait  ses  vitraux  aux  colora- 
tions violentes  dont  les  maîtres  verriers  des  xiii^  et  xiv®  siècles 
avaient  seuls  le  secret,  inonder  l'intérieur  de  l'église  de  tons 
multicolores,  comme  ceux  d'un  tapis  des  Mille  et  une  Nuits. 

Un  détail  frappe  à  première  vue,  c'est  la  répétition  des  mo- 
tifs ornementaux  ;  mais  cette  répétition  a  été  faite  avec  tant  de 
tact  et  la  qualité  de  la  sculpture  est  telle,  qu'il  ne  s'en  dégage 
aucune  impression  monotone;  c'est  toujours  avec  le  même 
plaisir  que  l'on  retrouve,  plus  haut,  ce  que  l'on  avait  rencontré 
plus  bas. 

M.  Enlart  pense,  et  l'idée  est  très  plausible,  que  «  l'impos- 
sibilité de  réunir  beaucoup  de  sculpteurs  a  déterminé  l'archi- 
tecte à  supprimer  certains  détails,  dont  on  n'eût  pas  manqué 
d'agrémenter  une  cathédrale  française,  et  à  répéter  indéfini- 
ment certains  autres  ;  ce  qui  tend  à  prouver  qu'au  xiv^  siècle, 
comme  de  nos  jours,  les  sculpteurs  du  bâtiment  devaient  avoir 
chacun,  dans  la  main,  quelques  motifs  qu'ils  reproduisaient 
constamment;  plus  le  nombre  de  ces  ouvriers  d'art  était  res- 
treint dans  un  chantier,  et  plus  la  décoration  de  l'église  était 
uniforme.  » 

Les  côtés  de  Saint-Nicolas  ne  le  cédaient  en  rien  à  sa  façade; 
si  je  parle  au  passé,  c'est  parce  que  la  plupart  des  arcs-boutans 
ont  été,  après  les  tremblemens  de  terre  du  xvi^  siècle,  pesam- 
ment reconstruits;  mais  ce  qu'il  en  reste  ne  fait  que  davantage 
regretter  ce  que  nous  ne  voyons  plus.  Quant  à  l'abside,  elle 
est  le  digne  complément  de  l'édifice  avec  ses  deux  rangées  de 
fenêtres  superposées;  celles  de  l'étage  supérieur  hautes,  sveltes, 
éclairant  brillamment  le  chœur,  couronnées  de  gables  aigus. 

A  la  fin  du  xiv"  siècle  on  a  accolé  à  la  cathédrale  trois  cha- 
pelles :  une  au  nord  dont  il  ne  reste  plus  que  des- vestiges,  et 
deux  au  sud.  A  n'en  pas  douter,  ces  constructions  étaient  des 
chapelles  funéraires.  Au  nord  se  trouvait  la  sacristie. 

En  Chypre  les  églises  n'avaient  pas  de  toitures;  elles  étaient 
remplacées  par  des  terrasses  bétonnées  presque  plates  par 
conséquent,  et  donnant  à  la  silhouette  générale  des  édifices  reli- 
gieux un  cachet  très  spécial.  Au  premier  abord,  cette  particula- 


158 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


rite  déroute  un  peu,  mais  l'œil  s'y  fait  et  cesse  rapidement  d'en 
être  surpris. 

Sur  la  façade  et  particulièrement  sur  le  côté  sud  de  l'église, 
on  voit  des  traces  de  boulets  tirés  par  les  Turcs  probablement 
pendant  le  siège  de  1571.  Or,  en  examinant  le  plan  de  Gibel- 
lino,  publié  à  Brescia  la  même  année,  qui  donne  l'emplacement 
des  batteries  musulmanes  et  en  mesurant  les  distances,  sur  le 
terrain,  on  arrive  à  cette  conclusion,  qu'à  cette  époque  les 
bouches  à  feu  avaient  déjà  une  portée  considérable. 

L'intérieur  de  Saint-Nicolas  est  d'une  grande  beauté  et  d'une 
extrême  simplicité  :  simplicité  rendue  plus  saisissante  encore 
par  l'absence  de  statues  et  d'autels,  par  la  blancheur  éclatante 
du  vaisseau.  Avant  sa  transformation  en  mosquée  elle  devait 
être  entièrement  peinte,  mais  la  religion  musulmane  défendant 
la  représentation  des  figures  humaines,  les  Turcs  ont  passé,  sur 
l'ensemble,  une  épaisse  couche  de  lait  de  chaux.  Douze  colonnes 
rondes,  puissantes,  six  de  chaque  côté,  partagent  la  nef  en  trois 
parties.  Los  chapiteaux  également  ronds,  sans  ornemens,  sou- 
tiennent les  arcades  à  double  voussure  et,  tout  en  haut,  des 
clefs  de  voûte  sculptées  en  feuillage  complètent  l'édifice. 

De  ces  richesses  d'autrefois  il  ne  reste  plus,  dans  la  cathé- 
drale, que  deux  beaux  candélabres,  hauts  de  plus  de  1"',50,  en 
fer  forgé  du  xïv®  siècle,  ornés  de  feuilles  et  de  fruits  de  figuier 
et  de  poirier.  Tout  le  reste,  y  compris  les  vitraux,  a  été  brisé  ou 
emporté. 

Dès  le  3  août  1300,  écrit  M.  Enlart,  les  travaux  de 
construction  de  Saint-Nicolas  devaient  être  commencés.  En 
1308,  l'évêque  Guy  laissait,  pour  l'œuvre  de  la  cathédrale,  une 
somme  de  70  000  besans,  stipulant  que  son  successeur  n'en 
aurait  la  disposition  que  sous  le  contrôle  du  chapitre  ;  mais  ce 
successeur,  Antonio  Saurona,  détourna  une  partie  des  fonds.  Le 
4  août  1311,  d'après  une  inscription  qui  se  lit  sur  l'un  des 
contreforts  du  côté  sud,  on  n'avait  terminé  que  les  absidioles 
avec  les  deux  travées  qui  les  précèdent.  Heureusement  que 
Baudouin  Lambert,  élevé  au  siège  épiscopal  de  Famagouste, 
rouvrit,  le  1"  septembre  de  la  même  année,  à  ses  frais,  les 
chantiers,  et  qu'à  partir  de  ce  moment,  les  travaux  furent  rapi- 
dement poussés.  Vit-il  l'achèvement  du  monument?  Nous  ne  le 
savons  pas  avec  certitude. 

A  droite  du  parvis  et  attenant  à  la  cathédrale,  bordant  la 


EN    CHYPRE.  159 

place  au  sud,  il  y  a  une  construclion  dont  il  ne  reste  plus  que 
le  rez-de-chaussée  surmonté  d'une  terrasse,  à  laquelle  on  par- 
vient par  un  large  escalier  situe,  de  l'autre  côté,  dans  la  rue. 
Cette  terrasse,  d'après  M.  Enlart,  u  est  l'ancien  sol  d'une  salle  su- 
périeure, qui  devait  être  une  salle  synodale,  une  officialité,  ou 
peut-être  une  de  ces  écoles  de  grammaire  que  les  évoques  de 
Chypre  étaient  obligés  d'entretenir  près  de  leur  cathédrale,  con- 
formément au  décret  du  légat  Eudes  de  Châteauroux,  publié  en 
1248.  » 

Ce  bâtiment  construit  soit  au  xv^  siècle  soit  peut-être  même  au 
XVI®,  d'un  ravissant  effet  décoratif,  ne  doit  cependant  pas  être  exa- 
miné 06  trop  près  à  cause  de  ses  choquans  mélanges  de  styles  et 
aussi  àcause  de  la  pauvre  exécution  des  ornemens  qui  le  décorent. 
Le  porche,  donnant  sur  le  parvis,  est  certainement  la  partie  la 
plus  agréable.  A  l'intérieur,  on  voit  une  longue  galerie,  com- 
prenant trois  travées  voûtées  sur  croisées  d'ogives,  maintenant 
coupée  en  deux  par  des  murs  modernes. 

Pendant  mon  séjour  à  Famagouste,  j'allais  si  fréquemment 
revoir  Saint-Nicolas  que  le  vieux  muezzin  était  devenu  un  ami. 
N'avions-nôus  pas,  tous  les  deux,  la  même  admiration  pour  ce 
monument  dont  il  était  le  desservant?  Et  chaque  jour,  il  prenait, 
pour  me  les  donner,  quelques  fleurs  dans  le  jardin  situé  en  face 
du  porche.  Ce  jardin,  il  le  cultivait  avec  sollicitude,  enlevant 
les  mauvaises  herbes,  plaçant  un  tuteur  pour  soutenir  les  tiges 
fragiles  et  arrosant  les  plantes  qui  avaient  soif  avec  l'eau  de  la 
fontaine  des  ablutions.  Puis,  l'heure  étant  venue,  il  montait 
lentement  au  sommet  du  minaret  et  là,  appuyé  sur  la  balus- 
trade, le  corps  penché  en  avant,  sa  main  placée  près  de  sa  bou- 
che pour  lui  servir  de  porte-voix,  il  jetait  aux  quatre  coins  de 
l'horizon,  par-dessus  la  ville  déserte,  le  solennel  appel  à  la 
prière  : 

«Dieu  est  plus  grand.  Dieu  est  plus  grand.  Dieu  est  plus 
grand.  Dieu  est  plus  grand.  Je  témoigne  qu'il  n'y  a  d'autres 
divinités  que  Dieu.  Je  témoigne  qu'il  n'y  a  d'autres  divinités 
que  Dieu.  Je  témoigne  que  Mahomet  est  l'envoyé  de  Dieu.  Je 
témoigne  que  Mahomet  est  l'envoyé  de  Dieu.  Venez  à  la  prière. 
Venez  à  la  prière.  Venez  au  salut.  Venez  au  salut.  Dieu  est  plus 
grand.  Dieu  est  plus  grand.  Il  n'y  a  d'autre  divinilo  que  Dieu.  » 

Assis  près  des  fleurs,  j'avais  devant  moi  la  façade  dorée  de 
la  cathédrale  et  je  voyais,  dans  tous  leurs  détails,  les  trois  por- 


160 


REVUE    DES    DEUX   MONDES.i 


tails,  aujourd'hui  à  peine  entr'ouverts  et  par  lesquels  passent 
ceux-là  qui  se  sont  réfugie's  dans  la  fatalité.  Beaucoup  de  joies 
et  aussi  beaucoup  de  douleurs  humaines  étaient  passées  jadis; 
bien  des  cœurs  heureux  étaient  venus  remercier;  bien  d'au- 
tres, brisés,  étaient  venus  implorer  :  soldats  partant  pour  la 
guerre,  voyageurs  arrivant  ou  s'en  allant,  êtres  se  chérissant, 
priant  l'un  pour  l'autre  ;  rois  ayant  besoin  de  toutes  les  lumières 
divines  pour  pouvoir  se  diriger  dans  leurs  royautés. 

C'est  à  Saint-Nicolas,  en  effet,  que  les  Lusignan  étaient  sacrés 
comme  rois  de  Jérusalem,  après  que  la  couronne  de  Chypre 
leur  avait  été  remise  à  Nicosie.  C'est  là  que  Pierre  I",  entouré 
de  ses  barons,  montant  sur  le  trône,  reçut  les  onctions  saintes, 
le  5  avril  1360,  des  mains  du  légat  Pierre  Thomas  (1),  revenu 
de  Rhodes  expressément  pour  cette  cérémonie.  La  joie  de  la 
population  fut  immense,  ajoute  le  chroniqueur. 

Deux  ans  plus  tard,  un  autre  spectacle,  non  moins  magni- 
fique, fut  offert  aux  habitans  de  Famagouste  dont  les  monumens 
et  les  maisons  étaient  décorés  de  centaines  de  bannières  soyeuses, 
flottant  au  vent.  L'armée  chypriote,  après  s'être  emparée  de 
Myra,  en  Lycie,  dont  saint  Nicolas  avait  été  évêque,  rapportait, 
en  triomphe,  l'image  du  patron  de  la  ville.  Lentement,  au  bruit 
des  cloches  qui  sonnaient  à  toute  volée  et  qu'accompagnaient 
les  chants  liturgiques,  devant  le  peuple  agenouillé,  les  soldats 
pénétrèrent  dans  la  cathédrale  pour  y  placer,  de  leurs  mains,  la 
relique  très  vénérée  et,  à  leur  sortie,  de  longs  et  frénétiques 
vivats  les  accueillirent. 

Mais,  comme  pour  la  ville,  les  beaux  jours  de  Saint-Nicolas 
étaient  comptés.  Les  Génois  s'emparent  de  Famagouste,  leurs 
mercenaires  s'installent  dans  les  couvens  et  il  faut  attendre 
l'année  1462  pour  que  la  cathédrale  se  pare  et  s'illumine  de 
nouveau,  à  l'occasion  de  la  consécration  solennelle  du  mariage 
du  roi  Jacques  II  et  de  Catherine  Cornaro.  Quelques  mois  après, 
ce  prince  intelligent,  énergique,  patriote,  emporté  par  un  mal 
mystérieux,  y  rentrait  encore,  mais,  cette  fois,  dans  son  cercueil. 
Aux  hymnes  d'allégresse  avait  succédé  le  «  Requiem  seternam 
dona  ei  Domine  »  des  morts.  Seize  ans  plus  tard,  en  1489,  sa 
veuve  Catherine,  entourée  d'un  brillant  cortège,  venait  assister 
à  une  autre  messe  mortuaire  :  celle  qui  mettait  fin  au  royaume 

(1)  Acta  Sanctorum...  januarii,  t.  II,  p.  1004.    Vila  SancH  Pétri  Thomassii. 
Philippe  de  Mézières,  §  47  et  48. 


EN    CHYPRE.  161 

de  Chypre.  Contrainte  et  forcée  elle  signa,  en  tremBlant,  devant 
le  maitre-autel  magnifiquement  paré,  son  acte  d'abdication  en 
faveur  de  la  République  de  Venise,  et,  h  l'issue  de  la  cérémonie, 
elle  assista,  dans  le  chœur,  à  la  pose  de  la  plaque  de  marbre, 
véritable  épitaphe  commémorant  ce  douloureux  événement. 
Ainsi  se  termina,  sous  les  voûtes  de  Saint-Nicolas,  la  glorieuse 
domination  des  Lusignan. 

Devant  le  portail,  sur  la  place,  les  Vénitiens  avaient  dressé, 
jadis,  deux  colonnes  provenant  de  Salamine  et  entre  ces  colon- 
nes ils  avaient  placé  un  sarcophage  découvert  à  Paphos  et  que, 
pauvres  historiens,  ils  pensaient  avoir  été  celui  de  Vénus,  dont 
l'existence  ne  faisait  aucun  doute  à  leurs  yeux. 

C'est  aussi  à  peu  près  à  cet  endroit  que  Bragadino  subit  son 
glorieux  martyre  quand,  au  mépris  de  toutes  les  conventions,  il 
fut  écorché  vif  par  les  ordres  de  Mustapha. 

Le  chevet  de  la  cathédrale  donne  sur  des  terrains  vagues, 
autrefois  jardins  de  l'évêché.  On  y  voit  la  chapelle  particulière 
do  l'évèque,  dont  le  style  est  très  loin  d'être  pur.  Cependant, 
co  petit  bâtiment  offre  une  particularité  intéressante  :  ses  porte- 
bannière  de  pierre  sont  les  mêmes  que  ceux  de  l'Ouakkâla 
Quaifbaï,  près  de  la  porte  Bab  en  Nasr,  au  Caire,  construite  vers 
la  lin  du  xv*  siècle. 

Quant  au  palais  épiscopal,  il  était  situé  au  Nord  entre  l'église 
et  la  rue  Marchande  allant  du  port  à  la  place.  C'était  une  étroite 
et  longue  construction,  probablement  du  xiv^  ou  du  xv^  siècle; 
dès  la  fin  de  1400,  il  était  inhabité.  Peu  de  chose  en  reste,  sauf 
dans  sa  partie  centrale,  et  seulement  jusqu'à  hauteur  de  l'appui 
des  fenêtres  du  premier  étage.  Il  y  a  aussi  sept  boutiques  donnant 
sur  la  rue,  que  l'évèque  devait  louer  à  des  marchands.  Ce  mai- 
gre bénéfice,  à  l'époque  de  la  domination  génoise,  lui  fut  certai- 
nement bien  nécessaire  pour  pouvoir  vivre,  à  en  juger  par  ce 
que  nous  conte,  N.  de  Martoni,  dans  la  relation  de  son  pèleri- 
nage de  Terre-Sainte  en  1394. 

«  Un  jour  (1),  après  avoir  entendu  la  messe  dans  l'église 
Saint-Nicolas,  je  me  vis  assez  dénué  d'argent.  Je  songeai  à  de- 
mander l'aumône,  pour  l'amour  de  Dieu,  à  l'évèque,  et  je  m'ap- 
prochai de  lui  avec  respect  en  lui  disant  :  «  Père  et  Seigneur, 
voici  qu'il  m'arrive  de  répéter  les  paroles  de  l'Évangile  :  Je  n'ai 

(1)  Pèlerinage  à  Jérusalem  de  N.  de  Martoni,  p.  583  et  suiv.  Revue  de  l'Orient 
latin,  1895,  t.  lil. 

TOMB    XVII.    —    1813.  11 


162 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pas  la  force  de  rougir  de  mendier,  je  supplie  votre  paternité  de 
secourir  le  pauvre  pèlerin  que  je  suis,  par  quelque  don  chari- 
table. »  11  me  répondit  qu'il  était  plus  pauvre  que  moi  et  jura 
qu'il  n'avait  pas  de  quoi  vivre  dans  son  église.  »  Ses  revenus 
étaient  tombés,  en  effet,  de  4  000  ducats  à  2  000;  tout  en  conser- 
vant des  charges,  sinon  supérieures,  tout  au  moins  égales  à  celles 
qu'avaient  eues  ses  prédécesseurs.  Mais  avant  cette  période 
de  famine,  grâce  aux  récits  des  pèlerins  dont  le  plus  grand 
nombre  s'arrêtaient  en  Chypre,  soit  à  l'aller,  soit  au  retour  de 
Jérusalem,  nous  savons  à  peu  près  ce  qu'était  Famagouste  sous 
ses  princes  français,  au  temps  de  sa  prospérité. 

C'était  une  de  ces  villes  uniques  au  monde  et  dont  nous  ne 
connaissons  pas  le  pendant  aujourd'hui,  parce  que,  de  nos  jours, 
le  commerce,  la  richesse  et  le  luxe  se  sont  répandus  un  peu  partout 
sur  la  surface  du  globe.  En  quelques  minutes  on  pouvait  y  ap- 
prendre tout  ce  qui  se  passait  sous  le  soleil.  Cinquante  peuples 
de  toutes  les  confessions,  parlant  cent  langues  différentes,  s'y  ren- 
contraient. En  dehors  des  Amalfitains,  des  Pisans,  des  Génois, 
des  Vénitiens,  des  Catalans,  des  Provençaux  ou  des  Cham- 
penois, c'étaient  les  Grecs  qui  formaient  le  fond  de  la  popula- 
tion. Les  Syriens,  régisseurs,  courtiers,  négocians  habiles,  ar- 
mateurs prodigieusement  riches.  Les  Arméniens,  souples,  adroits 
en  toute  chose,  très  ménagés  par  les  Lusignan  et  la  noblesse 
latine.  Les  Maronites;  les  Nestoriens,  opulens,  fastueux,  admi- 
nistrés au  spirituel  par  le  métropolitain  de  Tarsous,  dépendant 
du  patriarche  de  Bagdad.  Les  Ibériens,  originaires  de  l'Iméréthie 
au  Nord  du  Caucase.  Los  Indiens  ou  Ethiopiens  conférant  le 
bapleme  avec  un  fer  chaud  sur  le  front:  «  Pour  ce  qu'ils  disent 
que  l'Évangile  Sainct-Mathieu  lequel  ils  ont  reçeu  de  luy  porte 
ces  mots  :  Vous  les  baptiserez  en  feu  et  en  esprit.  »  Les  Alba- 
nais, les  Jacobitcs,  les  Copies,  les  Juifs. 

Il  est  facile  de  se  représenter  ce  que  pouvait  être  cette  popu- 
lation cosmopolite,  sorte  de  carte  d'échantillons  de  tous  les 
peuples  du  bassin  de  la  Méditerranée,  et  de  contrées  seulement 
visitées,  en  ce  temps,  par  de  rares  voyageurs.  Population  active, 
industrieuse,  religieuse  et  païenne,  avide  de  tous  les  luxes,  de 
tous  les  plaisirs;  gagnant  l'argent  facilement,  le  dépensant  de 
môme  pour  le  bon  comme  pour  le  pire;  construisant  des  cen- 
taines d'églises,  de  chapelles;  se  bâtissant  de  somptueux  palais 
dans  lesquels  on  trouvait  tous  les  raffinemens  de  l'Orient.  Gha- 


EN    CHYPRE. 


163 


cun,  cherchant  à  surpasser  son  voisin  d'en  face  ou  celui  d'à 
côté. 

Les  rivalités  ne  devaient  pas  manquer  entre  les  riches  de  la 
veille  et  ceux  du  jour,  entre  les  nouveaux  parvenus  et  ceux  dont 
la  situation  était  acquise.  Dans  une  société  homogène  la  lutte 
pour  la  suprématie  est  toujours  âpre,  mais  combien  devait-elle 
l'être  davantage,  dans  ce  milieu  bigarré  et  se  renouvelant  sans 
cesse.  Sans  faire  un  grand  effort,  nous  pouvons  nous  imaginer 
les  rues  de  Famagouste,  incessamment  parcourues  par  une 
foule  bruyante,  enfiévrée  par  les  affaires  et  l'agio,  par  des  arri- 
vans  éblouis,  par  des  partans  lassés  mais  songeant  néanmoins 
secrètement  à  un  prochain  retour. 

Alors  que  les  hommes  portaient  d'éclatans  costumes,  les 
femmes  au  contraire  étaient,  dehors,  vêtues  de  mantes  noires.; 
Martoni  vit  :  «  un  dimanche,  une  femme  se  rendant  dans  la 
maison  de  son  mari  en  la  manière  que  voici.  Devant  elle  étaient 
portés  vingt  cierges  allumés  et  derrière  vingt  autres.  Elle  se 
tenait  à  cheval  entre  les  uns  et  les  autres  et  avait  les  sourcils  et 
le  front  teints.  Après  les  cierges  venaient  quarante  femmes  ou 
plus  avec  des  mantes  noires  de  la  tête  aux  pieds  dans  une  atti- 
tude fort  décente.  » 

«  Toutes  les  femmes  de  Chypre  vont  ainsi,  on  ne  leur  voit 
que  les  yeux  et,  hors  de  chez  elles,  elles  ont  toujours  une  mante 
noire,  cela  se  pratique  depuis  que  les  chrétiens  ont  perdu  Acre, 
autrement  dit  Acon  ou  Ptolémaïde  (1).  » 

Sans  doute  les  regrets,  que  provoqua,  parmi  les  chrétiens, 
la  perte  de  Saint-Jean-d'Acre,  durent  être  immenses;  mais  il 
me  semble  que  l'usage  de  voiler  les  femmes  fut  bien  plutôt 
emprunté  à.  la  jalousie  des  musulmans  ;  et  ce  qui  me  confirme 
dans  cette  idée,  c'est  qu'elles  étaient  étroitement  surveillées  et 
ne  pouvaient  pas  sortir  de  Famagouste  sans  l'autorisation  du 
capitaine  «  si  elles  ne  veulent  pas  encourir  de  châtiment  à  leur 
retour;  c«tte  autorisation  est  du  reste  rarement  accordée.  » 

Si  les  vêtemens  des  femmes  étaient  sombres  lorsqu'elles  se 
promenaient  dans  les  rues,  il  n'en  était  pas  de  même  quand 
elles  étaient  chez  elles,  où  elles  avaient  le  droit  de  porter  ces 
admirables  étoffes  de  soie,  tramées  de  fils  d'or  ou  couvertes  de 
broderies.  Au   moment  de  leur  mariage,    elles  recevaient   des 

(1)  Pèlerinage  à  Jérusalem  de  N.  de  Martoui.  Revue  de  l'OnenL  latin,  1895, 
1  III. 


164 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dots  magnifiques  et  des  bijoux  superbes,  dont  la  valeur  dépas- 
sait «  toutes  les  parures  des  reines  de  France  »  car  les  pierres 
pre'cieuses  et  les  perles,  en  particulier,  passaient  presque  toutes 
par  les  coffres-forts  des  marchands  de  Famagoustc. 

Les  Lâchas,  des  Nestoriens,  brûlaient,  quand  ils  recevaient 
des  invités  dans  leurs  palais,  du  bois  d'aloès;  ils  exposaient  aux 
regards  émerveillés  de  leurs  amis  des  rubis,  des  perles,  des 
objets  en  or  dont  leurs  magasins  regorgeaient  et  l'un  d'eux 
acheta,  un  jour,  une  escarboucle  merveilleuse,  d'un  rouge  admi- 
rable, qu'il  pila  par  ostentation  dans  un  mortier. 

Vers  1330,  le  voyageur  allemand  Ludolphe  de  Sultheim 
trouve  à  Famagouste  plus  d'épices  chez  un  marchand  de  den- 
rées coloniales  qu'il  n'y  a  de  pain  en  Allemagne,  plus  de  bois 
d'aloès  qu'on  n'en  pourrait  charger  cinq  voitures.  Quant  aux 
pierres  précieuses,  aux  brocarts  d'or  et  aux  autres  objets  de 
prix,  il  préfère  n'en  pas  parler  car  ses  compatriotes  ne  pour- 
raient le  croire.  Mais,  comme  revers  de  la  médaille,  la  vie  était 
devenue  tellement  chère  dans  cette  ville,  qu'un  homme  y  était 
plus  pauvre  avec  trois  mille  florins  de  rente,  que  dans  son 
pays  avec  trois  marks  de  revenu. 

Ce  luxe,  ces  habitudes  orientales  étaient  non  seulement  en 
usage  pour  les  vivans,  mais  encore  pour  les  morts.  En  1335, 
Jacques  de  Vérone  assiste  à  un  enterrement  :  «  J'étais  à 
Famagouste  quand  mourut  un  riche  citoyen.  Tous  les  religieux 
furent  conviés  à  ses  obsèques.  Je  m'y  rendis  et  pendant  que 
nous  étions  devant  la  porte  du  défunt  j'entendis  des  femmes 
qui  chantaient  d'une  façon  suave.  Alors  je  montai  dans  la 
maison  et  regardai  où  se  trouvait  le  mort.  J'aperçus  à  sa  tête 
deux  femmes  qui  chantaient  à  haute  voix  et  à  ses  pieds  deux 
autres  qui  se  lamentaient.  Ce  sont  les  joueuses  de  flûte  dont 
parle  l'Evangile.  Ces  femmes  chantaient  en  grec,  en  sorte  que 
nous  ne  pouvions  les  comprendre...  J'ai  demandé  ce  qu'elles 
disaient  et  on  m'a  répondu  qu'elles  exaltaient  la  beauté,  la 
sagesse  et  les  autres  vertus  du  défunt.  » 

Comme  en  Syrie  jadis,  les  coutumes  de  l'Orient  avaient  pro- 
fondément déteint  sur  la  société  chypriote;  les  hommes  d'Occi- 
dent, un  peu  frustes,  s'étaient  facilement  plies,  sous  ce  beau 
climat,  à  une  vie  plus  douce.  Les  jours  n'étaient-ils  pas  chauds 
et  lumineux?  les  nuits  merveilleusement  étoilées?  les  tentations 
nombreuses?  aussi,  est-il  facile  de  comprendre  la  surprise  des 


EN    CHYPRE.  165 

pèlerins  de  passage,  pendant  leur  séjour  à  Famagouste,  et 
combien  ils  étaient  scandalisés  de  ce  qui  se  passait  autour  d'eux, 
dans  cette  ville  corrompue. 

La  plupart  des  produits  précieux,  arrivant  en  Chypre  des 
contrées  lointaines  de  l'Asie  mystérieuse,  presque  fabuleuse  à, 
l'époque,  étaient  embarqués  à  Beyrouth,  Tripoli  de  Syrie, 
Lajazzo  (1),  à  destination  de  Famagouste  où,  après  avoir  été 
entreposés,  ils  étaient  réexpédiés  en  Europe.  Nous  savons  par 
les  contemporains  de  quoi  se  composaient  ces  riches  cargai- 
sons. L'un  d'eux  en  particulier,  Pergolotti,  agent  d'une  maison 
italienne,  qui  séjourna  en  Chypre,  de  1324  k  1327  et  en  1335, 
nous  a  laissé  une  longue  liste  de  ces  marchandises.  C'étaient  des 
esclaves,  des  pierres  précieuses,  des  perles  du  golfe  Persique, 
percées  à  Ormuz  par  des  spécialistes.  De  l'or,  de  l'argent,  de 
l'ivoire,  du  bois  d'aloès,  venant  du  Kamroun  (actuellement 
l'Assam  occidental)  ;  du  santal  du  Dekan  ou  de  Timor,  du 
camphre  de  Sumatra,  de  la  rhubarbe,  du  gingembre  de  la 
Chine,  de  l'indigo  dont  le  plus  réputé  était  connu  sous  le  nom 
d'indigo  de  Bagdad  ;  du  bois  du  Brésil  appelé  par  les  Arabes 
Bakam  et  servant  à  teindre  les  draps  en  rouge  ou  en  rose.i 
C'étaient  les  épices,  qui  avaient  joué,  de  tout  temps,  un  rôle  si 
important  dans  la  préparation  des  plats  et  des  boissons  en 
Occident  :  le  cardamome,  le  poivre,  la  muscade,  la  cannelle,  les 
clous  de  girofle  des  Moluques  dont  le  lieu  d'origine,  soigneuse- 
ment caché,  était  inconnu  même  en  Extrême-Orient. 

Puis,  il  y  avait  toute  la  longue  liste  des  parfums  :  l'ambre 
gris,  le  baume,  le  benjoin,  le  musc  du  Tonkin. 

Dans  beaucoup  de  comptes  ou  d'inventaires  du  moyen  âge, 
on  trouve  la  mention  soit,  «  d'oyselets  de  Cypre,  »  soit,  de 
boîtes  ou  de  cages  destinées  a  les  contenir.  Ces  oiselets  n'étaient, 
en  réalité,  que  des  boules  parfumées  faites  en  forme  d'oiseaux, 
peut-être  recouvertes  de  plumes  et  qui,  percées,  laissaient 
s'échapper  les  parfums  de  la  poudre  contenue  à  l'intérieur.  Ces 
poudres  éta''ent  également  brûlées  comme  nous  le  faisons 
encore  maintenant.  Il  devait  y  avoir  aussi,  en"  Chypre,  le 
commerce  des  peaux  odoriférantes,  destinées  k  tailler  des 
bourses, des   pourpoints,   des   ceintures   et  principalement   des 

(1)  Au  moyen  âge,  Lajazzo  était  un  port  très  important  situé  près  des  ruines  de 
l'antique  Egée.  Marco  Polo  y  passa  près  de  vingt  ans  avant  la  prise  de  Saint-Jeap- 
d'Acre. 


166 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


gants,  car,  en  France  en  particulier,  le  trafic  de  la  parfumerie 
était  entre  les  mains  des  maîtres  gantiers,  à  qui  Philippe- 
Auguste  octroya  des  statuts  en  4190.  Enfin,  il  y  avait  les  tapis, 
les  fils  d'or,  les  magnifiques  étoiles  de  soie  (drap  d'or  de  Cypre) 
dont  beaucoup,  brochées  ou  soutachées  de  métal,  étaient  fabri- 
quées à  Nicosie  et  à  Famagouste;  il  y  avait  aussi  la  soie  grège, 
les  camelots,  le  coton,  les  caroubes,  le  vin  de  Chypre  regardé 
comme  le  roi  des  vins.  Le  pèlerin  J.  de  Vérone  nous  signale, 
dans  sa  relation,  la  violence  de  ses  effets  :  u  II  y  a  en  Chypre  un 
vin  qu'on  nomme  Marea.  Si  quelqu'un  le  boit  pur,  sa  chaleur 
lui  brûle  les  entrailles,  bien  qu'au  goût,  il  ne  paraisse  pas  aussi 
fort;  aussi,  lorsqu'on  veut  en  boire,  doit-on  en  mélanger  un 
verre  avec  quatre  verres  d'eau.  »  Enfin,  l'ile  exportait  des 
quantités  considérables  de  sel  et  de  sucre.  En  une  seule 
année,  les  Vénitiens  gagnèrent  avec  le  sel  plus  de  300  000  du- 
cats. 

Quant  au  sucre  retiré  de  la  canne,  cultivée  surtout  aux 
environs  de  Limassol  et  de  Paphos,  on  le  fabriquait  générale- 
ment au  milieu  des  plantations  appartenant  au  Roi,  aux  cheva- 
liers de  Saint-Jean  de  Jérusalem  et  plus  tard  aux  Cornaro.  Les 
Vénitiens  étaient  également  les  principaux  acheteurs  de  cette 
denrée  qu'ils  répandaient  ensuite  dans  toute  l'Europe,  dans  des 
caisses  contenant  seize  pains,  enveloppées  de  toile  de  canevas  et 
cordées. 

A  ces  produits  variés  et  précieux,  dont  les  prix  étaient, 
élevés,  l'Europe  n'avait  à  offrir,  en  échange,  que  ses  draps  de 
France,  de  Lombardie,  des  Flandres;  ses  toiles  de  France;  du 
corail,  du  fer,  de  l'étain;  des  vins  d'Italie,  de  Grèce;  de  la 
quincaillerie  et  de  la  mercerie  de  Milan. 

Des  rues  bruyantes  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  il  n'en 
reste  que  bien  peu  de  chose.  A  peine,  pour  quelques-unes 
d'entre  elles,  est-il  possible  d'en  suivre  le  tracé.  Des  palais,  des 
loges,  des  maisons  luxueuses  de  jadis,  il  ne  reste  pour  ainsi 
dire  plus  rien  :  maintenant,  des  chèvres  broutent,  sur  leurs 
emplacemens,  l'herbe  délicieusement  parfumée,  le  printemps 
de  la  nature  a  remplacé  l'hiver  d'une  très  vieille  cité. 

Dès  1518,  Jacques  Le  Saige,  de  Douai,  aborde  à  Famagouste 
et  il  écrit  déjà  :  «  Elle  est  petite  et  il  y  a  des  logis  les  plus 
exquis  qu'il  est  possible,  mais  ils  sont  destruicts.  »  Depuis  ce 
temps,  sa  destruction  s'est  achevée;  Larnaca  et  surtout  Port- 


EN    CHYPRE.  167 

Saïd  ont  été  construites  avec  les  pierres  de  ses  maisons;  c'est 
dire  que,  non  seulement,  tout  ce  qui  se  trouvait  au-dessus  du 
sol  a  été  enlevé,  mais  encore  on  a  arraché  jusqu'aux  fondations. 
La  partie  Sud  de  Famagouste,  celle  qui  se  trouvait  à  droite 
en  entrant  par  la  porte  de  Limassol,  était  autrefois  le  quartier 
de  la  Monnaie  et,  entre  ce  dernier  endroit  et  l'arsenal,  il  y 
avait  le  quartier  des  Grecs. 

On  y  voit  des  églises  byzantines  et,  à  une  petite  distance  de 
Saint-Nicolas,  s'élève  Saint  Georges  des  Grecs.  M.  Enlart 
pense  qu'elle  fut  construite  vers  1360;  très  maltraitée  par  le 
bombardement  de  1571,  elle  est  à  demi  ruinée. 

C'est  un  monument  simple,  comprenant  une  nef  de  cinq 
travées,  avec  des  bas  côtés  sans  contreforts,  qui  se  termine  par 
une  grande  abside  et  deux  petites. 

Le  chœur,  le  mur  sud  du  bas  côté  et  une  partie  de  la  façade 
sont  maintenant  tout  ce  qu'il  en  reste,  avec  une  construction 
byzantine  accolée  au  sud-est.  Elle  était  couverte,  à  l'intérieur, 
de  peintures  de  facture  italienne,  du  xv^  siècle.  Quoique  assez 
effacées,  il  est  cependant  facile  d'en  reconstituer  les  scènes 
principales. 

De  l'autre  côté  de  Saint-Nicolas,  au  nord,  près  du  château, 
se  trouvent  des  ruines  que  l'on  croit  pouvoir  identifier  avec 
Saint-Georges  des  Latins.  M.  Enlart  lui  assigne  comme  date  de 
naissance  le  dernier  quart  du  xiii°  ou  peut-être  le  début  du 
XIV®  siècle. 

Elle  avait  une  nef  unique  de  quatre  travées,  terminée  par 
une  abside  à  trois  pans.  Trois  portails  en  permettaient  l'accès. 

Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  debout  que  la  moitié  nord  de 
l'édifice  et  le  fond  du  chœur.  Malgré  son  état  de  délabrement, 
de  tous  les  monumens  que  j'ai  vus  en  Chypre,  Saint-Georges 
des  Latins  est  celui  qui  m'a  le  plus  complètement  séduit  par  la 
grâce  de  ses  lignes,  sa  sobre  ornementation,  et  la  qualité 
exceptionnelle  de  son  appareil  et  de  ses  sculptures. 

Son  architecte  n'a  pu  être  qu'un  artiste  de  haut  goût,  édu- 
qué  aux  meilleures  écoles  de  la  plus  parfaite  période  de  l'art 
ogival., 

Des  palmiers  entourant  ces  ruines  complètent  ce  ravissant 
décor.  Les  églises  gothiques  de  Chypre  sont  merveilleusement 
rehaussées  par  les  dattiers  poussant  auprès  d'elles.  Nous  avons 
été  généralement  habitués,  depuis  notre  jeunesse,  à  voir  ou  à 


168 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


nous  représenter  nos  vieilles  basiliques,  dans  un  cadre  des  pays 
du  Nord,  sous  un  ciel  souvent  maussade;  mais  où  il  est  possible 
de  les  admirer  dans  tout  leur  éclat,  c'est  assurément  sous  la 
lumière  chaude  et  généreuse  de  l'Orient;  avec  ces  palmiers  dont 
les  troncs  minces  s'élèvent  comme  les  colonnes  des  édifices  ; 
troncs  couronnés  de  palmes  souples,  nerveuses,  s'agitant  à  la 
moindre  brise  et  reproduisant  dans  leurs  multiples  ondulations 
les  lignes  harmonieuses  des  ogives  des  voûtes.  Le  palmier  est, 
par  excellence,  l'arbre  du  style  gothique. 

Les  parties  nord  et  nord-ouest  de  Famagouste,  totalement 
inhabitées,  sont  aussi  celles  qui  offrent  le  spectacle  le  plus  poi- 
gnant. Le  sol,  bouleversé  pour  en  extraire  les  pierres  des  fonda- 
tions des  maisons,  n'est  plus  qu'une  suite  de  creux  et  de  bosses, 
recouvert  d'herbes,  momentanément  égayé,  au  printemps,  par 
des  fleurs  sauvages  et  marqué,  de  place  en  place,  de  plantes 
grasses.  Des  oiseaux  de  proie,  pendant  le  jour,  en  quête  de 
mulots  et  de  souris,  font  entendre  des  cris  aigus  tout  en  décri- 
vant dans  le  ciel  leurs  courbes  sans  cesse  renouvelées. 

Cependant  la  destruction  des  monumens  n'a  pas  été  complète, 
car  plusieurs  églises  s'y  élèvent  encore  dans  un  plus  ou  moins 
bon  état  de  conservation.  Ce  sont  l'église  nestorienne,  Sainte- 
Anne,  une  église  non  identifiée,  Sainte-Marie  du  Carmel,  et 
l'église  arménienne.  Nous  allons  les  visiter  successivement  et 
en  donner  la  description. 

L'église  nestorienne,  d'après  M.  Enlart,  auquel  il  faut 
toujours  avoir  recours  s'il  est  question  de  l'architecture  en 
Chypre,  a  probablement  été  élevée  vers  4360  par  les  frères 
Lâchas,  les  riches  marchands  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

((  Son  style  est  à  peu  près  e-  actement  celui  du  midi  de  la 
France.  Cet  art  s'est  surtout  répandu  en  Chypre  sous  le  règne 
de  Pier»-e  I*',  à  la  suite  du  voyage  que  fit  ce  prince  à  Avignon 
et  du  séjour  de  Pierre  Thomas  à  Famagouste.  » 

Bâtie  en  belles  pierres  de  taille,  elle  comprenait,  à  l'origine, 
une  nef  simple  de  trois  travées  et  une  abside.  Quelques  années 
après,  on  ajouta  des  nefs  latérales  avec  leurs  absidioles.  Un  clo- 
cher, rappelant  celui  de  Bellapaïs,  s'élève  au  nord-ouest.  On 
pénètre  dans  l'intérieur  par  un  large  portail,  très  simple,  regar- 
dant vers  l'ouest,  surmonté  d'une  rose,  dont  le  remplage 
découpé  a  presque  disparu.  L'église  était  décorée  de  peintures 
italiennes  et  syriennes  qui,  quoique  très  efïacées,  sont  encore 


EN    CHYPRE.  169 

visibles.  Elles  datent  de  la  période  comprise  entre   les  xiv^  et 
xvi^  siècles. 

Sainte-Anne  est  au  nombre  de  cette  suite  d'e'glises  faisant 
face  au  rempart.  Elle  remonte  au  commencement  du  xiv^  siècle 
et,  comme  la  pre'cédente,  appartient  au  gothique  du  midi  de 
la  France;  très  gracieuse,  extrêmement  simple,  elle  se  compose: 
«  d'une  nef  de  deux  trave'es  et  d'un  chœur  à  voûtes  d'ogives, 
puis  d'une  travée  droite  de  même  largeur  mais  plus  courte,  et 
d'une  abside  à  trois  pans.  »  Un  balcon,  soutenu  par  des  consoles, 
courait  extérieurement  au-dessus  du  porche  couronné  par  un 
clocher  arcade,  d'un  très  joli  effet. 

L'intérieur  est  orné  de  peintures  de  style  italo-byzantin 
d'époques  diverses,  du  reste  assez  frustes. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  veux  faire  ici  une  remarque  qui, 
tout  en  s'appliquant  aux  églises  de  Famagouste  que  nous  visi- 
tons en  ce  moment,  peut  être  étendue  aux  décorations  peintes 
du  monde  entier. 

Les  peintures  murales,  pour  bien  des  raisons,  sont  essentiel- 
lement périssables,  même  dans  les  climats  secs.  Dans  les  édi- 
fices religieux,  par  exemple,  elles  ont  contre  elles  la  poussière, 
les  fumées  des  cierges,  de  l'encens.  Leurs  couleurs  qui,  en  se 
fanant,  pâlissent,  sont,  par  ce  fait  même,  la  cause  d'un  rajeu- 
nissement. Enfin,  et  c'est  le  cas  le  plus  fréquent  et  le  plus 
grave,  au  cours  des  années,  la  façon  d'interpréter  les  scènes 
religieuses  s'étant  modifiée,  ces  fresques,  servant  autrefois  à 
l'instruction  religieuse  des  fidèles  (car  elles  avaient  surtout  ce 
but),  ayant  cessé  de  parler  à  leur  cœur,  à  leur  imagination, 
furent  remplacées  soit  en  totalité,  soit  partiellement,  par  de 
nouvelles  peintures  au  goût  du  jour. 

Chypre  ne  pouvait  échappera  la  commune  mauvaise  fortune.- 
A  l'époque  où  l'argent  fut  abondant,  on  fit  sans  doute  venir 
d'Italie  ou  on  profita  du  passage  dans  l'île,  d'artistes  de  ce  pays; 
mais  quand  les  fonds  manquèrent,  il  fallut  se  contenter  de 
peintres  orientaux.  De  là,  l'explication  toute  simple""  du  mélange 
d'écoles,  d'époques,  que  nous  retrouvons  à  chaque  pas  en  visi- 
tant les  églises  de  F'amagouste. 

A  quelques  pas  de  Sainte-Anne  se  trouve  une  délicieuse  petite 
abside,  seul  vestige  d'une  chapelle  duxiv®  siècle  bien  malheureu- 
sement disparue. 

Un  peu  plus  loin,  il  y  a  une  autre  église  de  dimensions  mo- 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

destes  dont  nous  ne  connaissons  pas  le  nom.  Quoique  ayant  un 
portail  dont  la  voussure  est  ornée  de  torses  et  de  gorges  en  zigzag 
et  qui  indiqueraient,  chez  nous,  l'époque  romane,  M.  Enlart  la 
date  du  xv®  siècle  mais  il  ne  sait  si  elle  a  été  bâtie  par  les 
Latins,  les  Grecs  ou  les  Arméniens. 

«  Cette  église  est  un  curieux  exemple  du  mélange  des  styles 
gothiques  de  France,  d'Aragon  et  du  style  byzantin,  avec  des 
formes  qui  rappellent  les  édifices  d'Arménie;  elle  montre  surtout 
quel  énorme  retour  en  arrière  les  influences  grecques  et  italien- 
nes imprimèrent,  à  partir  du  xiv^  siècle,  à  l'architecture  de 
Chypre.  » 

Construite  sans  contreforts,  elle  est  dans  un  très  bon  état  de 
conservation.  On  voit  dans  les  voûtes,  des  cruches  acoustiques  (1) 
et,  sur  les  parois,  des  restes  de  médiocres  peintures  byzantines. 

Près  du  bastion  Martinengo,  toujours  dans  cette  même  suite 
d'édifices,  s'élève  Sainte-Marie  du  Carmel,  une  des  plus  impor- 
tantes de  ce  quartier  de  Famagouste  et  un  des  plus  beaux  monu- 
mens  de  Chypre.  «  Appartenant  au  style  gothique  du  midi  de 
la  France,  sa  construction  semble  dater  de  l'époque  du  séjour 
de  Saint-Pierre  Thomas;  elle  fut  probablement  élevée  au  retour 
des  voyages  qu'il  entreprit  avec  Pierre  I"  à  travers  les  cours  de 
l'Europe,  et  grâce  aux  aumônes  qu'il  avait  recueillies  dans  ses 
tournées.  » 

Très  simple,  composée  d'une  nef  de  quatre  travées,  elle  se 
termine  par  une  abside  à  trois  pans  ;  malheureusement  les  voûtes 
se  sont  écroulées.  Elle  était  décorée  de  peintures  italiennes  des 
XIV®  et  xv^  siècles,  dont  on  voit  encore  de  nombreux  vestiges  : 
tels  que  saint  Georges,  terrassant  le  dragon  sous  les  yeux  d'une 
jeune  fille  épouvantée;  une  sainte,  d'une  très  élégante  facture, 
tenant  un  livre;  des  écus  de  Chypre  ou  d'Arménie,  de  Jérusalem 
et  de  Lusignan.  Sur  le  côté  sud,  à  l'extérieur,  une  conduite  de 
poterie  qui  servait  à  déverser  les  eaux  tombées  sur  les  terrasses, 
est  encore  en  place. 

Enfin,  tout  à  fait  à  l'angle  nord-ouest,  voici  la  dernière  de 
ces  églises,  c'est  plutôt  une  chapelle  à  cause  de  l'exiguïté  de  ses 
dimensions;  elle  appartenait  aux  Arméniens  et  se  compose  d'une 
nef  d'une  seule  travée  et  d'une  abside,  auxquelles  on  a  accolé 

(1)  Les  cruches  acoustiques  sont  des  cruches  dont  la  panse  est  engagée  dans  la 
maçonnerie  et  dont  le  goulot  est  tourné  vers  l'intérieur  de  l'édifice  ;  elles  étaient 
destinées  à  empêcher  les  résonances. 


EN    CHYPRE.i  m 

postérieurement  une  seconde  chapelle.  Dans  la  voûte,  on  re- 
trouve des  cruches  acoustiques  semblables  à  celles  que  nous 
avons  signalées  plus  haut. 

M.  Enlart  la  date  du  miUeu  ou  de  la  fin  du  xiv^  siècle. 
Comme  les  précédentes,  elle  était  décorée,  à  l'intérieur,  de 
peintures.  Celles-ci  sont  byzantines  et  d'une  pauvre  exécu- 
tion. L'un  des  panneaux  mérite  cependant  d'être  signalé,  il 
représente  la  Nativité  :  «  Au  premier  plan  deux  sages-femmes 
lavent  l'enfant  ;  la  vierge  Marie  est  couchée,  avec  son  nom  in- 
scrit en  arménien  sur  sa  robe  de  pourpre;  crèche  semblable  à  un 
sarcophage,  dans  lequel  l'enfant  est  représenté  une  seconde  fois, 
accosté  de  l'àne  et  du  bœuf,  et  entouré  de  treize  anges  adora- 
teurs. » 

<(  Celte  peinture  est  identique  à  une  peinture  du  xv®  siècle 
relevée  à  Mistra,  en  1896,  par  M.  Ypermann  et  étudiée  par 
M.  Millet.  » 

La  colonie  arménienne  en  Chypre  se  forma  de  deux  façons; 
elle  se  forma  par  des  individus  isolés  qui,  tentés  par  le  négoce, 
vinrent  s'y  établir  librement  ;  mais  ce  qui  lui  donna  son  impor- 
tance numérique,  ce  furent  les  massacres  périodiques  que  ce 
peuple  eut  à  subir  dès  cette  époque  de  la  part  des  musulmans. 
Rien  ne  change,  en  Orient,  car  pendant  mon  voyage  j'ai  été  à 
Tharsus  et  à  Adana  et  ce  que  j'y  ai  vu,  ce  qu'on  m'y  a  raconté, 
corrobore  pleinement  les  lignes  suivantes  écrites,  en  1335,  parle 
frère  prêcheur  Jean  de  Vérone;  il  arrive  à  Famagouste  :  «  A 
l'heure  de  mon  entrée  dans  le  port,  le  31  juillet,  plusieurs 
grands  navires  et  galères  vinrent  de  la  ville  de  Lajazzo  en  Ar- 
ménie. Ces  bâtimens  étaient  chargés  de  vieillards,  d'enfans,  H  •, 
femmes,  d'orphelins,  au  nombre  de  plus  de  quinze  cents,  qui 
fuyaient  l'Arménie  parce  que  le  Sultan  avait  envoyé  des  forces 
nombreuses  pour  détruire  cette  province;  ses  troupes  avaient 
mis  les  campagnes  à  feu  et  à  sang  et  emmené  en  captivité  plus 
de  12000  personnes  sans  compter  celles  qu'elles  avaient  massa- 
crées. Seigneur  Dieu!  Quelle  tristesse  de  voir  cette  multitude 
éplorée  se  lamentant  sur  la  place  de  Famagouste,  ces  enfans 
cherchant  le  lait  sur  le  sein  des  femmes,  ces  vieillards  et  ces 
chiens  faméliques  poussant  des  gémigsemens  plaintifs.  Puissent- 
ils  entendre  ces  lamentations,  les  chrétiens  qui,  dans  leurs  cités 
et  dans  leur  demeures,  mangent,  boivent,  vivent  au  milieu  des 
délices...  I  » 


172 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Si  maintenant,  revenant  vers  la  place,  par  une  ruelle,  qui 
jadis  devait  être  la  rue  des  loges,  des  nations  faisant  du  com- 
merce à  Famagouste,  nous  voyons  les  restes  d'un  bâtiment  de  la 
renaissance  italienne;  peut-être  la  loge  des  Génois,  et  en  face, 
deux  chapelles  jumelles,  séparées  seulement  l'une  de  l'autre  par 
une  ruelle  étroite.  L'une  d'elles,  celle  du  nord,  serait,  d'après 
M.  Enlard,  la  chapelle  des  Templiers,  datant  de  la  fin  du 
XIII®  siècle  ou  du  commencement  du  xiv°,  et  l'autre,  celle  des 
Hospitaliers,  remonterait  à  peu  près  à  la  même  époque  :  «  En 
1308,  comme  nous  l'apprend  Florio  Bustron,  la  maison  du 
Temple,  avec  leur  église  consacrée  à  Saint-Antoine,  furent  sai- 
sies et  données  à  l'Hôpital.  » 

Ces  deux  monumens  se  composent  d'une  nef  et  d'une  abside.. 
L'une  et  l'autre  ont  sur  leur  façade  un  porte-bannière  de  pierre, 
comme  c'était  l'usage  alors  en  Chypre,  et  à  l'intérieur,  il  reste 
des  traces  de  peintures. 

Le  large  portique  de  quatres  arcades,  donnant  sur  la  place 
en  face  de  la  cathédrale,  avait  autrefois  un  étage  supérieur  : 
c'était  l'entrée  du  palais  reconstruit  sous  les  Vénitiens,  peu  de 
temps  avant  la  prise  de  la  ville  par  les  Turcs.  Dans  le  fond 
de  la  cour,  on  voit  les  murs  d'un  bâtiment  remontant  à  la  même 
époque  ;  sur  la  gauche,  les  restes  d'une  construction  gothique 
servant  maintenant  d'écurie  aux  chevaux  du  corps  de  la 
police. 

Le  palais,  dont  la  date  de  fondation  n'est  pas  connue,  rema- 
nié à  plusieurs  reprises,  très  endommagé  par  le  siège  de  1571, 
est,  pour  ainsi  dire,  totalement   en  ruines. 

Il  fut  habité  par  Pierre  P""  qui  avait  une  prédilection  parti- 
culière pour  Famagouste  et,  sans  doute,  c'est  dans  ses  salles, 
que  ce  grand  roi  reçut  les  chevaliers  qu'il  emmena  à  la  prise 
d'Alexandrie  en  1365. 

Le  jeune  Pierre  H  y  fut  gardé  à  vue  par  les  Génois,  en  1373. 

En  1463,  Jacques  le  Bâtard  y  rentrait  en  vainqueur  après 
la  prise  de  la  ville,  et  dix  ans  plus  tard,  il  y  mourait,  sans  doute 
empoisonné,  comme  son  fils  posthume  devait  l'être  quelques 
mois  après.  A  partir  de  1489,  le  palais  fut  habité  par  le  prové- 
diteur  vénitien  et  c'est  par  sa  grande  porte  que  sortit,  en  1571, 
Marco  Bragadino  allant  en  grande  pompe  au  camp  de  Mustapha 
Basso  pour  y  signer  la  capitulation  de  Famagouste.  Nous  savons 
que,  peu  d'heures  après,  il  devait  être  ramené  garrotté,  accablé 


EN    CHYPRE.  113 

d'outrages,  devant  cette  porte,  sur  la  place  pour  y  subir  son 
douloureux  et  glorieux  martyre. 

Au  nord  du  palais,  séparée  de  ce  dernier  par  une  rue  étroite, 
sans  doute  moderne,  il  y  a  une  église  que  M.  Enlart  croit 
pouvoir  identifier  avec  l'église  et  le  couvent  des  Franciscains. 
C'était,  dit-il,  «  un  des  établissemens  religieux  les  plus  impor- 
tans  de  Famagouste,  c'était  aussi  l'un  des  plus  anciens;  on  le 
trouve,  dès  l'année  1300,  dans  une  situation  très  prospère.  »  «  En 
cette  même  année,  qui  n'était  pas  une  année  d'épidémies,  un 
notaire  génois  enregistra  huit  legs  en  faveur  de  Saint-François 
de  la  part  d'étrangers  qui  avaient  succombé  au  climat.  » 

L'église  se  compose  d'une  nef  simple,  terminée  par  une 
abside  à  trois  pans,  plus  tard  on  ajouta  deux  chapelles  plus  larges 
que  profondes  et  moins  hautes  que  la  nef.  D'une  construction 
très  soignée,  Saint-François  est  encore  aujourd'hui,  parmi  les 
églises  en  ruines,  une  de  celles  qui  sont  les  plus  intéressantes  à 
visiter. 

Enfin,  pour  terminer,  nous  irons  à  Saint-Pierre  et  Saint-Paul 
située  au  sud  du  palais  et  construite,  nous  dit  le  Père  de  Lusi- 
gnan,  sous  le  règne  de  Pierre  I",  entre  1358  et  1369,  par  un 
riche  marchand,  Simone  Nostrano,  avec  le  tiers  des  bénéfices 
qu'il  retira  d'un  voyage  en  Syrie;  ce  qui  donne  une  assez  bonne 
idée  des  gains  que  pouvaient  réaliser,  à  cette  époque,  les  com- 
merçans  de  Famagouste. 

Ayant  de  grandes  ressemblances  avec  Saint-Georges  des 
Grecs,  d'un  aspect  lourd  mais  imposant,  cette  église  nous  a  été 
heureusement  conservée  à  peu  près  intacte. 

Elle  se  compose  à  l'intérieur  d'une  nef,  avec  des  bas  côtés  de 
cinq  travées,  d'une  abside  et  de  deux  absidioles.  A  l'extérieur, 
les  bas  côtés  n'ont  pas  de  contreforts.  Au  sommet  des  culées  et 
au-dessus  des  fenêtres  de  la  nef,  on  voit  des  porte-étendards  de 
pierre.  A  l'ouest,  il  y  a  trois  portails  en  tiers-point,  d'une  grande 
simplicité,  et,  au  nord,  un  autre  portail  beaucoup  plus  riche  mais 
sans  doute  remanié.  Il  est  orné  de  feuillage,  de  fruits,  d'un 
animal  fabuleux  au  pied  d'un  cep  de  vigne,  d'un  Saint-Michel 
figuré  sous  les  traits  d'un  ange  et  d'un  autre  ange  tenant  un 
encensoir.  Ces  sculptures  sont  couronnées  d'un  gable  aigu  au 
sommet  duquel,  une  chouette  grise,  l'oiseau  fatidique  par 
excellence,  avait  élu  domicile.  De  son  poste  d'observation,  elle 
regardait  avec  mélancolie^  les  yeux  mi-clos,  le  palais  des  Lusi- 


174 


REVUE    DES    DEUX    MONDESa 


gnan  et  ses  splendeurs  d'antan,  dont  la  ruine  est  pour  toujours 
révolue.  Toutes  ces  magnifiques  e'glises  que  je  viens  de  décrire 
forment  un  ensemble  incomparable  qu'en  aucun  autre  endroit 
du  monde  il  ne  serait  possible  de  rencontrer.  Cet  ensemble  est 
non  seulement  extraordinaire  par  le  nombre  des  monumens, 
par  leur  qualité,  par  l'état  dans  lequel  ils  se  sont  conservés  jus- 
qu'à nous,  si  l'on  songe,  qu'endommagés  par  de  violens  trem- 
blemens  de  terre,  des  sièges  épouvantables,  ils  sont  restés  depuis 
plus  de  trois  cents  ans,  dans  le  plus  complet  état  d'abandon; 
mais  encore  pour  l'étude  du  gothique  ils  offrent  une  abondante 
moisson  de  documens  qu'en  Europe  la  désastreuse  guerre  de 
Cent  ans,  les  nombreuses  luttes  religieuses  et  civiles  nous 
avaient  ravis.; 

Tour  à  tour  nous  voyons  s'épanouir  en  Chypre  les  influences 
les  plus  pures  de  l'Ile-de-France,  de  la  Champagne,  du  Langue- 
doc, de  la  Provence,  auxquelles  se  mêlèrent  plus  tard  le  style 
flamboyant  de  Catalogne  ou  le  style  vénitien.  Si  je  ne  craignais 
d'avancer  une  idée  fantaisiste,  je  dirais  que  c'est  dans  cette  île 
d'Asie  qu'il  faut  venir,  pour  mieux  se  pénétrer  du  charme  de 
nos  Écoles  d'art  d'Occident,  spécialement  de  France;  car  là, 
certains  mélanges  étrangers  ne  font  qu'en  rehausser  la  sobriété 
voulue,  le  goût  impeccable. 

Enfin  et  par-dessus  tout,  cathédrale,  églises  ou  chapelles, 
dorées  par  les  embruns,  les  siècles  et  le  soleil,  se  dressent,  sous 
un  ciel  éperdument  bleu,  sur  de  l'herbe  verte  comme  de  l'éme- 
raude,  dans  un  cadre  indescriptible  de  repos  et  de  solitude.  Il 
semble  que  cherchant  à  obtenir  le  pardon  pour  ce  que  fut  la 
Famagouste  d'autrefois,  il  leur  a  été  permis  de  lui  survivre,  dé- 
gagées des  liens  de  l'humanité,  afin  de  pouvoir  continuer  à  ho- 
norer Dieu,  mais  cette  fois  dans  une  muette  prière. 

Cette  solitude,  ce  silence  les  grandissent,  les  anoblissent 
encore  davantage,  les  rendent  mystérieuses,  et,  si  cette  ville  mer- 
veilleuse était  en  Bretagne,  sans  doute  y  verrait-on,  par  les  som- 
bres nuits  d'hiver,  quand  la  tempête  faisant  rage  déchire  la 
nature  et  couche  violemment  les  ajoncs  jaunes  des  landes,  des 
fantômes,  revêtus  d'étoles,  venant  célébrer  les  saints  offices  sur 
des  autels  de  rêve,  remplaçant  ceux  de  pierre,  à  jamais  disparus. 

Dès  que  Famagouste  eut  pris  de  l'importance,  on  songea, 
naturellement,  à  mettre  ses  richesses  et  sa  population  à  l'abri 
des  convoitises  des  pirates  et  des  nations  étrangères^ 


EN    CHYPRE.  ..  175 

En  1211,  Willebrand  d'Oldenbourg  trouve  ses  défenses  peu 
importantes  et  ce  n'est,  d'après  le  Père  de  Lusignan,  que  sous 
le  règne  d'Henry  II,  de  1285  à  1324,  et  surtout  vers  1310, 
époque  à  laquelle  la  ville  était  au  pouvoir  de  son  frère  l'usurpa- 
teur Amaury,  qu'on  acheva  ses  fortifications  (1),  complétées 
seulement  sous  Pierre  II  en  1372. 

En  1394,  N.  de  Martoni  (2)  écrit  :  «  La  ville  a  des  remparts 
plus  beaux  que  je  n'en  ai  vu  nulle  part  ;  ils  sont  élevés  et  offrent 
sur  tout  leur  circuit  de  larges  boulevards  et  des  tours  hautes  et 
massives.  Jour  et  nuit  les  Génois  gardent  avec  soin  la  cité  par 
peur  du  roi  de  Chypre  ;  ce  soin  est  assuré  avec  une  grande  dis- 
cipline par  sept  cents  soldats  à  la  solde  des  Génois.  »  Ces  boule- 
vards n'avaient  cependant  alors  que  cinq  pas  de  largeur,  les  tours 
quatre  pas  de  diamètre.  Et  il  ajoute  :  «  Le  fort  est  assez  beau  et 
presque  en  entier  dans  la  mer,  à  l'exception  d'un  quart  du  côté 
de  la  ville  ;  dans  ce  quart,  il  y  a  de  beaux  fossés  de  part  et 
d'autre,  que  remplit  l'eau  de  la  mer. 

Ces  remparts,  qu'admirait  Martoni,  n'ayant  plus  de  valeur 
militaire  au  xv^  siècle  à  cause  des  progrès  de  l'artillerie,  il 
fallut  les  reconstruire,  et  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  est 
l'œuvre  des  Vénitiens. 

Ils  ont  été  édifiés  entre  1492  et  1544.  En  1518,  Le  Saige,  de 
Douai  (3),  en  fut  émerveillé  :  «  Les  murailles  de  Famagouste, 
écrit-il,  sont  toutes  nouvelles;  il  y  a  boulleverre  bien  exquis. 
Pour  faire  court  c'est  une  ville  imprenable,  si  il  y  avoit  garni- 
son souffisante.  Mais  il  n'y  a  que  huit  cens  soudards  que  paient 
les  Venissiens.  » 

Il  est  assez  curieux  de  noter,  en  passant,  que  7  à  800  soldats 
formèrent,  pendant  toute  la  durée  de  l'occupation  latine,  la 
garnison  ordinaire  de  Famagouste,  car  nous  retrouvons  ce 
même  nombre  d'hommes  dans  le  récit  du  siège  de  1571,  du 
frère  Ange  Calepin  (4);  à  ce  nombre  il  faut  cependant  ajouter 
200  Albanais  et  3000  citoyens  ou  villageois,  sana  doute  des 
réfugiés  venant  de  la  campagne. 

Ce  siège,  le  dernier  que  la  ville,  bombardée  jour  et  nuit  (elle 

(1)  Enlart,  l'Art  gothique  et  de  la  Renaissance  en  Chypre,  t.  II,  p.  606  et  suiv. 

(2)  Pèlerinage  à  Jérusalem,  1394.  Revue  de  l'Orient  latin,  1895,  t.  III,  p.  617-628. 

(3)  Jacques  Le  Saige,  de  Douai,  p.  135. 

(4)  Description  et  histoire  de  Chypre,  par  le  Père  E.  de  Lusignan,  1580.—  Récit 
de  la  prise  de  Famagouste,  par  le  frère  .\.  Calepin,  de  Cypre,  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  p.  272. 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reçut  plus  de  170  000  boulets  de  fonte),  devait  subir,  fut  atroce. 
Du  21  juin  au  5  août,  l'arme'e  turque,  commandée  par  Mustapha 
Pacha,  donna  six  assauts  terribles  et  entre  ces  assauts,  pour 
mieux  les  préparer,  les  Ottomans  tentèrent  de  faire  tomber  une 
fraction  du  rempart  en  allumant  un  énorme  brasier  qui  brûla 
pondant  quatre  jours.  Sans  cesse  les  assiégés  avaient  à  repousser 
les  travaux  de  mines;  enfin,  après  avoir  mangé  les  chevaux,  les 
ânes,  les  chats,  après  avoir  épuisé  leurs  provisions  de  pain  et 
de  fèves,  les  ,Famagoustains,  accablés  par  les  fatigues  d'alertes 
sans  cesse  renouvelées,  décimés  par  le  feu  et  les  maladies, 
n'ayant  plus  d'eau  potable,  se  rendirent  aux  200  000  hommes  du 
Grand  Seigneur.  On  peut  s'imaginer  ce  que  fut  le  pillage,  si  l'on 
songe  que  parmi  les  soldats  ottamans  se  trouvaient  60  000  aven- 
turiers, venus  avec  l'unique  espoir  de  faire  fortune,  tant  la 
réputation  de  richesse  de  la  ville  s'était  perpétuée  dans  les  ima- 
ginations. 

Nous  avons  vu  plus  haut  qu'au  mépris  de  tous  les  engage- 
mens,  le  malheureux  Bragadino  fut  écorché  vif  ;  sa  peau,  emplie 
de  paille,  après  avoir  été  promenée  par  la  ville,  fut  accrochée  à 
la  vergue  d'une  galère,  qui  alla  montrer  ce  trophée  d'un  nou- 
veau genre  dans  tous  les  ports  de  la  Syrie  et  le  rapporta  ensuite 
à  Constantinople. 

Quelques  années  plus  tard,  les  Véniliens  rachetaient  les 
restes  de  l'infortuné  général  et  les  plaçaient  pieusement  dans 
une  urne,  encore  visible  à  Venise,  dans  l'église  de  Saints-.Iean- 
et-Paul,  où  sont  conservées  les  cendres  des  plus  illustres  et  des 
meilleurs  citoyens  de  la  République. 

Dans  sapresque  totalité,  l'enceinte  de  Famagouste  cstl'œuvre 
de  Giovanni  Sanmicheli  ;  et,  si  elle  n'a  pas,  pour  les  yeux  des 
profanes,  la  poésie,  le  charme,  des  fortifications  de  Rhodes,  au 
point  de  vue  militaire  elle  n'en  constitue  pas  moins  une  œuvre 
de  premier  ordre  ;  car  les  ingénieurs  italiens  étaient,  à  cette 
époque,  d'une  bonne  centaine  d'années  en  avance  sur  les  nôtres. 

Le  périmètre  total  est  d'un  peu  plus  de  3  000  mètres  formant 
un  rectangle  irrégulier,  allongé  du  Nord  au  Sud.  Les  fronts,  en 
partie  taillés  dans  le  roc,  en  partie  construits,  sont  flanqués  de 
bastions  espacés  de  100  à  150  mètres.  Ces  fronts  viennent  se 
souder  les  uns  aux  autres,  aux  angles,  par  d'autres  bastions 
dont  le  plus  important,  parce  qu'il  était  le  plus  exposé,  est 
celui  de  Martinengo,  au  Nord- Est.; 


EN    CHYPRE. 


m 


l 


Il  faut  visiter  ces  casemates,  protégées  par  d'épaisses  couches 
de  béton,  se  rendre  compte  de  la  raison  de  certains  flanquomcns, 
étudier  l'emplacement  de  pièces  d'artillerie,  pour  comprendre 
ce  que  fut  la  science  consommée  des  ingénieurs  italiens  de  la 
Renaissance.  Et  pour  bien  l'apprécier,  deux  promenades  sont 
nécessaires  :  l'une,  h.  l'intérieur  sur  le  chemin  de  ronde,  et 
l'autre,  sur  les  glacis  ou  dans  le  fossé.  Peut-être,  en  quelque 
endroit,  y  a-t-il  un  angle  mort,  mais  je  n'en  ai  pas  trouvé. 

Une  seule  porte,  celle  de  Limassol,  au  millésime  de  1854, 
sur  le  front  de  terre,  permet  d'entrer  dans  la  ville. 

Autrefois,  une  autre  porte,  datant  de  1496,  s'ouvrait  sur 
la  mer;  mais,  depuis  quelques  années,  les  Anglais  en  ont  percé 
une  troisième. 

A  l'angle  sud-est  se  trouvait,  relié  à  la  mer  par  une  porte 
d'eau,  le  bassin  de  l'arsenal  maintenant  recouvert  de  terre  et 
transformé  en  jardins,  dans  lesquels  poussent  des  orangers, 
des  mandariniers  et  des  grenadiers. 

A  l'angle  nord-est,  lui  faisant  pendant,  il  y  a  le  château  ou, 
pour  mieux  dire,  le  fort.  On  pénètre  à  l'intérieur  par  une  porte 
en  plein  cintre,  ornée  du  lion  de  Saint-Marc  et  portant  cette 
inscription:  Nicalao  Foscareno  Cypri Praefecto  MCCCCLXXXXF. 

Ce  fort  rappelle,  et  par  sa  situation  et  par  les  différentes  mo- 
difications qu'apportèrent  à  sa  défense  les  Vénitiens,  le  château 
de  Cérines  que  nous  visiterons  plus  tard. 

Le  noyau  date  de  1310,  mais  h  l'époque  de  Sanmicheli,  il 
fut  renforcé  et  complètement  transformé. 

Ilustré  par  sa  véritable  histoire,  le  château  de  Famagouste 
ne  l'a  pas  moins  été  par  les  tragiques  amours  de  Desdemone  et 
d'Othello,  le  more  de  Venise,  dont  Shakspeare  avait  fait  un 
gouverneur  de  Chypre.  Et,  là  encore,  la  légende,  se  mêlant  h  la 
vérité,  contribue  à  faire,  de  cette  ville  extraordinaire,  un  des 
sites  les  plus  captivans  du  monde. 

En  sortant  par  la  porte  de  Limassol,  une  route  bordée  de 
pins,  d'eucalyptus,  de  mimosas  aux  senteurs  exquises,  et  qui 
sont,  au  printemps,  jaunes  comme  de  l'or,  conduit  vers  le  bourg 
de  Varosia  n'offrant  aucun  intérêt,  sauf  celui  de  pouvoir  s'y 
loger. 

La  vieille  Famagouste  s'anime  cependant  quelque  peu, 
annuellement,  pendant  les  derniers  jours  de  mars,  au  moment 
du  grand  marché  d'animaux,  qui  se  tient  en  dehors  de  la  ville.i 

TOME    XVll,    1913.  12 


i78  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Dès  l'avant-veille  et  la  veille,  de  longues  files  de  paysans 
conduisant  des  chameaux,  des  ânes,  des  mulets,  venant  de 
toutes  les  parties  de  l'île,  convergent  vers  le  champ  de  foire, 
où  ils  se  rencontrent  avec  des  acheteurs,  arrivant  de  la  côte 
d'Asie. 

Les  femmes  musulmanes,  ces  modernes  recluses,  vêtues  de 
robes  voyantes,  assises  à  l'e'cart  sur  les  talus  des  remparts,  con- 
templent avidement  ce  tohu-bohu  d'hommes,  d'animaux,  de 
marchands  ambulans,  annonçant  à  grands  cris  leurs  marchan- 
dises. Tous  les  groupes  sont  autant  de  tableaux  pittoresques  et 
charmans  :  ici,  voici  des  bédouins  venus  des  de'serts  d'Alep  et 
tentant  d'acheter  des  animaux  avec  l'aide  d'un  grand  nègre  qui 
leur  sert  d'interprète.  Plus  loin,  ce  sont  des  Syriens,  s'aperce- 
vant  après  coup  d'un  marché  désavantageux,  cherchant  à  rendre, 
mais  souvent  sans  succès,  des  animaux  maquignonnés.  Et,  à  ce 
rendez-vous  de  tant  de  races  différentes,  viennent  s'ajouter  les 
romanichels  ou  Gypsies  de  Chypre,  diseurs  de  bonne  aventure, 
vanniers,  marchands  d'animaux  et,  entre  temps,  un  peu  voleurs, 
mais  uniquement  pour  ne  pas  faire  mentir  leur  ancienne  répu- 
tation, car,  dès  le  temps  du  Père  de  Lusignan,  ils  étaient  déjà 
considérés  comme  tels. 

Les  historiens  ne  mentionnent  la  présence  des  romanichels, 
en  Chypre,  qu'à  partir  des  xv^  et  xvi*  siècles;  de  nos  jours,  ils 
forment  un  groupe  de  cinq  à  six  cents  individus,  errant  à  tra- 
vers l'ile  comme  le  font  ailleurs  leurs  frères  d'Europe  ou  leurs 
pères  de  l'Inde. 

Pour  dire  au  revoir  ou  peut-être  adieu  à  Famagouste,  il 
faut  aller,  au  moment  du  coucher  du  soleil,  sur  le  rempart  lon- 
geant la  mer.  C'est  là  que,  tous  les  jours,  je  finissais  mes  après- 
midi. 

A  cette  heure,  le  port  est  encore  plus  calme  qu'il  ne  l'est  en 
d'autres  temps.  Cinq  ou  six  barques  seulement  y  sommeillent, 
amarrées,  attendant  un  chargement,  et  les  rares  ouvriers  des 
quais  sont,  depuis  longtemps,  partis.  Au  loin,  vers  le  Levant, 
dans  la  direction  de  la  Syrie,  s'étend  la  mer,  mauve  à  ces 
heures,  unie  comme  un  miroir,  n'ayant  pas  une  voile  à  l'hori- 
zon pour  l'animer,  m 

A  l'Occident,  au   contraire,   c'est  la  féerie  des  couchers  de  i- 

soleil  des  pays  d'Orient.  Sur  le  ciel  rose  d'abord,  puis  d'un 
rouge  feu,  ce  sont  les  dattiers  aux  troncs  grêles,   aux  palmes 


EN    CHYPRE.  ■'  ITJ 

retombantes,  qui  se  silhouettent  en  noir  bleuté  ;  c'est  Saint- 
Georges  des  Grecs,  ce  sont  d'autres  églises  en  ruines,  c'est  Saint- 
Nicolas  surtout,  d'un  roux  doré,  s'assombrissant  progressive- 
ment avec  le  déclin  du  jour  et  devenant  comme  une  sorte  de 
monolithe  fantastique,  d'un  brun  violacé. 

Rapidement,  la  lumière  diminue,  les  détails  s'estompent, 
puis,  la  nuit  se  faisant,  l'étoile  du  berger,  suivie  de  bien  d'autres, 
apparait. 

Et  au  milieu  du  grand  apaisement  des  soirs,  planant  silen- 
cieusement au-dessus  de  la  ville  depuis  des  siècles  endormie, 
monte  lentement  comme  une  voix  d'enfant,  tant  est  grand 
l'espace  qu'elle  a  à  remplir,  la  voix  du  muezzin  annonçant  la 
prière. 
r  Jadis,  le  son  des  cloches  de  ces  mêmes  tours,  h  cette  même 

heure,  appelait,  pour  V Angélus,  le  peuple  exubérant  de  vie  d'une 
cité  fameuse,  et  il  m'a  semblé,  en  écoutant  de  toutes  mes  oreilles, 
qu'à  cet  instant  toujours  solennel  de  la  fin  du  jour,  l'Orient  se 
symbolisait  dans  la  voix  du  muezzin  appelant,  pour  l'Adhân, 
au-dessus  des  ruines  accumulées,  une  humanité  tombée  en 
léthargie...! 

Comte  Jean  de  Kergorlay,] 


a 


LE    ^CHARTISME" 


SOCIALISME  ANGLAIS  DE  1830-1848 


En  deux  volumes  très  imposans  M.  Edouard  Dolléans,  déjà 
très  connu  et  très  honorablement  par  ses  études  sur  le  père  du 
socialisme  européen,  Owen,  nous  donne  l'histoire  du  Chartisme 
anglais.  Le  Chartisme  fut  un  mouvement  socialiste  qui  va  de 
1830  à  1848.  Son  nom  lui  a  été  donné  longtemps  après  sa  nais- 
sance et  ses  premiers  agissemens  par  un  projet  de  loi,  dit  Charte 
du  peuple,  adressé  en  1838  aux  associations  ouvrières  par  la 
Working  Men's  Association  de  Londres  et  qui  (plutôt  démocra- 
tique que  socialiste  en  apparence)  proposait  simplement  ces  six 
articles  :  Annualité  du  Parlement;  suffrage  universel;  égalité 
des  districts  électoraux;  abolition  du  cens;  vote  au  scrutin 
secret;  membres  du  Parlement  payés. 

Mais  cette  charte  était  un  programme  des  moyens  et  non  des 
desseins  et  du  but.  Le  but  était  d'arriver  par  la  démocratie  au 
socialisme,  par  le  système  parlementaire  démocratisé  à  l'affran- 
chissement de  la  classe  ouvrière.  La  réforme  politique  n'était 
dans  les  idées  des  Chartistes  que  l'instrument;  l'œuvre  c'était 
l'avènement  de  la  plèbe  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  et  .^ 

c'est  relativement  à  ces  formes  qu'ils  discutèrent,  qu'ils  hésitèrent 
et  que  finalement  ils  ne  réussirent  ni  à  s'accorder,  ni,  par  consé- 
quent, à  faire  œuvre.; 

Les  chefs  du  parti  chartiste  furent  Lowett,  Bronterre  O'Brien, 
Benlow,  O'Gonnor,  d'autres  en  sous  ordre  ou  en  arrière  plan. 

Lowett,  esprit  très  net,  très  sensé,  très  sage,  secrétaire  de  la 
Working  Men's  Association  et  rédacteur  de  la  Charte  du  peu- 


LE    «    GHARTISME.     » 


181 


pie,  semble  avoir,  au  fond  de  lui-même,  he'sité  sur  le  but  précis 
du  mouvement  que  quelque  temps  il  dirigea  et  n'avoir  jamais 
bien  su  s'il  était  associationniste,  syndicaliste,  ou  communiste, 
ou...  Au  fond,  il  était  «  possibiliste,  »  comme  on  disait  il  y  a 
trente  ans,  et  c'est-à-dire  opportuniste  prolétarien.  Le  possibi- 
liste est  surtout  un  homme  convaincu  de  l'impossibilité  de  la 
plupart  des  choses  qu'il  désire. 

Ce  n'est  pas  avec  ce  caractère  qu'on  dirige  longtemps  un 
mouvement  populaire,  c'est  avec  le  caractère  contraire.  Lowett 
fut,  assez  vite,  je  dirai  dépassé  de  tous  les  côtés  et  ne  fut  plus 
que  l'observateur  désabusé  du  mouvement  qui  échappait  à  ses 
mains. 

Bronterre  était  au  fond  dans  les  idées  ou,  si  vous  aimez  mieux, 
dans  la  mentalité  générale  de  Lowett;  mais  ses  premières  dé- 
clarations avaient  été  plus  radicales,  plus  révolutionnaires  que 
celles  de  Lowett. 

Très  féru  de  Robespierre  et  de  Babeuf,  il  fut  le  premier  peut- 
être  (car  on  ne  sait  jamais)  a  trouver  la  célèbre  formule  de  Prou- 
dhon  :  «  la  propriété,  c'est  le  vol.  »  Il  dit  :  «  La  propriété  au 
sens  moderne  du  mot  signifie  le  droit  que  possède  A  de  prélever 
en  vertu  de  la  loi  sa  part  sur  le  produit  de  B,  la  loi  ayant  été 
faite  exclusivement  par  A,  et  ceci,  bien  entendu  sans  le  consen- 
tement de  B  et  sans  lui  donner  un  équivalent.  C'est  le  sens 
moderne  de  la  propriété.  Attaquer  la  propriété  c'est  donc  atta- 
quer le  vol.  » 

Il  était  également  disciple  de  Rousseau  et  aussi  de  Morelly.^ 
Il  croyait  à  un  état  de  nature  où  la  terre  n'était  à  personne  et 
où  les  fruits  étaient  à  tous  et,  ce  qui  est  bien  Anglais,  il  faisait 
intervenir  Dieu  dans  la  question,  ce  que  ne  faisaient  ni  Rousseau 
ni  Morelly  :  «  Personne,  fùt-il  fou  ou  fripon,  n'osera  nier  que  dans 
l'état  de  nature  les  matières  premières  appartiennent  également 
à  tous  les  hommes.  Affirmer  le  contraire  serait  affirmer  aussi 
que  Dieu  a  les  caprices  d'un  despote  et  qu'il  distribue  ses 
faveurs  sans  considérer  aucunement  la  justice  ni  le  besoin  de 
ses  créatures.  » 

Il  avait  des  distinctions  très  spécieuses  et  très  ingénieuses 
entre  les  propriétaires  et  les  criminels  ordinaires  et  de  second 
ordre  :  «  Il  est  incontestable  que  les  usurpateurs  du  sol  et  les 
capitalistes  doivent  être  distingués  des  autres  malfaiteurs.. ti 
Nous  devons  nous  passer  du  logement,  du  boire  et  du  manger  si 


182 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


/ 


nous  n'acceptons  pas  les  conditions  arbitraires  du  propriétaire 
foncier  et  du  capitaliste...  Les  maux  commis  par  les  criminels 
vulgaires  sont  généralement  superficiels  et  éphémères  dans 
leurs  effets.  L'homme  qui  vole  ma  montre  ou  pille  ma  maison 
me  cause  un  dommage  que  je  peux  réparer  au  prix  du  travail, 
qui  me  permettra  d'acheter  une  autre  montre  ou  les  objets  dont 
on  a  dépouillé  ma  maison.  Mais  ceux  qui  volent  à  un  peuple 
son  territoire,  le  dépouillent  d'un  bien  inestimable,  d'un  bien 
dont  la  valeur  ne  pourrait  être  égalée  par  tout  le  travail  du 
monde.  Ce  n'est  pas  seulement  un  vol  à  l'égard  de  la  génération 
actuelle,  mais  un  vol  à  l'égard  de  toutes  les  générations  futures; 
car  c'est  dépouiller  toute  la  postérité  des  déshérités  de  leurs 
droits  légitimes  à  une  part  des  élémens  constitutifs  de  la  richesse 
que  Dieu  a  créée  également  à  l'usage  de  tous.   » 

Telles  étaient  les  déclarations  initiales  de  Bronterre  O'Brien, 
qui,  enfant  prodige,  surchargé  de  succès  scolaires,  était  surtout 
un  littérateur  et  qui,  comme  tous  les  littérateurs  doués  de  la 
facilité  d'élocution,  ont  sur  les  foules  une  force  d'influence  et 
une  prise  que  les  «  scientifiques  »  les  plus  dénués  de  préjugés 
et  les  plus  inconsciencieux  ne  doivent  pas  se  flatter  d'acquérir 
jamais.  Ceci  est  à  l'éloge  de  la  science. 

Bronterre  eut  d'immenses  succès  oratoires  et  longtemps  une 
véritable  autorité  sur  son  parti.  Il  se  trouva  plus  tard  comme 
enchaîné  par  son  passé  et  comme  parqué  dans  son  moi  de  la 
veille.  Ayant  affirmé  dans  les  commencemens  qu'il  y  avait  anti- 
nomie irréductible  et  hostilité  fatale  entre  les  classes  moyennes 
et  les  classes  populaires,  il  crut  se  devoir  ou  devoir  à  son  parti, 
de  le  répéter  alors  qu'il  le  croyait  moins  ou  qu'il  ne  le  croyait 
plus  du  tout.  D'où  il  advint  que  l'accent  n'y  était  plus  et  qu'on 
av.-iit  en  lui  moins  de  confiance  que  s'il  avait  exprimé  sa  non- 
velle  créance.  On  n'a  guère  le  choix,  du  reste,  et,  en  politique,  il 
faut  non  seulement  dire  toujours  la  même  chose;  mais  croire 
toujours  la  même  chose,  puisque,  si  l'on  dit  ce  que  l'on  a  été 
amené  à  croire  après  avoir  cru  autre  chose,  on  est  accusé  de 
trahison,  et,  puisque,  si  l'on  dit  encore  ce  que  l'on  ne  croit 
plus,  on  ne  peut  pas  ne  pas  laisser  voir  qu'on  le  croit  moins. 

Benbow  était  moins  humaniste  que  Bronterre  O'Brien.  C'était 
un  simple  cabaretier  et  qui  fut  quelquefois  très  soupçonné  de 
chercher  dans  la  propagande  socialiste  l'intérêt  surtout  de  son 
comptoir.  Mais  c'est  un  inventeur  et  un  inventeur  est  toujours, 


LE    «    CHARTISME. 


183 


même  pour  la  postérité,  un  personnage  très  considérable.  Ben- 
bow  est  l'inventeur  du  «  mois  sacré;  »  et  le  mois  sacré  c'est»  la 
grève  générale.  »  Cessation  pendant  un  mois  de  tout  travail 
dans  la  classe  productrice,  et  par  ce  moyen,  et  c'est-à-dire  par 
la  famine,  réduction  de  la  classe  possédante  à  une  capitulation 
totale,  tel  est  le  grand  projet  de  Benbow.  Puisque  depuis  si  long- 
temps les  pauvres  ont  nourri  les  riches,  les  riches  doivent  pen- 
dant un  mois  nourrir  les  pauvres  d'une  partie  au  moins  de  leur 
capital  accumulé.  Mais  cela  ne  suffira  pas.  Pendant  le  mois 
sacré  le  peuple  par  son  congrès,  composé  de  ses  délégués,  se  fera 
législateur  et  il  légiférera  de  telle  sorte  que,  quand  il  se  remettra 
au  travail,  tous,  cette  fois,  devront  s'y  mettre.  Et  il  y  a  à  remar- 
quer ceci,  c'est  qu'à  cette  condition  et  dans  ces  conditions  le 
travail  sera  aboli  :  «  Tout  homme  doit  être  mis  au  travail  et 
alors  le  travail  deviendra  si  léger  qu'il  ne  pourra  pas  être  consi- 
déré comme  un  travail,  mais  comme  un  exercice  salutaire. 
Peut-il  rien  y  avoir  de  plus  humain  que  l'objet  de  notre  glorieux 
jour  de  fête  qui  est  d'obtenir  pour  tous,  avec  la  moindre 
dépense,  la  plus  large  somme  de  bonheur?  » 

M.  Dolléans  rapproche  de  ce  manifeste  de  Benbow  les  dis- 
cours de  M.  Aristide  Briand  sur  la  grève  générale  et  fait  remar- 
quer d'abord  les  ressemblances  frappantes  des  deux  langages  et 
ensuite  des  différences  assez  notables.  Pour  Benbow,  comme  on 
l'a  vu,  la  grève  universelle  est  une  panacée.  Pour  M.  Aristide 
Briand,  elle  n'est  qu'un  des  moyens  par  lesquels  le  prolétariat 
peut  faire  capituler  le  capital  et  il  recommande  celui-ci  sans 
répudier  les  autres:  «...Le  principe  de  la  grève  générale  a  détruit 
l'égoïsme  chez  l'ouvrier.  On  ne  considère  plus  la  grève  comme 
une  lutte  contre  le  patron  ;  mais  comme  une  arme  sociale  contre 
la  société  capitaliste.  La  grève  générale  n'empêche  pas  le  suf- 
frage universel  ;  la  grève  générale  est  un  fusil  ;  c'est  une  arme 
de  plus;  voilà  tout.  Une  souris  qui  n'a  qu'un  trou  est  bientôt 
prise;  l'ouvrier  a  un  fusil,  mais  il  peut  rater;  qu'il  en  ait  un  de 
rechange...  La  grève  générale,  ce  serait  la  révolution;  mais  la 
révolution  sous  une  forme  qui  donne  aux  travailleurs  plus  de 
garanties  que  celles  du  passé  en  ce  sens  qu'elle  les  expose  moins 
aux  surprises  toujours  possibles,  des  combinaisons  exclusivement 
politiques...  Nos  militans  comprennent  que  la  Révolution  de 
demain  ne  peut  plus  être  efficacement  tentée  par  les  vieux  pro- 
cédés révolutionnaires.  Non  pas,  camarades,  que  je  les  réprouve. 


184 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Je  suis  de  ceux  qui  se  feront  toujours  scrupule  de  décourager 
les  bonnes  volontés  sous  quelque  forme  qu'elles  se  manifesfent. 
Allez  à  la  bataille,  si  vous  le  jugez  bon,  avec  le  bulletin  de  vote, 
je  n'y  vois  rien  à  redire;  j'y  suis  allé,  moi,  comme  électeur  et 
comme  candidat  ;  j'y  suis  allé  comme  candidat  et  j'y  retournerai 
demain.  Allez-y  avec  des  piques,  des  sabres,  des  pistolets,  des 
fusils  ;  loin  de  vous  désapprouver  je  me  ferai  un  devoir,  le  cas 
échéant,  de  prendre  ma  place  dans  vos  rangs.  Mais  ne  décou- 
ragez pas  les  travailleurs  quand  ils  tentent  de  s'unir  pour  une 
action  qui  leur  est  propre,  à  l'efficacité  de  laquelle  ils  ont  les 
plus  sérieuses  raisons  de  croire...  » 

La  différence  entre  ces  deux  langages  n'est  guère  que  celle-ci, 
que  M.  Briand  admet  plusieurs  moyens,  tout  en  recommandant 
particulièrement  celui  de  la  grève  universelle,  tandis  que  Ben- 
bow  recommande  uniquement  celui-ci,  («  sedens  bellum  confî- 
ciet  »)  et  dit  avec  conviction  :  «  N'en  ayons  qu'un  ;  mais  qu'il 
soit  bon.  » 

Mais  le  héros  brillant,  étincelant  et  fastueux  du  Ghartisme 
fut  un  très  grand  seigneur,  un  membre  de  la  plus  haute  aristo- 
cratie, un  Graccus  ou  un  Mirabeau  insulaire,  le  très  intéres- 
sant et  très  curieux,  à  quelques  égards  très  sympathique, 
Feargus  0'  Connor.  Il  était  ou  se  disait,  et  il  n'y  a  pas  de  raison 
très  décisive  de  le  démentir,  descendant  de  Roderic  0'  Connor, 
roi  d'Irlande.  En  tout  cas  il  était  bien  fils  de  Roger  O'Connor  et 
neveu  d'Arthur  0'  Connor.  Roger  et  Arthur  s'étaient  mêlés  à 
l'agitation  irlandaise  de  la  fin  du  xviii^  siècle.  Arthur,  exilé 
en  France  en  1803,  avait  été  fort  bien  accueilli  par  le  Pre- 
mier Consul  et  nommé  par  l'Empereur  général  de  division., 
Il  avait  épousé  Elisa  de  Condorcet,  la  fille  de  l'écrivain  philo- 
sophe et  s'était  retiré  dans  le  Loiret,  au  château  de  Bignon,  où 
était  né  Mirabeau.  Roger,  père  de  Feargus,  était  resté  en  Grande 
Bretagne  où  il  avait  mené  une  vie  semée  d'incidens  aventureux. 

Feargus  O'Connor,  député  de  Cork  en  1832,  était,  je  ne  veux 
pas  dire  le  modèle,  mais  le  type  de  l'orateur  populaire.  Véhé- 
ment, emporté,  abondant,  inépuisable,  essentiellement  théâtral, 
s'embarrassant  peu  des  contradictions  les  plus  évidentes  et  des 
palinodies  les  plus  manifestes,  pathétique,  déclamatoire,  per- 
sonnel et  se  racontant  et  s'épanchant  et  se  louant  sans  cesse,  ce 
qui  est  un  moyen  aussi  puissant  d'action  sur  les  foules  qu'il 
est  insupportable  aux  cultivés,  il  put  se  croire  longtemps  et  il 


LE    «    CHARTISME.    »  185 

fut  en  vérité  très  longtemps  l'idole  du  peuple  ou  d'une  partie 
très  considérable  du  peuple  anglais.  Il  était  un  admirable  artiste 
en  persuasion  par  le  pathétique.  11  avait  du  prophète  et  du  tra- 
gédien. Il  eût  été  admirable  à  jouer  le  rôle  d'Antoine  dans  le 
Jules  César  de  Shakspeare.  Il  savait  vivre  tellement  de  l'âme 
même  de  l'auditoire  qu'il  disait  toujours  juste  ce  que  son  audi- 
toire désirait  qu'il  dit  et  allait  lui  soufller.  La  communication 
entre  lui  et  la  foule  était  d'inspiratrice  à  inspiré  et  quand  il 
était  devant  elle  il  y  avait  deux  suggestionnés  et  entre  elle  et 
lui  une  harmonie  préétablie  qui  ne  cessait  point. 

«  Quel  est  l'homme  du  monde,  disait-il,  qui  peut  se  réjouir 
plus  que  moi  de  la  perspective  du  succès?  Puisque  j'ai  été  l'ins- 
trument principal  et  le  créateur  du  mouvement,  quel  est  l'homme 
qui  peut  s'intéresser  davantage  à  son  heureuse  et  rapide  réussite? 
Je  suis  un  otage  entre  les  mains  des  classes  laborieuses  aux- 
quelles je  dois  prouver  ma  sincérité.  N'ai-je  pas  plus  d'une  fois 
promis  au  peuple  que  je  conquerrais  le  suffrage  universel  ou 
que  je  mourrais  dans  la  lutte?  Toutes  les  minutes  de  mon 
existence,  depuis  les  origines  de  l'agitation,  ont  été  un  lourd 
fardeau  et  ma  vie  aurait  pu  être  obtenue  à  bon  marché,  n'eût 
été  que  je  croyais  que  le  peuple  y  attachait  quelque  prix.  Depuis 
le  6  août,  depuis  que  nous  avons  fait  alliance  avec  les  hommes 
de  Birmingham  et  autres  traîtres,  toute  parole  prononcée  par 
quelqu'un  des  chasseurs  de  popularité  m'a  été  attribuée  et  lors- 
qu'ils ont  été  attaqués,  ne  les  ai-je  pas  défendus  au  péril  de 
ma  vie?...  Si  Birmingham  est  mis  à  feu,  la  presse  m'en  rend 
responsable.  Si  des  émeutes  ont  lieu,  toutes  les  responsabilités 
sont  placées  sur  mes  épaules.  Tout  cela  et  plus  encore,  je  suis 
prêt  à  le  supporter  plutôt  que  d'aff'aiblir  la  cause.  Ma  vie 
elle-même  dépend  du  succès  de  la  cause.  Si  je  déserte  ou  si  je 
tergiverse,  aucun  assassin  ne  méritera  mieux  la  mort  et  aucun 
homme  ne  sera  plus  sûr  de  la  recevoir  immédiatement.  N'ai-je 
donc  pas  dès  lors  le  droit  de  donner  des  avis  et  des  conseils  à  ceux 
au  service  de  qui  j'ai  travaillé  comme  jamais  auparavant  n'a 
travaillé  aucun  homme?  Certes.  Et  ne  vous  méprenez  pas  main- 
tenant sur  mes  paroles:  car  si  le  peuple  persévère, je  serai  avec 
lui  à  l'endroit  du  plus  grand  danger.  Mais  je  ne  suis  pas  homme 
à  rester  honteusement  tranquille  lorsque  la  plus  glorieuse 
de  toutes  les  causes,  la  cause  de  la  liberté,  est  mise  en  péril  par 
une  fausse  démarche..^  » 


186 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Il  semble  n'avoir  pas  manqué  de  finesse  diplomatique  et 
M.  Dolléans  remarque  que  plaidant  toujours,  non  pas  le  pour  et 
le  contre,  mais  la  diversité  des  moyens,  il  se  ménaj^e  la  ressource, 
pour  plus  tard,  quelque  tactique  qui  soit  adoptée,  de  pouvoir 
toujours  dire  et  prouver  par  une  citation  d'un  de  ses  discours 
qu'il  a  été  le  premier  à  l'imaginer  et  à  l'introduire. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  avait  toujours  raison  par 
la  force  de  cette  opinion  qu'il  avait  enfoncée  dans  l'esprit  du 
peuple  qu'il  aurait  toujours  raison. 

Ce  qu'il  n'avait  pas,  c'était  l'esprit  de  direction  suivie  ;  et 
planant  toujours  au-dessus  des  sous-chefs  de  parti,  il  ne  les  for- 
çait pas  à  le  suivre  par  la  rigidité  d'un  plan  arrêté,  de  sorte  que 
les  discussions  se  multipliaient  comme  au-dessous  de  lui  sans 
l'atteindre,  sans  l'entamer,  du  moins  fort  peu,  mais  sans  qu'il 
put  empêcher  qu'elles  existassent.  Il  présida  toujours  et  ne 
dirigea  jamais,  du  moins  complètement.  Il  était  la  voix  plutôt 
que  l'àme  d'un  parti  qui  eut  plusieurs  âmes. 

De  là  l'incohérence  d'un  mouvement  politique  qui  pour- 
suivit plusieurs  buts  successifs,  qui  fut  révolutionnaire  paci- 
fique et  qui  fut  (émeutes  de  Birmingham,  1839)  révolution- 
naire belliqueux;  qui  fut  solidariste  (syndicaliste,  comme  nous 
disons  maintenant),  qui  fut  individualiste  et  qui  finit  par  être 
communiste;  qui  s'épuisa  et  en  variations  et  en  discussions, 
remuant  du  reste  toutes  les  idées  et  préparant  l'avenir  ;  mais,  à 
s'en  tenir  à  son  histoire  propre  et  à  ce  qu'il  a  été  par  lui-même, 
tournant  en  cercle  et  ne  prenant  jamais  une  conscience  nette  et 
profonde  de  lui-même. 

Après  quinze  ou  seize  ans  d'existence  ou  d'efforts  pour 
exister,  le  parti  n'était  plus  qu'une  maison  divisée  qui  devait 
périr  si  elle  n'était  déjà  morte,  c'est-à-dire  désorganisée. 

Bronterre  n'était  plus  qu'un  individu,  toujours  fidèle  à  sa 
doctrine  définitive,  qui  était  la  nationalisation  du  sol;  mais 
isolé,  s'obscurcissant  dans  une  existence  de  conférencier  peu 
rétribué  et  peu  suivi. 

Lovett  était  devenu  complètement  étranger  au  parti  et  se 
consacrait  à  des  œuvres  scolaires. 

Feargus  O'Connor  se  débattait  dans  des  questions  d'argent 
très  embrouillées,  perdait  peu  à  peu  la  lucidité  de  son  intelli- 
gence et,  recueilli  à  l'asile  du  docteur  Tuke,  mourait  fou 
en  1855. 


LE    «    CHARTISME.     » 


187 


Ce  mouvement  confus  et  violent  n'en  est  pas  moins  très 
inte'ressant  à  étudier  et  très  instructif.  Il  est  quelque  chose 
comme  le  balbutiement  précipite'  et  quelquefois  furieux  d'un 
colosse  encore  enfant.  En  l'étudiant  et  en  l'exposant  avec 
une  lucidité  remarquable  et  avec  une  impartialité  .  de  vrai 
historien,  quoique  sans  sympathie,  M.  Dolléans  nous  a  fait  con- 
naître un  chapitre  jusqu'ici  très  obscur  et  de  l'histoire  du  socia- 
lisme universel  et  de  l'histoire  du  Royaume-Uni.  Il  nous  a  fait 
connaître  la  gestation  laborieuse  et  tourmentée  du  syndicalisme 
anglais;  son  ouvrage  assurément  comble  une  lacune,  si  tant 
est  qu'il  ne  fasse  pas  un  pou  plus  que  la  combler.  Malgré  sa 
longueur,  ou  à  cause  d'elle,  (atténuée  du  reste  par  la  vivacité 
dramatique  du  récit),  il  y  manque  un  «  index  des  noms  et  des 
choses,  ))  indispensable  pour  se  retrouver  dans  une  histoire  si 
touffue,  et  l'indication  dans  le  haut  dos  pages  de  l'année  où 
l'on  est.  Avec  les  «  le  6  août,  le  17  septembre,  le  24  octobre  » 
de  M.  Dolléans,  il  faut  remonter  soixantes  pages  pour  savoir  de 
quelle  année  est  ce  17  septembre  ou  ce  24  octobre.  —  Je  n'ai 
vraiment  aucune  autre  plainte  à  adresser  à  ce  très  bon  narra- 
teur et  à  cet  excellent  débuter  qu'est  M.  Edouard  Dolléans., 


Emile  Faguet.- 


HEURES  D'ITALIE 


Aï  PAYS  DES  PEINTRES  VÉNITIENS 


I.    —   UDINE 

«  TJdine  est  une  belle  ville,  »  déclare  Chateaubriand,  qui  y 
remarqua  surtout  le  Municipe  et  son  portique  imité  du  Palais 
des  Doges.  L'auteur  des  Mémoires  d' Outre-tombe  a  raison;  et  je 
m'étonne  qu'elle  soit  si  peu  connue,  cette  délicieuse  cité,  perle 
du  Frioul,  qui  offre  généreusement  tant  de  merveilles  à  ses  hôtes  : 
un  aspect  infiniment  séduisant,  une  des  plus  jolies  places  d'Italie, 
une  situation  incomparable  au  centre  de  la  plaine  vénitienne, 
de  bons  peintres  locaux  et  l'une  des  plus  complètes  collections 
de  Tiepolo  qui  soient.  Les  touristes  allemands  et  autrichiens, 
qui  descendent  à  Venise  par  la  ligne  de  Pontebba,  s'arrêtent 
parfois  àUdine,  entre  deux  trains  ou  pour  y  passer  la  nuit;  mais 
qu'ils  sont  rares  les  Français  qui  prirent  la  peine  d'aller  jusqu'à 
ellel  Chateaubriand  ne  la  vit  que  parce  qu'il  dut  se  rendre  à 
Prague  pour  y  rejoindre  Charles  X.  D'ordinaire,  nos  compatriotes, 
retenus  par  les  charmes  de  Venise,  ne  la  quittent  qu'au  dernier 
moment,  quand  sonne  l'heure  du  retour.  Moi-même,  si  curieux 
pourtant  des  moindres  coins  d'Italie,  qui,  tant  et  tant  de  fois,  ai 
parcouru  cet  adorable  Veneto  qu'empourpre  l'automne,  jamais 
encore  je  ne  m'étais  résolu  à  dépasser  Conegliano  et  à  prendre 
les  quelques  journées  nécessaires  pour  visiter  le  Frioul  et  sa 
capitale. 

Cette  année,  je  me  suis  décidé.  Débarqué  à  Udine  un  soir  de 


AU    PAYS    DES    PEINTRES    VENITIENS. 


189 


septembre,  j'ai  éprouvé  le  lendemain  cette  joie,  si  douce  aux 
vrais  voyageurs,  de  l'éveil  dans  une  ville  que  l'on  ne  connaît  pas, 
mais  que  l'on  sait  pleine  de  promesses.  La  veille,  un  omnibus 
aux  vitres  tremblotantes  a  suivi  des  rues  mal  pavées  et  à  peine 
éclairées  ;  on  a  aperçu  les  vagues  silhouettes  de  monumens  qu'on 
essaie  d'identifier  d'après  le  plan  du  Bœdeker;  mais,  en 
somme,  toutes  les  surprises  de  la  découverte  restent  encore. 
Certes,  celles-ci  ne  sont  pas  toujours  agréables,  et,  souvent,  le 
premier  contact  avec  la  ville  nouvelle  déçoit;  ce  n'est  que  peu 
à  peu  qu'on  en  goûte  les  séductions  discrètes.  Ici,  la  révéla- 
tion fut  immédiate.  L'arrivée  sur  la  petite  place  baignant  dans 
la  lumière  matinale,  la  montée  au  Gastello,  et,  du  haut  de  l'es- 
planade, la  vue  circulaire  sur  l'immense  cercle  de  la  plaine 
frioulienne  déployée  autour  d'Udine  comme  un  double  éventail, 
compteront  à  jamais  dans  mes  souvenirs  pourtant  si  riches  en 
impressions  de  ce  genre. 

Au  sortir  de  l'hôtel,  je  n'avais  trouvé  qu'une  ville  sans  grand 
caractère,  propre  et  animée,  avec  de  larges  voies  bordées  d'ar- 
cades et  de  maisons  où  s'affirme  le  style  vénitien;  mais,  brus- 
quement, au  tournant  d'une  rue,  j'ai  débouché  sur  la  place  que 
je  cherchais.  Je  la  savais  belle  :  je  ne  l'imaginais  point  si  ma- 
gnifique. Entourée  de  palais  et  de  portiques,  ornée  de  statues  et 
de  colonnes,    dominée  par  la   haute  masse   du    château,   d'où 
qu'on  la  regarde,    son    aspect  est  des  plus  pittoresques.   Tout 
s'arrange  à  merveille;  rien  ne  fait  surcharge.  Et  pourtant,  sur 
un  espace  des  plus  réduits,  il  y  a  :    d'un  côté,  une  galerie  du 
XVI®  siècle,  dite  Loggia  di  San  Giovanni,  et  une  Tour  de  l'hor- 
loge dans  le  goût    de  celle  de  Venise;  au    milieu,    une   jolie 
fontaine  dessinée  par  Jean  d'Udine,  deux  colonnes  dont  l'une 
porte  le  lion  de  saint  Marc,  deux  figures  de  géans,  une  statue 
de  la  Paix  donnée  par  Napoléon  P"",  en  souvenir  du  traité  de 
Campo-Formio,   et,   bien  entendu,  un  monument  équestre   de 
Victor-Emmanuel  II  ;  enfin,  sur  l'autre  flanc  de  la  place,  la  déli- 
cieuse Loggia  del  Lionello,  du  nom  de   l'architecte  local  qui 
construisit  cet  hôtel  de  ville,  au  xv®  siècle,  en  s'inspirant  très 
habilement  du  Palais  Ducal.  Vraiment,  cet  ensemble,  au-dessus 
duquel  s'élèvent  le  campanile  de  l'église  Sainte-Marie  et  les  im- 
posantes murailles  du  château,  constitue  l'une  des  plus  sédui- 
santes visions  que  réservent  aux  touristes  les  petites  cités  d'Italie. 
Il  est  seulement  dommage  que   le  Municipe  ait    été  presque 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entièrement  détruit  par  l'incendie  de  1876;  seuls  les  murs  res- 
tèrent debout,  et  nous  pouvons  encore  admirer,  dans  leur  état 
primitif,  les  couches  alternées  de  marbre  blanc  et  rouge,  les 
fines  colonnes  aux  chapiteaux  variés,  la  petite  balustrade  qui 
donne  tant  d'élégance  à  la  loggia,  et,  dans  une  niche  k  l'angle 
du  monument,  la  jolie  Vierge  sculptée  en  1448  par  Buono,  l'au- 
teur de  la  Porte  délia  Carta. 

Pour  monter  au  Castello,  il  faut  passer  sous  une  arcade  que 
dessina,  dit-on,  Palladio;  elle  était  autrefois  surmontée  du  lion 
vénitien,  ainsi  qu'on  le  voit  au  Musée  dans  une  vue  de  la  ville 
par  Palma  le  jeune.  Pour  toute  la  région,  la  République  séré- 
nissime  fut  bien  la  «  planteuse  de  lions  »  dont  parle  Chateau- 
briand, dans  les  pages  qu'il  écrivit  à  la  louange  de  Venise,  le 
10  septembre  1833,  et  qui  comptent  parmi  les  plus  belles  des 
Mémoires  (T Outre-tombe.  Le  tremblement  déterre  de  1511  a  ren- 
versé l'antique  château  qui  se  dressait  au  sommet  de  la  colline; 
on  le  remplaça  par  le  bâtiment  actuel,  qui  fut  successivement 
affecté  aux  usages  les  plus  divers  :  forteresse,  résidence  des 
patriarches  ou  prison  ;  en  ce  moment,  il  abrite  les  services 
municipaux  et  le  musée.  Un  double  escalier  donne  accès  à  la 
salle  d'honneur  que  ses  vastes  proportions,  ainsi  que  les  restes 
de  fresques  qui  décorent  ses  murs,  firent  classer  comme  monu- 
ment national.  Malheureusement,  ces  vieilles  peintures  sont  en 
fort  mauvais  état,  depuis  l'époque  oii  le  château  servit  de  caserne. 
Les  soldats  —  qu'ils  soient  italiens  ou  français  —  sont  des  loca- 
taires bien  dangereux  pour  les  œuvres  d'art  :  Udine,  comme 
Avignon,  en  fit  la  rude  expérience. 

Dans  le  musée,  je  note  au  passage  un  amusant  panorama 
de  la  cité  dressé  par  Gallot  en  1600,  un  Ganaletto  d'un  gris  déli- 
cat, une  petite  étude  de  Véronèse  pour  son  Martyr"  des  SS.  Marc 
et  Marcellin,  et  trois  Tiepolo.  Mais  la  ville  est  trop  riche  en 
œuvres  de  cet  artiste  pour  m'arrêter  à  celles-ci  et  j'aurais  pré- 
féré que  les  peintres  locaux  fussent  mieux  représentés.  C'est  à 
peine  si  j'ai  trouvé  un  assez  beau  Couronnement  de  la  Vierge 
de  Girolamo  da  Udine.  Pour  étudier  le  créateur  de  l'école, 
Martino,  plus  connu  sous  le  nom  de  Pellegrino  da  San  Daniele, 
il  faut  sortir  d'Udine  et  aller  soit  à  Aquilée  voir  le  tableau  d'autel 
du  Dôme,  soit  à  San  Daniele,  sa  ville  natale,  soit  à  Cividale,  la 
vieille  capitale  lombarde  qui  garde  jalousement,  à  côté  de  pré- 
cieux trésors  archéologiques,   le  chef-d'œuvre  du  peintre,   la 


AU  PAYS  DES  PEINTRES  VENITIENS. 


191 


Vierge  de  S.  Maria  dei  Battuti.  Ici,  au  musée  d'Udine,  il  n'y  a 
que  Quatre  Évangrélistes,  si  noirs  et  si  abîmés  qu'il  est  à  peu 
près  impossible  de  les  distinguer. 

D'ailleurs,  comment  rester  enfermé  dans  ces  salles  obscures 
lorsqu'on  entrevoit,  par  les  fenêtres,  le  superbe  panorama  dont 
on  jouit  de  l'esplanade  qui  s'étend  derrière  le  château?  Je  connais 
peu  de  vues  aussi  vastes  et  aussi  belles.  Si,  comme  le  raconte  la 
légende,  cette  colline  fut  élevée  sur  l'ordre  d'Attila  qui  voulait 
contempler  de  loin  l'incendie  d'Aquilée,  il  faut  avouer  que  le 
barbare,  tout  autant  que  Néron,  était  un  prodigieux  metteur  en 
scène.  Dans  toute  l'Italie  où  l'on  eut,  dès  les  temps  les  plus 
reculés,  le  génie  de  ces  perspectives  qui   mettent  l'infini  à  la 
portée  d'une  ville,  il  est  peu  de  position  aussi  splendide.  Au 
milieu  d'une  plaine  immense  et  à  quelques  mètres  seulement 
d'altitude,  on   a  l'illusion  d'être  suspendu  haut  dans  l'espace. 
Situation  privilégiée  pour  une  capitale  qui  peut,  au  centre  même 
du  pays,  apercevoir  celui-ci  tout  entier  et  le  surveiller!  En  une 
courbe  presque  régulière,  le  Frioul  se  déroule  autour  d'Udine, 
gigantesque  amphithéâtre  qui  va,  se  dégradant  peu  à  peu,  des 
Alpes  neigeuses  aux  Préalpes  vertes,  de  celles-ci   aux  collines 
couvertes  de  vignes  et  de  bois,  des  collines  à  la  plaine  douce- 
ment inclinée  et  de  la  plaine  aux  lagunes.  Vu  d'ici,   le  cercle 
des  Alpes  Garniques  forme  une  haute  et  rude  barrière  que  domi- 
nent le  Canin,  à  l'Est,  et,  à  l'Ouest,  très  en  arrière,  dans  la 
direction  de  Gemona,  le  Coglians,  qui  est  la  cime  la  plus  élevée 
de  la  contrée.  Bien  que  ces  sommets  n'atteignent  pas  3  000  mè- 
tres, comme  on  les  regarde  presque  du  niveau  de  la  mer,  ils 
ont  très  fière  allure.  Déjà  les  premières  fraîcheurs  de  septembre 
les  ont  couverts  de  neige.  Deux  jeunes  gens,  qui  doivent  en  être 
descendus  depuis  peu,  les  contemplent  avec  ces  yeux  pleins  de 
tristesse  nostalgique  qu'ont  les  montagnards  en  pays  plat.   Ils 
sont  bien  de  cette  race  frioiilienne,  forte   et  laborieuse,    plus 
rude  et  plus  sérieuse  que  la  vénitienne;  ils  me  rappellent  leurs 
voisins  du  Cadore,  ces  robustes  paysans  d'où  sortit  Titien  qui, 
presque  centenaire,   peignait  encore   d'une  main   assurée.  Sur 
ma  demande,  ils  me  nomment  les  cimes  lointaines  et  m'indi- 
quent les  villes  les  plus  importantes  que  l'on  distingue,  le  long 
des  rivières  ou  dans  les  replis  des  coteaux  :  Gividale,  San  Daniele, 
Palmanova   avec   sa  forteresse   étoilcc,    San    Vito,    l'ordcnone. 
Tout  à  fait  au  Sud,  on  aperçoit  les  lagunes  où  dorment  Aquilée 


192 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  Grado,  et,  parfois  même,  par  les  temps  clairs,  la  ligne  de 
l'Adriatique  jusqu'à  Venise...  Admirable  spectacle  que  je  ne  me 
lasse  point  de  regarder  jusqu'à  la  chute  du  jour,  lorsque  le  soleil 
déclinant  met  sur  les  choses  cette  «  lumière  titienne  »  dont 
parle  Chateaubriand,  quand  Venise,  pareille  à  une  belle  femme 
dont  le  vent  du  soir  soulève  les  cheveux  embaumés,  meurt 
saluée  par  toutes  les  grâces  et  tous  les  sourires  de  la  nature... 
Admirable  spectacle,  peut-être  plus  exaltant  encore  le  lendemain, 
dans  la  joie  ensoleillée  du  matin  nouveau,  mais  auquel  pour- 
tant je  dois  m'arracher.  Gomment  quitter  Udine  sans  avoir  vu 
ses  Tiepolo?  Nulle  part,  on  ne  peut  mieux  connaître  le  peintre 
auquel,  chaque  année,  on  rend  davantage  justice,  et  qui 
n'est  plus  seulement,  à  nos  yeux  mieux  avertis,  le  charmant 
improvisateur,  le  virtuose  en  qui  s'incarna  toute  la  folie  du 
xviii^  siècle  vénitien.  Je  me  rappelle  le  chapitre  où  Maurice 
Barrés  s'écrie  :  «  Mon  camarade,  mon  vrai  moi,  c'est  Tiepolo!  » 
L'auteur  d'Un  homme  libre,  qui  d'ailleurs  ne  signerait  sans 
doute  plus  cet  aveu  de  dilettantisme,  a  exagéré  le  côté  factice  de 
Tiepolo.  Devant  ses  grandes  compositions,  éparsesenVénétie,  on 
se  fait  une  autre  idée  du  peintre  qui,  loin  d'être  un  artiste  de 
décadence,  une  sorte  de  Bernin  de  la  peinture,  est  un  maître 
non  seulement  de  grâce,  mais  encore  de  puissance  et  de 
santé.  Ce  soi-disant  improvisateur  fut  un  travailleur  acharné; 
qu'on  regarde  les  très  nombreuses  esquisses  qu'il  fit  pour 
les  œuvres  qui  semblent,  tant  l'exécution  en  est  habile,  jail- 
lies  d'un  seul  jet.  Les  artistes  qui  ont  vraiment  le  don  ne 
font  pas  sentir  l'effort.  M.  Camille  Mauclair  a  raison  de  com- 
parer Tiepolo  à  Mozart  qui  paraît  également  facile,  alors  que 
nulle  langue  musicale  n'est  plus  savante  et  plus  complexe.  Mon- 
trer qu'on  a  vaincu  une  difficulté  est  bien;  la  vaincre  sans  le 
montrer  est  mieux,  le  propre  du  génie  étant  de  nous  mettre 
«  devant  le  merveilleux  résultat  du  savoir  et  de  l'effort  comme 
devant  la  nature  elle-même.  »  Certes,  Tiepolo  reste  bien  le 
peintre  de  cette  ville  et  de  cette  époque  où  la  joie  de  vivre  fut 
poussée  à  ses  extrêmes  limites;  mais  il  est  aussi  un  arrière-petit- 
fils  du  xvi«  siècle,  un  héritier  imprévu  de  la  race  des  grands 
maîtres  vénitiens  qui  s'était  éteinte,  plus  de  cent  ans  avant,  avec 
Tintoret. 

Les  œuvres  d'Udine  sont  fort  intéressantes  parce  qu'elles 
permettent  d'étudier  le  peintre  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse, 


AU    PAYS    DES    PEINTRES    VENITIENS.      .  193 

dans  sa  maturité  et  presque  dans  sa  vieillesse,  puisqu'il  les 
exécuta  en  1726,  1734  et  1759.  Les  fresques  du  Dôme,  gâtées 
par  de  maladroites  restaurations,  n'ont  pas  grande  valeur.  Au 
musée,  h  côté  d'un  Saint  François  de  Sales  médiocre  et  d'une 
Séance  du  Conseil  de  r Ordre  de  Malte  plus  documentaire  qu'ar- 
tistique, il  y  a  un  assez  bel  Ange  de  l'Apocalypse  planant  au- 
dessus  d'un  joli  paysage.  Mais  pour  retrouver  le  vrai  génie  de 
Tiepolo,  il  faut  aller  à  l'évêché  et  à  l'oratoire  de  la  Pureté. 

Le  palais  archiépiscopal,  élevé  au  début  du  xvii^  siècle  pour 
les  patriarches  d'Aquilée,  qui  s'arrogèrent  longtemps  le  même 
rang  que  les  papes,  abrite  aujourd'hui  leurs  successeurs,  les 
évêques  d'Udine.  C'est  l'un  des  derniers  patriarches,  Denys  Dol- 
iino,  qui  commanda  à  Tiepolo  la  décoration  des  salons.  Prises 
en  détail,  ces  fresques  ne  sont  pas  parmi  les  meilleures  de  l'ar- 
tiste ;  mais  leur  ensemble  lumineux  et  gai  est  tout  à  fait  déli- 
cieux à  l'œil.  Quant  à  la  peinture  qui  rayonne  à  la  voûte  du 
grand  escalier,  une  Chute  des  anges  rebelles,  c'est  une  page 
vigoureuse  et  dramatique,  d'une  incroyable  hardiesse  de  mou- 
vement. Les  groupes  suspendus  dans  le  vide  semblent  prêts  à 
tomber.  Pour  Tiepolo,  peindre  un  plafond  fut  toujours  un  jeu; 
nulle  part,  il  ne  déployait  plus  à  son  aise  les  ressources  savantes 
de  son  imagination  et  de  sa  fantaisie. 

La  décoration  de  l'oratoire  de  la  Pureté  est  de  vingt-cinq 
années  postérieure.  Tiepolo,  moins  actif,  abandonna  à  son  tils 
les  murs  latéraux  et  peignit  seulement  \ hnmaculée  Conception 
de  l'autel  et  la  magnifique  Assomption  du  plafond.  Celle-ci 
compte  parmi  ses  chefs-d'œuvre  :  noblesse  de  l'invention,  habi- 
leté de  l'exécution,  éclat  du  coloris,  tout  y  est  porté  au  plus 
haut  degré;  et  j'admire,  ainsi  que  son  éminent  biographe, 
M.  Pompeo  Molmenti,  avec  quel  art,  «  dans  ce  déploiement  da 
couleurs  éclatantes  et  d'idées  saisissantes,  Tiepolo  sut  garder  un 
air  de  douceur  et  de  grâce  qui  est  inoubliable.  »  Ici,  comme  à 
Este,  je  suis  frappé  de  voir  combien  il  s'adapta  facilement  à  la 
grandeur  du  sujet  et  combien,  sans  être  vraiment  croyant,  — 
du  moins  on  peut  le  supposer, —  il  se  disciplina  vite  à  la  gravité 
des  lieux  où  il  peignait.  Ainsi  qu'avant  lui  Tintoret,  et  qu'après 
lui  Delacroix,  —  pour  ne  citer  que  ces  deux  noms,  —  Tiepolo 
est  la  preuve  que  le  génie  d'un  artiste  peut  parfois  s'élever, 
sans  le  secours  de  la  foi,  à  la  beauté  de  la  poésie  religieuse.) 

TOME  .WII.   —  1913.  13 


194 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II.   —   PORDENONE 


D'Udine  à  Pordenone,  la  route  presque  droite  n'offre  rien 
de  très  pittoresque.  Elle  suit  en  quelque  sorte  le  diamètre  de  la 
demi-circonférence  que  tracent  les  Alpes  Garniques  autour  du 
Frioul.  Mais  la  course  est  charmante,  dans  la  joie  du  matin,  au 
milieu  des  prés  miroitant  de  rosée.  Une  brume  estompe  les 
lointains.  La  chaussée  humide  est  aveuglante  comme  un  ruban 
d'acier  étalé  au  soleil. 

On  avance  au  milieu  des  souvenirs  de  l'Empire  et  de  la  pro- 
digieuse épopée  du  jeune  Bonaparte.  Frioul  et  Haute-Vénétie 
sont  semés  de  villes  qui  ont  donné  leurs  titres  aux  maréchaux 
et  aux  généraux  de  la  glorieuse  armée.  Après  un  siècle,  les 
anciens  exploits  sont  restés  vivans  et  il  n'est  guère  d'osteria 
dont  les  murs  ne  soient  encore  ornés  de  vieilles  gravures 
relatant  les  épisodes  d'Arcole  ou  de  Rivoli.  Jamais  sur  cette 
terre  italienne,  —  malgré  les  nuages  passagers,  —  le  Français 
ne  sera  l'ennemi.  Et  je  ne  sais  de  plus  bel  éloge  pour  un  vain- 
queur. 

Après  Campo-Formio,  où  expira  la  république  de  Venise, 
la  route  monte  légèrement  pour  atteindre  les  rives  du  Taglia- 
mento  que  l'on  franchit  sur  un  interminable  pont  qui  doit 
avoir  près  d'un  kilomètre.  Le  torrent  a  tellement  arraché  de 
cailloux  aux  Alpes  proches  que,  peu  à  peu,  son  lit  s'est  exhaussé 
au-dessus  de  la  plaine  et  que  les  villages  voisins  de  Codroipo  et 
de  Casarsa  sont,  sur  chaque  rive,  à  une  dizaine  de  mètres  plus 
bas  que  le  niveau  de  la  rivière. 

Le  haut  campanile  de  Pordenone  émerge  des  abondantes 
verdures  qui  égaient  la  ville.  Places  et  avenues  sont  plantées  de 
marronniers  et  de  platanes  énormes.  A  l'horizon,  le  Monte  Ca- 
vallo,  déjà  couvert  de  neige,  dresse  son  dos  puissant.  Si  les 
étrangers  sont  rares  à  Udine,  ici,  ils  doivent  être  presque 
inconnus,  à  en  juger  par  la  curiosité  que  j'éveille.  Peu  de  choses 
h  voir  d'ailleurs  dans  la  ville  natale  de  Pordenone,  oîi  je  croyais 
que  le  peintre  était  mieux  et  plus  abondamment  représenté. 
Dans  la  salle  des  séances  du  municipe,  où  est  installé  le  petit 
musée  local,  je  n'ai  trouvé  qu'un  Gi^oupe  de  saints,  assez  remar- 
quable de  facture  et  de  coloris,  et  une  étroite  fresque  qui,  au 
dire   du  gardien,  aurait  été  enlevée  de  la  maison  habitée  par 


AU    PAYS    DES    PEINTRES    VÉNITIENS.  _  195 

l'artiste;  c'est  une  sorte  de  ballet  champêtre,  très  différent  de 
tout  ce  que  je  connais  de  lui.  Au  Dôme,  presque  même  pénurie  : 
dans  le  chœur,  une  Gloire  de  saint  Marc,  abîmée  et  inachevée; 
sur  un  pilier,  deux  figures  en  assez  mauvais  état,  un  Saint 
Érasme  et  un  Saint  Roch  auquel  Pordenone  aurait  donné  ses 
traits;  enfin,  à  l'autel  Saint-Joseph,  un  beau  panneau,  exécuté 
en  1515,  la  Vierge  trônant  entre  saint  Christophe  et  saint  Joseph; 
la  Vierge,  qui  couvre  de  son  manteau  quatre  dévots  donateurs, 
a  un  visage  délicieusement  enfantin  et  le  paysage,  oîi  l'on 
reconnaît  Pordenone,  est  d'une  grâce  exquise.  Mais  enfin,  tout 
cela  ne  suffit  pas  pour  bien  juger  l'artiste;  si  je  n'avais  vu  ses 
fresques  de  Crémone  et  de  Plaisance,  je  me  ferais  une  très 
fausse  idée  de  celui  qui  eut  l'ambition  d'égaler  Titien,  et  dont 
la  peinture  brutale,  violente,  dramatique,  désordonnée,  prouve 
la  vérité,  pour  les  artistes  comme  pour  les  écrivains,  du  mot 
de  Buiïon  :  «  Le  stylo,  c'est  l'homme.  »  Pordenone,  en  effet, 
batailla  toute  sa  vie  avec  les  uns  et  les  autres,  même  avec  son 
frère,  et  il  est  probable  qu'il  mourut  empoisonné  par  un 
ennemi.  Chez  lui,  la  puissance  et  le  mouvement  font  parfois 
penser  à  Fiubens  ou  à  Michel-Ange  qui,  paraît-il,  appréciait 
beaucoup  son  talent.  Nul.  on  tout  cas,  n'eut  de  son  temps  plus 
de  virtuosité;  sans  accepter  à  la  lettre  le  récit  de  Vasari  qui 
nous  parle  d'une  enseigne  de  magasin  peinte  en  quelques 
minutes,  pendant  que  le  commerçant  était  allé  à  la  messe,  il  est 
certain  qu'il  eut  une  extraordinaire  facilité  et  cette  bravura  du 
pinceau,  si  nécessaire  aux  peintres  de  fresques.  Mais  ne  cher- 
chez, dans  l'œuvre  de  Pordenone,  ni  grâce,  ni  mesure,  ni  pen- 
sée surtout.  Tantôt  il  imite  Giorgione,  tantôt  Palma,  tantôt 
Titien  ;  suivant  la  juste  remarque  de  Burckharcft,  il  est  tou- 
jours superficiel  et,  dans  ses  meilleures  créations,  il  n'y  a  pas 
cette  absorption  par  le  sujet,  ce  renoncement  de  soi  qui  est  l'art 
des  grands  maîtres.  11  cherche  et  parvient  à  étonner;  il  n'arrive 
pas  à  séduire.  Celui  qui  rêva  d'éclipser  Titien  reste  surtout 
pour  nous  le  désastreux  prédécesseur  des  Bolonais.; 

m.    —   TRÉVISE 

Au  sortir  de  Pordenone,  la  route  se  rapproche  rapidement 
des  montagnes  que  l'on  rejoint  à  Sacile,  petite  ville  sur  la 
Livenza,   encore  entourée  de  ses   murs   et  de  ses  fossés.   Les 


196 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Alpes  de  Vénétie,  dont  la  haute  barrière  se  dresse  abrupte  et 
presque  nue,  semblent  continuer  la  rude  ligne  des  monts 
friouliens.  A  leur  pied,  une  série  de  jolies  collines  vertes  sont 
pareilles  à  des  falaises,  à  des  dunes  boisées  que  les  flots  recou- 
vrant jadis  la  plaine  auraient  rejetées  sur  leurs  rives.  Ces  der- 
niers contreforts  des  grandes  Alpes,  qui  expirent  au  bord  des 
champs  vénètes,  sont  ravissans,  et  l'on  comprend  que  les  riches 
marchands  de  la  République  soient  venus  y  fixer  leur  villégia- 
ture. Une  suite  presque  ininterrompue  de  bourgades  dominées 
par  de  clairs  campaniles,  de  villas  aux  murs  rouge  vif,  de  jar- 
dins luxurians  les  animent  et  font  de  la  région  une  sorte  de 
vaste  et  joyeux  parc.  Le  ciel  est  si  bleu  que  son  éclat  insoute- 
nable blesse  le  regard. 

Voici  la  belle  Conegliano,  enfouie  dans  ses  verdures,  où  je 
suis  venu  si  souvent  admirer  le  chef-d'œuvre  du  vieux  Cima. 
Autour  de  son  château,  des  cyprès  se  détachent  nets  sur  l'azur, 
alignés  comme  dans  les  tableaux  des  primitifs.  Puis,  la  route 
franchit  la  Piave,  sur  un  pont  presque  aussi  long  que  celui  du 
Tagliamento;  et  l'on  entre  dans  la  molle  campagne  trévisane, 
sillonnée  de  ruisseaux  et  de  canaux  qui  mettent  comme  une 
brume  sur  tous  les  objets.  Par  cette  calme  et  déjà  chaude  matinée, 
je  songe  à  certains  paysages  de  Corot,  qui  eux-mêmes  évoquent 
des  vers  de  Lucrèce  : 

Exhalantque  lacus  nebulam  fluviique  perennes, 
Ipsaque  ut  interdum  tellus  fumare  videtur. 

Emile  Michel,  dans  un  article  paru  jadis  dans  la  Revue,  avait 
bien  senti  la  grâce  accueillante  de  ce  paysage  où  la  lumière 
est  caressante,  où  l'atmosphère,  grâce  à  l'abri  des  Alpes,  est 
toujours  d'une  grande  douceur.  «  Tout  semble  heureux,  pro- 
portionné à  l'homme  et  une  population  forte,  à  la  fois  élégante 
et  calme  dans  ses  allures,  paraît  en  intime  accord  avec  cette 
nature  privilégiée.  Le  nom  à'ajnorosa  qu'on  a  souvent  employé 
pour  qualifier  cette  contrée  revient  de  lui-même  à  l'esprit  de 
ceux  qui  la  parcourent.  »  Je  retrouve  cette  même  population, 
alerte  et  joyeuse;  les  femmes  surtout  sont  charmantes;  elles 
vont  à  la  fontaine  avec  de  grandes  cruches  de  cuivre  et  leur 
démarche  est  en  même  temps  souple  et  noble;  quelquefois,  en- 
roulées dans  des  voiles,  leur  silhouette  archaïque  rappelle  les 
madones  des  vieux  maîtres  locaux.. 


AU  PAYS  DES  PEINTRES  VÉNITIENS.    .        197 

La  route  est  bordée  de  platanes  et  d'ormes  puissans  dont  les 
feuillages  se  penchent  sur  les  canaux  d'eau  vive  qui  longent  la 
chaussée.  De  chaque  côté  s'étendent  les  champs  dorés  des  maïs 
d'où  surgissent,  à  l'horizon,  les  flèches  des  campaniles.  De  lourds 
pampres  s'enroulent  aux  mûriers  et  aux  arbres  fruitiers.  Cette 
abondance  aimable  a  frappé  tous  les  voyageurs.  Quand  Maurice 
Barrés  parcourut  ce  Veneto  agricole  que  l'automne  charge  de 
fruits,  il  le  trouva  «  sociable  et  voluptueux  comme  un  Concert 
de  Giorgione.  » 

Trévise  est  située  sur  la  Sile  qui  reçoit,  au  milieu  même  de 
la  ville,  un  petit  ruisseau,  le  Botteniga,  qui  jadis  s'appelait  le 
Cagnan,  ainsi  que  l'indique  un  vers  du  Paradis,  où  Dante 
désigne  ainsi  Trévise  : 

E  dove  Sile  e  Cagnan  s'accompagna. 

Les  deux  rivières  se  divisent  en  plusieurs  bras  qui  alimentent 
une  série  de  canaux  et  de  fossés.  De  nombreux  jardins  laissent 
pendre  leurs  verdures  sur  l'eau  ;  certaines  perspectives  rappellent 
des  coins  de  Venise  et  même  de  Bruges. 

Si  souvent  je  suis  venu  à  Trévise  que  j'y  puis,  cette  année, 
goûter  tout  à  mon  aise  le  charme  des  retours  et  de  ces  heures 
délicieuses  où,  débarrassé  du  souci  de  connaître  et  d'apprendre, 
on  savoure  seulement  la  joie  de  regarder.  Que  de  fois  j'ai  flâné 
sous  les  arcades  de  ses  rues  tortueuses,  sur  sa  Piazza  dei  Signori 
bordée  de  palais  crénelés,  et  surtout  le  long  des  vieux  remparts 
transformés  en  larges  promenades,  ombragées  d'arbres  immenses 
que  l'humidité  a  fait  croître  magnifiquement,  et  d'où  la  vue  est 
si  belle,  au  début  du  printemps,  sur  les  Alpes  neigeuses!  Et 
qu'il  est  doux  d'entendre  déjà  parler  autour  de  soi  le  dialecte 
vénitien,  avec  son  zézaiement,  ses  souplesses  et  ses  lluidités; 
c'est k  lui  que  devait  penser  lord  Byron,  plus  qu'à  l'italien  en 
général,  lorsqu'il  célèbre,  dans  son  petit  poème  de  Beppo,  cette 
langue  «  suave  comme  un  baiser  de  femme,  qui  parait  liquide 
et  semble  écrite  sur  du  satin.  » 

Trévise  s'enorgueillit  ajuste  titre  de  quelques  bons  tableaux, 
et,  tout  d'abord,  au  Dôme,  de  V Annonciation  qui  fut  commandée 
à  Titien  par  le  chanoine  Malchiostro  et  qui,  depuis,  n'a  pas  bougé 
du  superbe  cadre  à  colonnes  où  elle  fut  placée.  Certes,  elle  ne 
vaut  pas  V Annonciation  de  la  Scuola  di  San  Rocco,  exécutée 
huit  années  après;  mais  elle  a  une  sorte  d'ardeur  juvénile  çjui 


198 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


m'a  toujours  séduit.  La  Vierge,  vêtue  d'une  robe  rouge  et  d'un 
superbe  manteau  bleu  sombre,  agenouillée  et  respectueuse,  est 
une  des  plus  simples  et  des  plus  nobles  figures  de  Titien. 
L'ange  n'a  pas  l'attitude  doucereuse  que  lui  donnèrent  tant  de 
peintres;  il  arrive  en  coup  de  vent,  et  derrière  lui,  l'atmosphère 
tourmentée  est  chargée  de  gros  nuages  blancs  qu'illuminent  des 
rayons  fulgurans.  Dans  cette  même  chapelle  Malchiostro,  il  y 
a  des  fresques  de  Pordenone  que  je  n'aime  guère;  je  crois  que 
l'artiste  ne  fut  jamais  plus  déclamatoire  que  lorsqu'il  voulut 
imiter  le  Michel-Ange  de  la  Sixtine  ;  je  me  rappelle,  au 
premier  plan  de  V Adoration  des  mages,  un  homme  dont  les 
muscles  énormes  sont  d'un  déplorable  effet  et,  à  la  coupole,  un 
enlacement  de  jambes  et  de  bras  qui  évoque  plus  un  combat 
de  lutteurs  qu'une  scène  religieuse.  —  Dans  le  petit  musée, 
dont  le  nom  pompeux  de  Pinacoteca  ne  fait  que  mieux  ressortir 
la  pauvreté,  il  n'y  a  guère  à  citer  qu'un  joli  portrait  de  Lotto, 
lequel,  d'après  les  derniers  travaux  d'érudition,  ne  serait  pas  né 
à  Trévise,  mais  à  Venise.  C'est  une  figure  de  dominicain,  prieur 
ou  économe;  ses  clés  sont  devant  lui,  avec  des  pièces  d'argent; 
il  va  faire  une  addition  et,  la  tête  relevée,  cherche  s'il  n'a  pas 
oublié  de  noter  une  dépense.  Dans  son  visage  grave  et  triste, 
on  retrouve  bien  la  manière  de  Lotto. 

Parmi  les  innombrables  peintres  locaux,  j'avoue  que  je  ne 
suis  pas  arrivé  à  me  débrouiller  entre  Dario  da  Treviso,  Pier 
Maria  Pennacchi,  Girolamo  da  Treviso,  Girolamo  Pennacchi, 
Vincenzo  da  Treviso,  etc.  Seul,  un  critique  d'art  pourrait  se 
reconnaître  entre  tant  de  noms  voisins  et  d'œuvres  presque  sem- 
blables. J'ai  revu  avec  plaisir  les  deux  petits  tableaux  de  Giro- 
lamo da  Treviso,  dans  la  petite  galerie  qui  précède  la  chapelk 
Malchiostro,  et  je  me  souviens  qu'une  année,  en  revenant  de 
Brescia,  leur  teinte  argentée  m'avait  rappelé  le  coloris  du 
Moretto. 

Des  deux  peintres  trévisans  plus  célèbres,  si  l'un,  Rocco  Mar- 
coni, ne  figure  même  pas  dans  sa  ville  natale,  l'autre,  Paris  Bor- 
done,  y  est  au  contraire  représenté  par  l'un  de  ses  chefs  d'œuvre, 
V Adoration  des  bergers  de  la  cathédrale.  Bien  qu'abîmé  par  des 
restaurations,  insuffisamment  éclairé  et  mal  mis  en  valeur  dans 
un  cadre  rectangulaire  qui  ne  s'adapte  pas  à  l'ovale  de  la  partie 
supérieure,  on  peut  se  rendre  compte  encore  de  l'éclatant  colo- 
ris et  de  l'habile  groupement  des  personnages.  C'est  un  des  meil- 


i 


AU  PAYS  DES  PEINTRES  VÉNITIENS.   ""         199 

leurs  tableaux  de  ce  peintre  inégal  qui  imita  un  peu  tous  les 
maîtres  de  Venise  et  acquit,  de  son  temps,  une  grande  réputa- 
tion. «  Je  ne  crois  pas,  lui  écrivait  l'Arétin,  que  Raphaël  ait 
jamais  donné  à  ses  figures  divines  une  expression  plus  angé- 
liquo,  tant  de  grâce,  d'allure  et  de  nouveauté,  vaghezza,  aria  e 
novitade...  »  Certes,  l'Arétin  ne  fut  jamais  un  modèle  de  modé- 
ration, pas  plus  dans  le  blâme  que  dans  l'éloge,  et  ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  les  critiques  accablent  parfois  les  artistes  de 
louanges  exagérées;  mais  cela  nous  explique  pourquoi  Titien 
n'aimait  guère  cet  élève  qui  prenait  des  allures  de  rival.  Le  temps 
a  remis  chacun  à  sa  place.  Paris  Bordone  serait  sans  doute  bien 
oublié  s'il  n'était  l'auteur  du  Pêcheur  remettant  au  Doge  l'anneau 
de  saint  Marc,  cette  charmante  page  anecdotique  d'histoire 
locale  que  Burckhardt  considère  comme  le  meilleur  tableau  de 
cérémonie  qui  ait  été  peint.  Paris  Bordone  est  un  excellent 
artiste  de  second  ordre  parmi  cette  pléiade  de  peintres  qui  bril- 
lèrent presque  en  même  temps  au  ciel  de  la  République. 

IV.    —   CASTELFRANCO 

Entre  toutes  les  cités  de  la  riche  plaine  vénitienne,  je  n'en 
connais  pas  qui  aient  un  aspect  plus  pittoresque  que  les  deux 
voisines,  jadis  rivales,  de  Cittadclla  et  de  Castel franco.  Encore 
enfermées  dans  leur  enceinte  du  Moyen  âge,  elles  sont  pareilles 
à  des  corbeilles  de  pierre  tapissées  de  lierre  que  fleurissent,  au 
printemps,  les  premières  glycines,  puis,  en  juin,  les  grappes 
parfumées  des  acacias,  puis  de  nouveau,  à  l'automne,  les 
glycines  tardives. 

Les  Italiens  ont  conservé  de  la  Renaissance  le  sens  exquis  de 
la  beauté  et,  sauf  quelques  fautes  de  goût,  d'ailleurs  presque 
toujours  récentes,  l'ont  appliqué  d'instinct  à  leurs  cités.  Ils 
aménagèrent,  au  mieux  de  l'aspect  décoratif,  les  castelH  des 
villes  déchues,  les  citadelles,  les  murailles  et  les  fossés.  Sou- 
vent déjà,  j'ai  noté  leur  habile  appropriation  de  ces  antiques 
constructions  qui  ne  tiendraient  pas  une  heure  devant  l'artil- 
lerie moderne.  Au  lieu  de  détruire,  déblayer  et  niveler,  comme 
nous  le  fimes  trop  souvent,  ils  respectèrent  les  remparts  inutiles 
et  les  transformèrent  en  superbes  promenades  ombragées  d'où 
l'œil  ne  se  lasse  pas  d'admirer  les  perspectives  et  les  horizons. 
Ici,  ce  fut  mieux  encore.  Ils  laissèrent  intactes  les  enceintes 


200 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fortifiées  des  xii^  et  xiii^  siècles  ;  puis,  au  pied  des  murs  et  sur 
les  berges  des  fossés,  ils  tracèrent  des  jardins,  plantèrent  des 
arbres,  semèrent  des  gazons  et  des  fleurs;. si  bien  que  les  deux 
petites  villes  ont  maintenant  une  triple  ceinture  de  pierre,  de 
verdure  et  d'eau.  Elles  sont  comme  ces  momies  cerclées  de  ban- 
delettes qui,  après  trois  mille  ans,  gardent  encore  la  forme 
vivante  qu'elles  eurent. 

Une  visite  à  Gastelfranco  est,  pour  moi,  le  type  même  de  ces 
journées  d'Italie,  si  pleines  et  si  joyeuses  à  la  fois,  oii,  dans  un 
exquis  décor  et  loin  des  importuns,  on  peut  contempler  tout  à  son 
aise  un  chef-d'œuvre  de  l'art.  Rien  ne  trouble  les  flâneries  sous 
les  hauts  platanes  qui  se  mirent  dans  le  Musone,  où  de  longues 
herbes  d'eau  ondulent  comme  des  serpens.  Certes,  le  château  et 
les  murs  du  xii^  siècle  sont  à  moitié  démolis  ;  mais  un  épais 
rideau  de  lierre,  de  mousse  et  de  vigne  vierge,  met  sur  eux  un 
manteau  coloré.  Suivant  les  jeux  de  la  lumière,  les  briques 
prennent  toutes  les  teintes,  depuis  le  rose  clair  jusqu'au  rouge 
sombre  du  sang  coagulé.  Les  fleurs  mêlées  aux  verdures  achèvent 
de  donner  à  ces  ruines  un  aspect  romantique.  Je  sais  un  côté 
où  les  pelouses  sont  plantées  d'olea  fragrans  dont  l'odeur 
embaume,  quand  les  nuages  au  couchant  se  frangent  de  pourpre 
et  d'or... 

La  porte,  sous  la  tour  carrée  devant  laquelle  était  jeté  jadis 
un  pont-levis,  donne  encore  accès  dans  la  vieille  ville.  On 
passe  sous  un  porche  bas  et  noir  que  domine  le  lion  de  saint 
Marc,  et,  après  quelques  pas,  on  arrive  sur  une  étroite  place  au 
fond  de  laquelle  est  la  cathédrale  qui  renferme  l'une  des  plus 
belles,  sinon  la  plus  belle  des  peintures  de  Giorgione  et  en 
tout  cas  la  plus  authentique.  La  première  vision  que  j'en  eus, 
il  y  a  je  ne  sais  déjà  plus  combien  d'années,  à  la  fin  d'un  après- 
midi  où  le  soleil  déclinant  enveloppait  la  toile  d'une  douce 
clarté,  fut,  je  crois  bien,  l'une  de  mes  plus  fortes  sensations 
d'art.  Et,  chaque  fois,  elle  se  renouvelle,  presque  aussi  vio- 
lente. Est-ce  la  composition  de  l'œuvre,  si  curieuse  dans  son 
aspect  géométrique  ?  Sont-ce  les  trois  admirables  figures  qui 
s'y  dressent  dans  leur  rigide  sérénité?  Est-ce  le  délicieux 
paysage?  Est-ce  l'harmonieux  éclat  du  coloris?  Je  ne  sais;  mais 
il  s'en  dégage  une  poésie  à  la  fois  tendre  et  sévère  qui  émeut 
profondément.  Sur  un  trône  de  structure  massive,  la  Vierge, 
drapée  dans  une  robe  bleue  et  dans  un  ample  manteau  rouge, 


AU    PAYS    DES    PEINTRES    VENITIENS.  201 

se  drosso  tout  h  fait  au  haut  do  la  toile,  comme  pour  obliger 
nos  regards  à  monter  jusqu'à  elle  et  d'elle  à  Dieu.  A  ses  pieds, 
se  tiennent  debout  saint  François  et  saint  Libérale.  Si  le  pre- 
mier est  peut-être  inspiré  d'une  figure  de  Bellini,  le  saint  Libé- 
rale est  entièrement  nouveau  de  conception  et  d'exécution;  je 
ne  vois  guère  que  le  Saiiit-Georges  de  Mantegna  qui  pourrait 
lui  être  comparé.  Couvert  d'une  armure  d'acier  bruni,  coiffé 
du  heaume,  tenant  un  haut  fanion  à  croix  blanche  sur  fond 
rouge,  pareil  aux  lances  de  nos  dragons,  le  guerrier  a  superbe 
allure.  Les  deux  saints,  placés  de  chaque  côté  du  trône,  for- 
ment avec  la  Vierge  un  triangle  régulier,  et  aucune  des  trois 
figures,  tournées  de  face  vers  le  spectateur,  ne  se  relie  aux 
autres.  J'ai  trop  souvent  reproché  celte  froide  symétrie  à 
des  artistes  comme  le  Pérugin  pour  l'approuver  ici;  mais 
vraiment  l'ensemble  est  d'une  telle  beauté  qu'on  oublie  vite  la 
gaucherie  enfantine  de  cet  arrangement.  La  Vierge  surtout  est 
inoubliable.  La  légende  veut  que,  lors  d'une  restauration,  des 
témoins  aient  lu,  sur  le  revers  de  la  toile,  un  appel  écrit  de  la 
main  même  de  Giorgione  : 

Cara  Cecilia 
Vieni,  Vaffretta, 
Il  tuo  t'aspdtta 
Giorgio  ! 

Pardonnons  ce  retard  à  Cecilia,  si  c'est  elle  qui  permit  au 
peintre  de  tracer  les  traits  immortels  de  sa  Vierge.  Mais  Gior- 
gione dut  l'idéaliser,  n'imitant  pas  sur  ce  point  la  plupart  de 
ses  contemporains,  qui  se  bornaient  à  reproduire,  pour  leurs 
madones  et  leurs  saintes,  les  belles  femmes  rencontrées  dans 
la  campagne  ou  dans  la  rue;  il  lui  donna  une  expression  de 
noblesse  incomparable  et  fit  de  l'humble  fille  de  Castelfranco 
l'une  des  plus  parfaites  créations  de  l'art  italien. 

Lorsqu'on  a  passé  plusieurs  jours  à  étudier  les  peintres  de 
l'école  vénitienne,  on  comprend  mieux  l'importance  de  la  révo- 
lution qu'opéra  Giorgione.  Certes,  les  Bellini  avaient  déjà  rompu 
en  partie  avec  les  pratiques  du  Moyen  âge;  mais,  malgré  tout, 
ils  restent  du  xv^  siècle,  par  leur  éducation  artistique,  par  le 
choix  des  sujets,  par  leur  précision  un  peu  sèche.  Ils  sentent 
confusément  qu'il  y  a  d'autres  horizons;  mais,  pour  les  décou- 
vrir, il  fallait  un  génie  plus  spontané,  un  initiateur,  une  sorle 


202 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  porteur  de  feu,  comme  d'Annunzio  appelle  Giorgione,  dans 
les  pages  où  il  le  montre  apparaissant  moins  comme  un  homme 
que  comme  un  mythe.  «  Sur  la  terre,  nul  destin  de  poète  n'est 
comparable  au  sien.  De  lui,  tout  reste  ignoré;  quelques-uns 
même  sont  alle's  jusqu'à  nier  son  existence.  Son  nom  n'est  ins- 
crit sur  aucune  œuvre  certaine.  Cependant,  tout  l'art  vénitien 
est  enflammé  par  sa  révélation  ;  c'est  de  lui  que  Titien  a  reçu 
le  secret  d'infuser  un  sang  lumineux  dans  les  veines  de  ses 
créatures.  En  vérité,  ce  que  Giorgione  représente  dans  l'art,  c'est 
l'Epiphanie  du  Feu.  Il  mérite  qu'on  l'appelle  porteur  de  feu  à 
l'égal  de  Prométhée.  »  Cette  comparaison  avec  le  feu  revient 
d'ailleurs  tout  naturellement  sous  la  plume  de  ceux  qui  parlent 
de  lui.  «  Lo  spirito  di  Bellini,  déclare  Yenturi,  ma  scaldato  da 
un'  anima  di  fuoco.  »  Et  quand  les  Italiens  parlent  d'?7  fuoco 
giorgionesco,  ils  entendent  non  seulement  cette  chaleur  de  colo- 
ris qui  lui  est  propre,  mais  encore  cette  llamme  intérieure,  ce 
lyrisme  qui  brûle  et  dévore.  Ainsi  s'explique  la  séduction  exercée 
par  Giorgione  sur  les  poètes,  séduction  qui  ne  vient  pas  seule- 
ment du  mystère  de  sa  vie  et  de  sa  mort,  mais  de  son  œuvre 
même.  C'est  une  copie  du  Concert  champêtre  que  Musset  achetait 
à  crédit,  malgré  les  observations  de  sa  gouvernante,  lui  disant 
qu'elle  n'aurait  qu'à  mettre  son  couvert  en  face  du  tableau  et  à 
retrancher  un  plat  à  son  menu  de  chaque  jour. 

Un  autre  mérite  de  Giorgione  est  d'avoir  orienté  définitive- 
ment la  peinture  vénitienne  vers  le  paysage.  Certes,  il  est  loin 
encore  de  la  conception  moderne  où  l'artiste  peint  la  nature 
pour  elle-même,  cherchant  seulement  à  rendre  son  impression 
devant  elle  ;  mais  il  est  tout  aussi  loin  de  l'antique  concep- 
tion. Pendant  des  siècles,  nul  ne  songea  à  s'élever  contre  la 
règle  que  Platon  avait  posée  dans  le  Critias  :  «  Si  un  artiste 
doit  peindre  la  terre,  des  montagnes,  des  fleuves,  une  forêt 
ou  le  ciel...  il  n'a  qu'à  repré.senter  les  choses  d'une  manière  j 
à  peu  près  vraisemblable...  une  ébauche  vague  et  trompeuse 
nous  satisfait.  »  N'est-ce  pas,  en  somme,  la  théorie  de  Botti- 
celli  qui  prétendait,  au  dire  de  Léonard,  qu'il  suffit  de  lancer  i 
contre  un  mur  une  éponge  imbibée  de  couleurs  différentes  pour 
obtenir  un  effet  comparable  à  celui  des  plus  beaux  paysages?  Je 
sais  telles  écoles  ultra-modernes  qui  ne  s'inspirent  guère  d'au- 
tres principes.  Mais,  au  fond,  dans  la  déclaration  de  Platon, 
comme  dans  la  boutade  de  Botlicelli,  il  faut  voir  surtout  cette 


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I 


AU  PAYS  DES  PEINTRES  VENITIENS.  203 

affirmation  que  l'artiste  doit  se  borner  à  étudier  l'Iiommc  et  à 
rendre  la  complexité  des  âmes.  Même  chez  Botticelli,  —  comme 
chez  la  plupart  des  Toscans  et  des  Ombriens,  —  il  y  a  de  jolis 
paysages  qui  ne  sont  pas  faits  «  avec  une  éponge  imbibée  de 
couleurs,  »  mais  avec  un  pinceau  singulièrement  habile  et  précis  ; 
seulement,  surtout  imaginaires,  ils  ne  comportent  aucun 
souci  de  réalité  et  de  vérité;  ils  servent  uniquement  à  remplir 
l'arrière-plan  d'un  tableau.  Les  Vénitiens,  au  contraire,  cher- 
chèrent à  peindre  des  paysages  réels  et  véridiques.  C'est  ce  qu'a 
fort  bien  noté  Stendhal.  «  L'école  de  Venise  parait  être  née  tout 
simplement  de  la  contemplation  attentive  des  effets  de  la  nature 
et  de  l'imitation  presque  mécanique  et  non  raisonnée  des 
tableaux  dont  elle  enchante  nos  yeux.  »  Plus  que  tous  ses  con- 
frères, Giorgione  eut  l'àme  d'un  paysagiste,  fut  curieux  des  pro- 
blèmes de  la  lumière  et  du  clair-obscur.  Nous  savons  par  une 
lettre  d'Isabelle  d'Esté  qu'il  avait  peint  un  effet  de  nuit  que  la 
princesse  voulait  acquérir.  Certes,  il  ne  copia  jamais  un  arbre, 
une  colline,  un  ruisseau  comme  îe  feront  les  Hollandais  ou  nos 
peintres  modernes;  il  s'inspira  de  son  pays  pour  y  situer  l'action 
de  ses  tableaux  et  il  l'idéalisa,  comme  il  avait  idéalisé  Cecilia. 
Il  nous  transporte  ainsi  dans  une  région  qui  est  à  la  fois  la  Vé- 
nétie  et  les  Champs-Elysées,  sorte  de  patrie  de  l'idéal,  comme 
l'écrivait  justement  Yriarteà  propos  de  Giorgione,  «  beau  monde 
rêvé  qui  n'appartient  qu'aux  poètes,  qu'aux  peintres,  qu'aux 
musiciens,  qu'aux  artistes  inspirés,  à  ceux  que  le  ciel  a  mar- 
qués au  front  d'un  rayon  divin,  et  qu'il  a  donnés  à  l'homme 
pour  endormir  ses  douleurs  et  charmer  son  rapide  passage  sur 
la  terre.  » 

C'est  ce  même  mélange  de  réel  et  d'idéal  que  j'aime  dans  le 
Giorgione  du  Séminaire  patriarcal  de  Venise,  où  je  suis  venu 
passer  mon  dernier  après-midi.  La  Daphné  poursuivie  par 
Apollon  est  un  petit  tableau  sur  bois  qui  fut  jadis  le  panneau 
d'un  coffre  de  mariage.  Figures  et  paysages  se  fondent  en  une 
suave  harmonie:  une  chaude  tonalité  rouge  fait  mieux  ressortir 
la  chair  ambrée  et  la  tunique  blanche  de  Daphné.  C'est  la  perle 
de  ce  minuscule  musée,  si  calme  et  si  reposant,  quoique  à 
côté  du  bassin  de  Saint-Marc,  et  dont  j'adore  le  délicieux  jardin, 
grand  comme  la  main,  tout  encombré  d'arbres  et  de  fleurs.  Des 
pins  découpent  leur  feuillage  léger  sur  le  ciel  bleu.  De  hauts 
cyprès,   des  cèdres,    des   magnolias  aux   feuilles   vernies,  des 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


massifs  de  lauriers-roses,  des  lierres  et  des  glycines  grimpant 
partout,  aux  balustrades,  aux  rampes  d'escalier,  aux  troncs 
d'arbres,  forment  un  ve'ritable  fouillis  de  verdures.  Par-dessus 
les  murs,  on  aperçoit  les  clochetons  de  la  Sainte  et,  du  côté 
du  port,  les  mâts  des  vaisseaux  doucement  balancés.  Pareilles 
à  ces  musiques  invisibles  des  anciens  palais  du  Grand  Canal, 
où  les  exécutans  jouaient  dissimulés  derrière  des  tentures,  les 
rares  rumeurs  de  la  ville  arrivent,  si  précises  et  si  assourdies 
pourtant,  qu'elles  semblent  à  la  fois  très  lointaines  et  très 
proches.  Ici,  point  de  ces  touristes  pressés  et  trop  exubérans 
qui  finissent  par  gâter  les  plus  belles  choses.  Et  comme  ce 
décor  s'adapte  bien  à  ma  mélancolie  1  Demain,  je  serai  loin.  «  Il 
faut  partir,  hélas  I  écrivait  Gebhart  quittant  Athènes.  Je  vais 
encore  tourner  une  page  de  jeunesse  et  le  dos  à  l'Orient.  Si 
c'était  pour  toujours  !  »  Mais  à  quoi  bon  ressasser  les  plaintes 
que  traîne  toujours  après  elle  la  tristesse  des  adieux?  A  la  fin 
de  ces  heures  d'Italie,  je  serais  ingrat  d'oublier  qu'aucune 
d'elles  ne  me  laisse  un  souvenir  qui  ne  soit  pas  de  bonheur. 
Toutes  peuvent  se  compter  au  vieux  cadran  vénitien  où  je  lus 
jadis,  à  mon  premier  voyage  :  Boras  non  numéro  nîsi  serenas., 

Gabriel  Faure. 


REVUE   LITTÉRAIRE 


tJN    GROUPE  (1) 


Dans  l'extraordinaire  désordre  et  dans  l'abondance  éparpillée  de  la 
littérature  contemporaine,  voici  pourtant  un  groupe,  et  qui  mérite 
d'être  signalé. 

D'ailleurs,  il  n'est  pas  le  seul.  On  en  trouverait  d'autres  ;  et  même 
on  en  trouverait  plus,  sans  doute,  que  ne  le  voudraient  les  écrivains 
qu'on  y  rangerait,  car  il  est  peu  de  jeunes  écrivains  —  et  de  vieux,  si 
je  ne  me  trompe,  —  de  qui  l'on  ne  pût  dire  ce  que  disait,  d'un  peintre 
vaniteux,  un  peintre  dénué  de  clémence  : 

—  Il  ne  fait  rien  :  il  cherche  sa  personnaUté  I 

L'anarchie  est  plus  apparente  que  réelle.  Réelle,  ce  serait  trop 
beau  :  nous  aurions  autant  d'écrivains  originaux  que  d'écrivains. 
Admirons  principalement  une  grande  individuaUté  httéraire,  qui  a  fait 
acte  de  désinvolture  et  qui  s'épanouit  toute  seule;  mais  dédaignons  la 
singularité  fausse.  Que  de  talens  sont  dévoués  à  eux-mêmes  et  ne 
valent  pas  tout  ce  dévouement  I  S'ils  se  dévouaient  à  une  idée,  l'idée 
en  vaudrait  peut-être  la  peine.  L'abnégation  volontaire  suppose  la 
connaissance  de  soi  ;  et  elle  est  un  principe  de  force.  Autour  d'une 
idée,  pour  veiller  sur  elle,  pour  la  soigner  et  pour  favoriser  son 
meilleur  éploiement,  on  n'est  pas  trop  de  plusieurs.  Ainsi,  les  groupes 
littéraires  sont  honorables  et  intelhgens  qui,  au  désordre  stérile  et 
rabâcheur,  substituent  l'effort  concerté. 

Le  groupe  que  j'annonçais,  quatre  volumes  tout  récens  le  caracté- 

(1)  François  Mauriac,  L'Enfant  chargé  de  chaînes  (Grasset,  éditeur)  ;  —  Robert 
Vallery-Radot,  L'Homme  de  désir  (Pion)  ;  —  Ernest  Psichari,  L'Appel  des  armes 
(Oudiû);  —  Jean  Variot,  Les  Hasards  de  la  gueiTe  (Grès). 


206 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


risent  :  V Enfant  chargé  de  chaînes,  par  M.  François  Mauriac  ;  U homme 
de  désir,  par  M.  Robert  Vallery-Radot  ;  L'appel  des  armes,  par 
M.  Ernest  Psichari;  et  Les  hasards  de  la  guerre,  par  M.  Jean  Variot. 
Quatre  volumes,  dont  je  voudrais  indiquer  les  analogies,  et  aussi  les 
différences  (car  l'entente  n'implicrue  pas  le  sacrifice  de  chacun)  et, 
plutôt  que  les  analogies,  l'accord. 

Comment  définir  ces  écrivains?  Je  les  appellerai  des  idéologues 
réalistes  ;  et  je  compte  sur  le  rapprochement  de  ces  deux  mots,  qui  ne 
semblent  pas  destinés  l'un  à  l'autre,  pour  marquer  ce  qu'il  y  a,  résolu- 
ment, de  paradoxal  dans  leur  doctrine.  Ils  sont  des  réalistes  ;  mais 
aussi  la  réalité  ne  leur  suffit  pas  :  et  ils  s'en  échappent,  pour  aller 
quelquefois  jusqu'au  mysticisme.  Ils  sont  des  idéologues;  mais  aussi 
la  libre  métaphysique  leur  est  insupportable  :  et  ils  ramènent  à  la  réa- 
lité une  capricieuse  rêverie.  Ils  sont  des  positivistes,  en  quelque  ma- 
nière; et  ils  sont  des  doctrinaires,  en  quelque  sorte.  N'est-ce  pas  à  peu 
près  cela  qu'on  nomme  à  présent  le  pragmatisme?  Du  reste,  je  n'ose- 
rais pas  leur  attribuer  un  système  philosophique  parfaitement  lié  :  ces 
écrivains  sont  assez  divers  et,  au  surplus,  ils  n'ont  pas  un  programme 
commun  dont  ils  aient  élaboré  ensemble  et  partagé  entre  eux  les 
articles;  puis  ces  écrivains  sont  jeunes  et  l'on  aperçoit  leurs  tendances 
plutôt  qu'on  ne  voit  toutes  leurs  conclusions.  Mais,  leurs  tendances, 
tâchons  de  les  démêler. 

Ne  sont-ils  pas  conservateurs?  Ils  le  sont,  et  dignement  :  leur  zèle 
se  dépense  à  conserver  ce  que  la  plupart  des  novateurs  se  promettent 
de  détruire  ou  prétendent  qui  est  détruit.  Réactionnaires?  Oui;  et, 
même  s'ils  refusent  ce  titre,  je  le  leur  décerne  :  ils  réagissent  contre 
leurs  devanciers.  La  littérature  à  laquelle  leurs  devanciers  montraient 
le  plus  d'attachement,  c'était  (en  résumé)  une  littérature  analytique  et 
critique.  Ils  sont  une  jeunesse  qui,  au  bout  de  l'analyse  de  plus  en 
plus  délicate  et  au  bout  de  la  critique  de  plus  en  plus  audacieuse,  a 
éprouvé  un  malaise  de  l'âme  et  de  l'esprit,  un  malaise  auquel  ne 
remédiait  pas  le  nihilisme  ou  le  badinage.  Je  le  comprends  !  Peut-être 
avions-nous  mené  à  son  terme  et  comme  à  son  achèvement  notre  char- 
mant désespoir  :  qu'auraient-Us  ajouté  aux  jeux  malins  de  notre  incer- 
titude? et,  dans  le  champ  de  la  plus  élégante  et  subtile  plaisanterie, 
que  leur  laissions-nous  à  glaner?  Puis,  il  faut,  pour  aimer  un  chagrin, 
l'avoir  inventé  ou  croire  qu'on  l'invente  :  ils  ont  craint  de  ressasser  le 
nôtre,  sans  plaisir.  Et  puis,  notre  littérature  délicieuse  qui  se  tenait, 
ou  peu  s'en  faut,  à  l'écart  de  toute  activité,  qui  avait  l'air  de  s'amuser 
tout  simplement,  innocemment,  n'a-t-elle  pas,  ces  derniers  temps,  été 


REVUE    LITTÉRAIRE.  '  201 

convaincue  de  plusieurs  responsabilités  ?  Dans  l'ordre  de  la  vie  morale 
et  sociale,  on  découvre  ce  qu'elle  a  démoli,  sans  rien  bâtir.  Je  l'ai  dit 
et  je  le  répète  :  ses  responsabilités,  on  les  exagère.  Et  qui  les  exagère? 
Ceux  qui  n'ont  pas  fait  leur  devoir  de  conservation  :  les  politiques.  Si 
les  politiques  n'avaient  pas  manqué  à  leur  devoir,  cette  littérature 
qu'ils  accusent  si  bien  était  au  moins  anodine.  Mais  il  est  vrai  que 
survient  une  jeunesse  ardente,  prompte,  et  à  laquelle  ses  devanciers 
ne  lèguent  pas  une  demeure  en  bon  état  et  habitable  pour  elle.  Comme 
il  n'y  a  nulle  apparence  que  les  politiques  sortent  de  leur  nonchalance 
ou  renoncent  à  leurs  manigances  de  néant,  cette  jeunesse  se  met  à  la 
besogne  :  et  elle  rebâtit  sa  maison,  qui  est  la  maison  française. 

EUe  va  vite  ;  et  elle  va  un  peu  trop  vite,  à  mon  gré.  C'est  aussi  bien 
qu'elle  est  pressée  !  Et  qous  le  lui  reprocherons,  mais  non  sans  trouver 
dans  notre  faute  son  excuse.  Plusieurs  de  ces  jeunes  écrivains  risquent 
de  ne  point  nous  toucher,  à  cause  de  leur  sagesse,  disons,  précoce  ou 
voire  prématurée.  Est-ce  un  trait  de  notre  vieille  corruption,  de  notre 
perversité  ?  les  saints  nous  émeuvent  surtout  s'ils  ont  péché,  s'ils  se 
repentent  de  torts  par  lesquels  nous  leur  ressemblions,  saint  Augustin 
docteur  converti,  saint  François  d'Assise  qui  mena  dans  les  vallées 
d'Ombrie  une  allégresse  profane  avant  de  les  consacrer  par  sa  gaieté 
pieuse.  Ces  jeunes  hommes  si  tôt  sages  et  qui  n'ont  pas  eu  le  temps 
de  commettre  leurs  délits  dans  l'action  ni  dans  la  pensée,  nous  allons 
à  chaque  instant  leur  demander  d'où  ils  se  convertissent,  de  quoi  ils 
se  repentent.  Mais  que  répliquerons-nous,  s'ils  nous  répondent  qu'ils 
se  convertissent  de  nos  erreurs  et  qu'ils  se  repentent  de  nous?.,. 

En  examinant  les  générations  successives  d'un  peuple,  il  ne  faut 
pas  omettre  leur  continuité.  Chacune  d'elles  ne  contient  pas  toute  une 
histoire;  chacune  d'elles  ne  déroule  pas  toute  une  dialectique.  Elles 
ont  dans  les  précédentes  ce  dont  elles  profitent  et  ce  qu'elles  expient, 
leurs  prémisses  ;  elles  ajoutent  des  corollaires,  où  il  y  a  leur  fantaisie 
et  aussi  les  exigences  du  syllogisme  antérieur.  L'étonnante  génération 
qui  maintenant  incline  vers  le  soir,  on  ne  la  comprend  pas  du  tout,  si 
l'on  ne  songe  qu'elle  dérive  d'une  guerre  où  elle  n'a  point  combattu  et 
où  ses  pères  ont  subi  le  malheur  des  armes.  La  nouvelle  génération  a 
laquelle  appartient  le  groupe  dont  je  parle,  elle  succède  à  nous  qui 
avons  été  des  vaincus  sans  reproche  et  sans  autre  revanche  que  celle 
de  l'art,  de  la  science  et  du  goût  :  triomphe  joli  ou,  plutôt,  défaite 
ornée  joliment.  Quelques  jeunes  gens  se  dépêchent  de  racheter  leur 
péché  originel,  commis  par  nous.  Leur  rapidité  nous  surprend  :  mais 
aussi  nous  nous  attardions. 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  héros  de  M.  Ernest  Psichari,  dans  L'nppel  des  armes,  un  capi- 
taine, a  conscience  de  représenter  «  une  grande  force  du  passé,  »  — 
l'armée;  — il  ajoute  :  «  la  seule,  avec  l'ÉgUse,  qui  reste  vierge,  non 
souDlée,  non  décolorée  par  l'impureté  nouvelle.  »  Et,  plusieurs  fois, 
il  reprend  la  comparaison  de  ces  deux  forces.  Même  il  relève,  comme 
significative,  la  formule  des  gaillards  à  qui  font  peur  ensemble,  et  qui 
l'avouent,  «  le  sabre  et  le  goupillon.  »  Eh  !  bien,  oui  :  Ense  et  cruce,  dit 
l'Écriture. 

On  a  bouleversé,  dans  notre  pays,  depuis  un  siècle  et,  avec  plus 
d'acharnement,  depuis  un  quart  de  siècle,  à  peu  près  tout.  Et  plusieurs 
choses  ont  cédé,  qu'on  aurait  crues  plus  résistantes.  Notre  jeunesse  a 
le  sentiment  d'être  née  dans  des  ruines.  Elle  regarde  autour  d'elle  et, 
parmi  les  décombres,  elle  voit  deux  édifices,  deux  seulement,  qui  n'ont 
pas  bougé,  l'église  et  l'armée.  Ne  les  a-t-on  pas  attaquées  ?  Si  ;  avec 
plus  de  violence  que  tout  le  reste.  Mais  on  n'est  pas  venu  à  bout 
d'elles.  On  n'a  pas  fini  de  les  tourmenter:  les  voici,  après  les  épreuves, 
pareilles. 

Il  y  a,  dans  la  nouvelle  génération  française,  —  et  dans  le  groupe 
que  j'étudie,  —  un  trait  qui  la  distingue  des  générations  précédentes 
elle  ne  peut  pas  souffrir  l'incertitude.  Nous  l'avons  soufferte,  assez 
facilement;  le  scepticisme  ne  nous  attristait  pas  beaucoup.  Mais  notre 
scepticisme  est  aujourd'hui  bien  démodé.  La  nouvelle  génération  fran- 
çaise réclame  un  dogmatisme  avec  autant  de  zèle  que  nous  en  mettions 
à  ne  pas  conclure  précipitamment  et,  mon  Dieu,  à  ne  pas  conclure. 

Le  philosophe  Kant,  de  Kœnigsberg,  avait  démontré  que  toutes  les 
affirmations  humaines,  touchant  l'existence  de  Dieu,  la  vie  future  et 
les  sanctions  d'outre-tombe,  touchant  aussi  n'importe  quoi,  ne  valaient 
rien.  Et  il  examinait  toutes  les  démonstrations  ontologiques,  cosmo- 
logiques, physico-théologiques  :  il  les  détraquait  ;  puis  il  prouvait  que 
toutes  autres  démonstrations  possibles  seraient  de  même  quahté.  C'est 
l'œuvre  de  la  raison  pure  :  elle  avait  dévasté  l'univers  intelhgible 
Mais,  brave  homme  (dit  Henri  Heine),  le  philosophe  Kant  vit  que 
pleurait  et,  de  chagrin,  laissait  tomber  son  parapluie  le  vieux  Lampe, 
ser\iteur  fidèle,  et  qui  l'accompagnait  à  la  promenade.  Emmanuel  Kant 
songea  :  «  Il  faut  que  le  vieux  Lampe  ait  un  Dieu,  sans  quoi  point  de 
bonheur  pour  le  pauvre  homme  ;  or,  l'homme  doit  .être  heureux  en  ce 
monde.  C'est  ce  que  dit  la  raison  pratique.  »  Et,  substituant  la  raison 
pratique  à  la  raison  pure,  Emmanuel  Kant  restaura  tout  ce  qu'il  avait 
saccagé.  Cette  anecdote,  qu'a  si  drôlement  inventée  Henri  Heine,  est 
la  caricature  du  Kantisme  :  une  caricature,  mais  ressemblante.  Pour 


REVUE    LITTERAIRE. 


200 


me  tenir  à  mon  propos,  nous  avons  eu,  en  France,  des  années  dange- 
reuses de  raison  pure,  des  années  auxquelles  succède  un  hardi  mouve- 
ment de  raison  pratique.  Au  temps  de  la  raison  pure,  l'impératif  caté- 
gorique avait  un  peu  l'air  de  sentimentale  et  molle  complaisance 
qu'Henri  Heine  lui  attribue.  Ce  temps  est  passé  :  nos  jeunes  gens  con- 
sidèrent sans  doute  les  prouesses  de  la  raison  pure  comme  un  futile 
et  criminel  exercice  de  sophistique  industrieuse  ;  et  ils  sont  touchés 
de  l'impératif  catégorique. 

J'ai  cité  Kant,  à  leur  sujet.  Ce  n'est  pas  qu'ils  aient  grandement 
subi  l'influence  de  ce  philosophe.  Mais  le  Kantisme,  avec  ses  deux 
momens,  l'un  de  destruction  et  l'autre  de  soudaine  édification,  symbo- 
lise à  mon  gré  cette  époque-ci  et  les  deux  générations  qui  l'occupent, 
l'une  qui  s'en  va  et  l'autre  qui  arrive. 

Leur  philosophe,  c'est  Pascal.  Ils  l'ont  lu,  médité,  compris. 
M.  Mauriac,  M.  Vallery-Radot,  M.  Psichari  le  citent  plusieurs  fois,  et 
justement.  M.  Variot  cite  Descartes,  comme  «  grand  organisateur.  >^ 
Pour  Descartes,  le  doute  est  méthodique,  —  un.  procédé  de  démons- 
tration, —  et  il  est  provisoire,  de  même  qu'en  dépit  des  moqueries 
d'Henri  Heine, 'la  raison  pure  d'Emmanuel  Kant,  pour  Emmanuel  Kant, 
est  provisoire  et  prépare  méthodiquement  l'intervention  de  la  raison 
pratique.  Et  c'est  un  impératif  catégorique  que  pose,  lui  aussi,  Pascal 
quand  n  écrit  :«  Vous  êtes  embarqué...  Il  faut  choisir...  Naturelle- 
ment, cela  vous  fera  croire  et  vous  abêtira.  —  Mais  c'est  ce  que  je 
crains.  —  Et  pourquoi?  qu'avez-vous  à  perdre  ?  »  Ces  lignes  pour- 
raient servir  d'épigraphe  à  chacun  des  quatre  volumes  que  je  signale; 
et  elles  résument  la  philosophie,  plus  ou  moins  nette,  mais  vive,  de 
ces  écrivains  qui,  dans  le  doute  où  ils  étaient  abandonnés  par  leurs 
maîtres,  «  parient  »  pour  l'Éghse  et  «  parient  »  pour  l'armée.  Ils  sont 
pascahens,  comme  leurs  prédécesseurs  étaient  voltairiens  :  car  tels 
semblent  être  les  deuxcourans  entre  lesquels  pouvait  hésiter  la  pensée 
française  contemporaine.  Que- donne,  en  fait  de  Uttérature,  cette 
importante  renaissance  pascalienne  ? 

M.  François  Mauriac  avait  publié  deux  petits  volumes  de  vers,  Les 
mains  jointes  et  L'adieu  à  l'adolescence.  Avec  beaucoup  de  goût,  de 
simplicité,  de  grâce,  il  notait  l'émoi,  les  souvenirs,  les  ferveurs,  l'in- 
quiétude d'un  enfant  pieux,  élevé  selon  le  bon  usage,  et  qui  esta 
l'abri  des  plus  terribles  malheurs,  non  de  toute  mélancolie,  et  qui  rêve 
dans  les  limites  où  on  le  garde,  et  qui  souffre,  mais  qui  n'exagère,  ni 
pour  lui  ni  pour  les  autres,  sa  douleur.  Poèmes  délicats,  frissonnans 

TOME    XVII.    —    1913.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  brise  matinale  et  colorés  de   fraîche  lumière.  Le  soin  minutieux 
avec  lequel  l'auteur  de  ces  poèmes  ne  dépassait  point  sa  vérité,  on  le 
retrouve  dans  cet  Enfant  chargé  de  chaînes,  un  roman  très  peu  roma- 
nesque et  où  l'enfant  des  poèmes,  devenu  un  jeune  homme,  raconte 
sa  première  expérience  de  la  vie.  Il  a  de  précieuses  velléités:  il  vou- 
drait agir  et  consacrer  au  bien  son  activité  généreuse.  Auprès  de  lui, 
ses  camarades  sont  dévoués  à  une  œuvre  de  propagande  catholique. 
Il  se  joint  à  eux.  Mais  il  est  chargé  de  chaînes,  qui  entravent  son 
allure  d'apôtre.  Et,  ces  chaînes,  ce  sont  les  concupiscences  de  la  Utté- 
rature  et  de  l'art.  On  ne  s'en  délivre  point  aisément,  car  on  les  aime. 
Ces  jeunes  gens,  à  qui  leurs  devanciers  n'ont  pas  laissé  une  discipline, 
leurs  devanciers  leur  ont  laissé  sur  l'âme  et  sur  l'esprit  ces  chaînes, 
moins  lourdes    que    nombreuses    et    embarrassantes.   Le  sujet  du 
roman,  c'est  l'effort  que  fait   l'enfant  pour  se  dégager.  Si,  en  fin  de 
compte,  il  ne  se  dégage   pas  absolument,  l'effort  implique  déjà  la 
délivrance,  —  et  «  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne  m'avais  déjà 
trouvé.  »  Voilà  la  signification  religieuse  de  ce  livre,  tout  pénétré  de 
sentiment  chrétien.  Et  c'est  un  Uvre  charmant,  joliment  écrit,  avec 
poésie,  avec  une  sincérité  ornée  de  quelque  ironie  :  ironie  et  sincérité 
vont  ensemble,  parfois  ;  et  l'ironie  qu'on  applique  à  soi-même  est  une 
forme  ingénieuse  de  la  pénitence.  L'ironie  qu'on  applique  à  son  voisin, 
si  l'on  n'est  pas  pharisien  du  tout,  c'est  une  autre  sorte  de  pénitence, 
car  mon  voisin  me  ressemble.  Et,  dans  cet  Enfant  chargé  de  chaînes, 
il  y  a  plusieurs  voisins  traités  avec  le  discernement  le  plus  avisé  ;  il  y 
a  notamment  un  Jérôme  Servet,  type  de  démocrate  chrétien,  conqué- 
rant d'âmes  et  agitateur  de  consciences,  chargé  de  chaînes,  lui  aussi, 
chargé  des  chaînes  de  l'orgueil,  et  qui  promulgue  en  bulletins  de 
hautaine  victoire  l'évangile  de  l'humilité  charitable.  Étrange  garçon!... 
Il  traite  ses  collaborateurs  comme  Napoléon  ses  généraux.  Puis,  ce 
Napoléon  tout  à  coup  s'attendrit  sur  lui-même,  devient  un  rédempteur 
attentif  à  lui-même  et,  sur  le  point  de  quitter  ses  apôtres,  leur  dit. 
«  Mes  petits  enfans,  il  convient  que,  même  éloigné,  je  sois  présent  au 
fond  de  chacun  de  vos  cœurs.  Mes  petits  enfans,  vous  m'êtes  fidèles, 
je  le  sais,  mais  pas  tous...  »  Et  U.  emprunte  le  langage  du  Christ,  avec 
une  bizarre  effronterie.  S'en  aperçoit-il?  É\âdemment,oui,  et  ne  fût-ce 
qu'au  plaisir  qu'il  en  éprouve.  Ses  fidèles,  non,  tant  il  les  tient  sous 
son  prestige;   ses  fidèles,  non,  hors  l'un  d'eux,  l'enfant  chargé  de 
chaînes,  qui  connaît  et  let  chaînes  qu'il  porte  et  les  chaînes  d'autrui. 
Ce  personnage  de  Jérôme  Servet  me  paraît  être  l'un  des  plus  fins  por- 
traits qu'aient  tracés  à  la  perfection  nos  romanciers  d'à  présent,  et 


REVUE    LITTERAIRE. 


211 


avec    quello    aisance,    quelle    sûreté    habile,   quelle   malice,    émue 
pourtant  ! 

Jérôme  tombe  à  genoux  et  prie.  Tout  son  orgueil  est  dans  sa 
prière;  son  orgueil  et  sa  foi;  et  puis  son  angoisse.  Il  joue  un  rôle  ;  et 
il  sait  qu'il  le  joue,  mais  il  le  joue  de  tout  son  cœur.  Un  tel  maître, 
pour  des  disciples  de  vingt  ans  !  Son  angoisse  héroïque  devient,  chez 
eux,  tous  les  scrupules.  M.  Mauriac  les  a  très  nettement  présentés, 
ces  tourmens  de  l'âme  religieuse  ;  et  il  les  a,  dans  son  Jean-Paul 
chargé  de  chaînes,  mêlés  aux  troubles  de  l'adolescence.  Sa  peinture 
est  d'un  artiste  pieux,  certes,  et  adroit. 

L'auteur  de  V Enfant  chargé  de  chaînes  nous  a  menés  aux  abords  de 
1  "église,  sur  le  ,parvis  où  l'on  cause  avant  d'aller  à  la  messe  ;  et  l'on 
traîne  un  peu.  Mais  on  tient  à  la  main  son  paroissien;  puis  les  cloches 
sonnent  et  vous  appellent.  Vous  êtes  sur  le  point  d'entrer.  C'est  ici 
que  Fauteur  de  V Enfant  chargé  de  chaînes  nous  abandonne.  L'auteur 
de  V Homme  du  désir  nous  mène  jusque  dans  l'égUse. 

Dès  la  première  page  du  livre,  nous  sommes  avertis  :  ce  n'est  pas 
un  livre  pour  les. libertins.  Las  des  «  pbysiologies  du  roman  contem- 
porain, »  M.  Robert  Vallery-Radot  rêva  d'une  œuvre  où  fût  chanté 
«  l'amour  véritable.  »  Quel  amour  ?«  L'amour  dont  parle  Dante,  qui 
ment  les  sphères  et  les  âmes;  »  l'amour  qui  animait  Pascal,  la  nuit 
qu'il  écrivait  :  «  Certitude.  Certitude,  sentiment.  Joie.  Paix  ;  »  l'amour 
qui  exalte  les  saints,  «  dont  nous  sommes  les  participans  très  indignes;  » 
enfin,  l'amour  de  Dieu.  Noble  résolution,  et  qm  est  déjà  l'honneur 
d'un  écrivain  :  remplacer  par  de  tels  sujets,  d'une  si  haute  dignité, 
d'un  si  sublime  intérêt,  les  petites  histoires  folâtres  et  mesquines  dont 
les  romanciers  se  contentent  vulgairement.  Le  héros  du  livre  est  un 
prêtre,  et  qui  raconte  comment  il  a  renoncé  à  tous  ses  désirs  pour 
n'être  plus  qu'un  vicaire  dans  une  paroisse  de  faubourg.  A-t-il  renoncé 
à  tous  ses  désirs?  Non.  Il  les  a  épurés,  il  les  a  transformés  et  glorifiés 
dans  leur  total  substantiel,  qui  est  l'amour  divin;  il  leur  a  donné  toute 
la  possession  à  laquelle  les  désirs  ne  savent  pas  qu'ils  prétendent  et 
qui  seule  les  satisfait,  la  possession  de  Dieu. 

Magnifique  aventure!  Le  livre  est  beau.  Pourrait-il  ne  pas  l'être, 
avec  cette  qualité  de  pensée,  avec  la  fière  audace  de  l'écrivain  qui  n'a 
pas  redouté  le  poids  d'une  telle  pensée  et  qui  la  porte  sans  défail- 
lance? Mais,  je  le  lui  reproche:  il  n'est  que  beau.  Il  ne  me  touche 
guère.  Le  héros  de  cette  confession,  —  ai-je  tort?  —  je  ne  sens  point 
qu  il  ait  passé  par  des  péripéties  où  mon  libertinage  (peut-être)  l'eût 
accompagné.  Dès  le  commencement  de  sa  roule,  il  était,  au  prix  de 


>, 


212  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

moi,  parfait  ;  et  il  avait,  en  partant,  une  avance  que  je  n'ai  pas  su 
rattraper.  Ensuite,  je  ne  le  voyais  que  loin  et  mes  yeux  l'ont  perdu. 
Le  voyageur  mystérieux  que  deux  hommes  avaient  rencontré  sur  le 
chemin  d'Emmaiis  prit  leur  allure  de  pauvres  hommes  pour  qu'ils 
pussent  le  suivre. 

Mais,  l'intention  de  M.  Vallery-Radot,  je  la  devine.  11  ne  voulait 
pas  que  son  héros  se  fit  prêtre  par  désespoir,  après  mille  malheurs 
humains  et  poignans  ;  il  voulait  que  ce  dénouement  fût,  de  progrès 
en  progrès,  le  triomphe  de  la  joie  et  de  la  certitude,  et  fût  l'œmTe  de 
la  grâce.  Or,  est-U  rien  de  plus  exactement  sublime  que  l'œuvre  de  la 
grâce?...  Seulement,  le  héros,  aux  mains  de  Dieu,  m'échappe.  Ses 
mystiques  prières  vont  de  lui  à  Dieu,  sans  moi.  Il  songe  à  une  jeune 
Me  qu'il  a  aimée,  et  il  écrit  :  «  Maintenant  que  me  voici  dépouillé  du 
monde,  je  vis  pour  toi,  ma  prière  attentive  te  suit  et  te  garde  ;  toutes 
mes  souffrances  te  sont  comptées;  je  te  possède  par  ce  que  j'ai  déplus 
pur,  par  delà  les  ombres  périssables,  par  delà  la  mort.  »  Jacquehne 
Pascal,  ayant  pris  le  voile,  écrivait  :«  Dieu  sait  que  j'aime  plus  ma 
sœur,  sans  comparaison,  que  je  ne  faisais  lorsque  nous  étions  toutes 
deux  du  monde,  quoiqu'il  me  semblât  en  ce  temps  que  l'on  ne  pouvait 
rien  ajouter  à  l'affection  que  j'avais  pour  eUe.  »  Eh  bien  !  cette  terrible 
fille,  vouée  à  Dieu  si  passionnément,  n'a-t-elle  pas,  dans  la  phrase, 
plus  d'indulgence  et  plus  d'émoi  tremblant  que  le  saint  de  M.  Vallery- 
Radot?  Je  l'aime  ;  et,  lui,  je  ne  parviens  qu'à  l'admirer. 

«  DéUvrons-nous  de  l'art  même,  si  l'art  nous  doit  cacher  Dieu  I  » 
s'écrie  l'homme  de  désir  :  mais  il  écrit  un  roman.  Et  je  sais  bien  qu'un 
roman  n'est  pas  un  objet  dont  la  forme  soit  arrêtée  à  jamais.  —  Alors, 
dira  l'auteur  de  ce  livre,  mettons  que  ce  n'est  point  un  roman.  — 
Qu'est-ce  donc?...  Et,  end'autres  termes,  il  me  semble  que  M.  Vallery- 
Radot  n'a  poLQt  trouvé,  pour  sa  pensée  nouvelle,  une  nouvelle  forme 
littéraire;  il  emploie  une  forme  ancienne  et  qu'un  usage  imprévu  dé- 
sorganise. Il  a  son  inspiration,  qui  le  place  très  haut  parmi  nos  écri- 
vaiQs  ;  mais  il  n'a  pas  encore  son  esthétique  :  et  il  lui  reste  d'inventer 
son  art. 

C'est  la  tentation  des  penseurs  :  enchantés  de  la  doctrine,  ils  dé- 
daignent facilement  la  frivolité  de  la  littérature.  Ont-ils  peur,  eux 
aussi,  de  préférer  à  ce  qui  est  chanté  la  voix  qui  chante?  En  l'honneur 
de  Dieu,  ou  de  leur  idée,  ils  dépouillent  les  beautés  de  l'art  :  que  ne 
consacrent-ils  plutôt  à  Dieu,  à  leur  idée,  toutes  beautés  imaginables, 
voire  quelque  virtuosité,  ainsi  que  faisaient  les  peintres  anciens?  C'est 


REVUE    LITTÉRAIRE.  213 

le  précieux,  modeste  et  ravissant  hommage  d'un  artiste  :  il  donne  ce 
qu'il  a  et,  comme  le  baladin  de  Notre-Dame,  il  exécute  pour  elle  ses 
meilleurs  tours. 

Quelques  écrivains  religieux  préfèrent  à  l'hommage  le  sacrifice; et 
ils  appauvrissent  exprès  leur  manière  :  ainsi,  dans  La  brebis  égarée,  le 
grand  poète  Francis  Jammes.  Il  m'est  impossible  de  les  approuver. 
Et  quelquefois  les  écrivains  les  plus  vaillamment  démonstratifs  ne 
manquent  pas  d'aller  jusqu'à  l'extrême  négligence.  M.  Ernest  Psichari, 
par  exemple,  a  beaucoup  de  mauvaises  pages,  à  peines  écrites.  Je 
l'en  veux  blâmer  et,  avec  lui,  tant  de  conservateurs  qui  écrivent  mal. 
Un  conservateur  qui,  en  écrivant  mal,  affirme  l'amitié  qu'il  a  pour  les 
traditions  françaises,  omet  la  tradition  précisément  que  les  écr^ains 
sont  chargés  de  défendre,  celle  du  bon  style  français;  il  omet  son 
premier  devoir  d'écrivain.  D'autres  devoirs,  plus  grandioses, le  tentent: 
et,  son  humble  devoir  à  lui,  qui  le  fera?.. 

Mais,  à  côté  des  mauvaises  pages,  —  molles,  embrouillées,  ou  em- 
pêtrées, ou  accablées,  —  que  d'excellentes  pages,  dans  V Appel  des 
armes/  On  dirait  alors  que,  d'un  brouillard,  sort  et  s'élance  une  clarté. 
Mieux,  on  dirait  que,  dans  le  petit  jour,  un  escadron  las  et  qui  patau- 
geait avec  difficulté  entend  ses  trompettes  et  part  :  il  a  son  entrain, 
son  alacrité. Il  galope;  autour  de  lui,  l'atmosphère  est  pure  et  saine. 

«  Lorsque  l'auteur  de  ce  récit  fit  ses  premières  armes  au  ser\dce 
de  la  France,  il  lui  sembla  qu'il  commençait  une  vie  nouvelle  :  »  et 
c'est  le  bienfait  de  cette  vie  nouvelle  que  M.  Ernest  Psichari  offre  à 
qui  le  voudra.  Fnse  et  cruce  :  il  offre  le  bienfait  de  l'épée.  M.  Vallery- 
Radot  nous  mène  à  l'église  :  il  nous  mène  à  l'armée.  A  la  vraie 
armée  I  II  note  que  l'armée  a,  comme  l'Église,  ses  modernistes  :  or, 
«  le  modernisme  est  la  grande  épreuve  de  l'Église;  c'est  aussi  l'épreuve 
de  l'armée.  »  Les  modernistes  de  l'armée  considèrent,  les  malheu- 
reux, que  tout  évolue  et  que  l'armée  est  dans  l'alternative  «  de  mourir 
ou  d'acquérir  le  sens  des  réaUtés  modernes.  »  Ils  vous  feraient  une 
armée  humanitaire,  philosophe  et  pacifiste.  Et  qu'est-ce  qu'une  telle 
armée?  A  proprement  parler,  ce  n'est  rien.  A  ces  fades  niaiseries 
opposons  la  prière  franche  et  vive  qu'adresse  à  Dieu,  dans  l'église  de 
Cherbourg,  le  soldat  Vincent  :  «  Faites  que  je  sois  fort  et  que  je  tue 
beaucoup  d'ennemis...  » 

Le  soldat  Vincent,  fils  d'un  instituteur  qui  ne  peut  voir  un  uniforme 
sans  entrer  dans  le  délire  où  sont  les  vaches  devant  un  morceau  de 
drap  rouge,  hésitait  et,  parmi  les  séductions  diverses  des  théories,  ne 
savait  plus  où  poser  sa  prédilection.  Et  il  était  éperdu,  comme  l'est 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  jeune  homme  de  ce  temps.  Le  capitaine  Nangès  l'a  sauvé,  par  son 
exemple,  par  son  ascendant,  par  ce  qu'a  de  persuasif  le  spectacle  d'une 
existence  analogue  sans  cesse  aux  principes  dont  elle  se  réclame. 
Nangès  n'est  pas  un  héros  extraordinaire;  et  il  n'a  point  de  génie. 
Mais,  ce  qu'il  est,  il  l'est  absolument  :  et  il  est  officier.  Il  l'est 
comme  on  ne  peut  pas  l'être  davantage.  Il  l'est  avec  l'assurance  qu'il  a 
raison  de  l'être.  Il  a  conscience  d'appartenir  à  une  équipe  de  gens  — 
l'armée  —  qui  ont  une  tâche  en  ce  monde.  Leur  tâche  :  fabriquer  de 
l'histoire.  Or,  à  notre  époque  riche  d'historiens,  on  ne  fait  plus  d'his- 
toire ;  on  en  écrit,  on  n'en  fait  plus.  C'est  là,  remarque  Nangès,  «  un 
des  signes  les  plus  étonnans  de  notre  barbarie.  »  Alors,  les  soldats? 
Ils  sont  prêts,  pour  le  jour  où  l'histoire  recommencera.  Etpuis  ils  sont 
tout  équipés,  afin  qu'il  y  ait  des  soldats.  Il  le  faut  :  et  cet  impératif 
catégorique  sur  lequel  repose  l'affirmation  de  l'Église,  nous  le  retrou- 
vons pour  l'affirmation  de  l'armée. 

A  la  caserne,  à  la  manœuvre  et  à  la  guerre  d'Afrique,  Nangès  nous 
apparaît  comme  un  être  qui  accomplit  une  besogne  incontestable  et 
dont  l'efficacité  n'est  soumise  à  nulle  hésitation  ni  à  nulle  chicane  : 
regardez-le!...  Ainsi  l'armée,  de  même  que  l'Ëghse,  ouvre  un  refuge 
de  tranquilUsant  dogmatisme  à  des  âmes  q[ue  le  doute  idéologique  em- 
poisonnait. 

Le  roman,  d'un  bout  à  l'autre,  est  salubre  :  on  s'y  porte  bien  et,  à 
le  lire,  on  sent  que  vous  fouette  un  air  tonique,  que  vous  excite  une 
allégresse  de  santé.  Le  roman,  vers  la  fin,  prend  une  véritable  gran- 
deur. Dans  le  sud  marocain,  Nangès,  après  des  escarmouches  et  des 
combats,  rencontre  un  officier.  Il  le  voit,  comme  dans  un  mirage;  et 
il  se  nomme  :  —  Capitaine  Nangès,  de  l'artillerie  coloniale.  — Lieutenant 
Timoléon  d'Arc,  répond  la  vision.  Oui,  l'ami  du  comte  de  Vigny...  Et 
l'on  se  soutient  du  donjon  de  Vincennes,  de  la  grandeur  et  de  la  ser- 
vitude militaires.  Nangès,  comme  Timoléon  d'Arc  et  le  comte  de 
Vigny,  a  éprouvé  «  la  grande  tristesse  de  l'armée.  »  Mais,  dit  à  Nangès 
Timoléon  d'Arc,  «  vous  connaissez,  vous  autres,  des  grandeurs  nou- 
velles ;  vous  avez  dans  le  cœur  la  haine,  c'est  ce  qui  nous  manquait. 
Depuis  quarante  ans...  Le  comte  de  Vigny  l'a  bien  dit  :  nous  ne  pen- 
sions qu'à  cette  grande  ombre  qui  nous  dominait;  au  heu  que  vous, 
vous  attendez  quelqu'un...  »  Et  Nangès  :  «  Ce  que  l'armée  a  été  pour 
vous,  monsieur,  elle  l'est  aujourd'hui  pour  beaucoup  de  Français.  Où 
trouver,  se  disaient-ils,  une  raison  d'être  ?  où  trouver  une  règle,  une 
loi? où  trouver,  dans  le  désordre  de  la  cité,  un  temple  encore  debout?..  » 

Cette  pensée,  à  laquelle  M.  Ernest  Psichari  a  dédié  V Appel  des 


REVUE    LITTÉRAIRE.  215 

armes,  M.  Jean  Variot  lui  a  dédié  Les  hasards  de  la  guerre,  un  chef- 
d'œuvre. 

Andréas  Hermann  Ulrich...,  né  à  Strasbourg  vers  1880,  fut  un 
enfant  triste^  farouche  et  qui  cachait  sous  un  masque  impassible  une 
tendre  sensibilité.  Orphelin,  élevé  par  sa  grand'mère,  il  a  deux 
oncles,  un  ancien  officier  de  marine  et  un  ancien  officier  de  l'armée, 
deux  surprenans  bonshommes  qui  premièrement  se  ruinent  et  enfin 
le  Iciisscnt  sans  argent,  —  qu'importe?  —  sans  maison  et  sans  aucune 
attache  dans  la  vie.  Il  essaye  l'existence  comme  il  peut.  L'une  de  ses 
tentatives  serait  d'acquérir,  en  travaillant,  une  somme  qui  lui  permît 
de  racheter  sa  maison  :  dans  la  maison  où  ses  pères  ont  vécu  et  sont 
morts,  il  continuerait  leur  coutume.  Mais,  travailler?  chez  qui,  où?  0 
ne  trouve  sa  place  nulle  part.  L'autre  tentative  serait,  faute  d'une 
famille,  de  s'en  faire  une  dans  l'humanité  ancienne  :  il  en  assumerait 
le  rêve  et  le  souvenir  qu'attestent  les  hvres,  les  tableaux,  les  champs 
debataillos  illustres.  Devant  les  tableaux,  il  a  conscience  de  n'être  pas 
un  artiste  :  «  J'ai  battu  en  retraite,  comme  nous  disons.  »  Il  sait  ce 
qu'il  est;  et  il  n'admet  en  lui  que  ce  qui  est  de  lui,  car  il  cherche  à 
composer  l'authentique  réahté  de  sa  personne.  Les  livres  ?  Il  y  a 
Montlucle  brave  et  ce  qu'il  a  dit,  en  1554,  défendant  Sienne  contre  le 
condottiere  Medici,  marquis  de  Marignan  :  «  Il  faut  crever  plutôt,  ou 
reconquérir  ce  que  vous  avez  perdu  !  »  Ne  le  sait-il  pas,  lui  Français 
d'Alsace  et  orphehn  dépouillé  du  sol  et  des  murs  qui  lui  appartenaient  : 
il  le  sait  mieux,  à  la  lumière  d'une  parole  décisive.  Mais,  reconquérir? 
Il  faut  ne  pas  être  seul;  il  faut  entrer  dans  une  armée.  Andréas  lit  la 
Théorie  de  la  grande  guerre,  par  K.  de  Clausewitz,  général  prussien; 
et  la  science  de  la  guerre  lui  apparaît  comme  la  plus  belle  et  forte, 
«  celle  qui  est  commandée  par  la  raison  même  de  la  nature  humaine, 
la  lutte.  »  Il  visite  les  champs  de  bataille  :  Wagram,  AusterUtz,  Esslin- 
gen,  la  Bérésina.  Il  en  ressent  la  mélancolie  glorieuse  et  l'enivrante 
majesté;  puis,  éveillant  la  mémoire  des  morts,  il  voit  les  ahg'nemens 
humains,  les  foules  disciplinées,  cette  géométrie  calculée  et  ^dvante, 
la  décision  multiple  et,  dans  la  masse  qu'une  volonté  soulève,  l'initia- 
tive obéissante  de  chacun.  Désormais,  il  connaît  son  devoir  pareil  à 
son  désir  :  être  un  soldat  dans  une  armée.  Un  pays  a  besoin  d'une 
«  caste  exemplaire;  »  et  c'est,  dans  une  démocratie,  le  rôle  de 
l'armée.  Ou  bien  le  rûle  de  l'ÉgUse.  Mais,  de  nature,  on  est  ou  prêtre 
ou  soldat;  Andréas,  soldat.  Seulement,  il  n'a  plus  l'âge  d'un  soldat  de 
chez  nous.  Donc,  il  lui  reste  de  refaire  sa  vie  parmi  les  «  aventuriers 
miUtaires  :  »  il  s'engage  dans  la  Légion.   A  lu  bataille,  en  Afrique,  il 


216 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sera  blessé  mortellement.  Du  lit  où  il  souffre  en  attendant  l'agonie,  à 
l'hôpital  de  Casablanca,  il  écrit  :  «  J'ai  été  bien  heureux  pendant  les 
derniers  temps  de  ma  vie  !  » 

Pour  dégager  le  dessein  du  livre,  je  l'ai  réduit  à  ses  idées.  L'on  n'en 
voit  plus  que  le  squelette.  Mais  qu'on  veuille  en  imaginer  les  idées 
remuantes  et  charnues.  Admirable  récit  :  chacun  des  épisodes  y  est 
un  geste  dans  la  continuité  d'une  action  logique  et  dramatique.  Des 
péripéties  variées  et  qui  se  développent  avec  régularité,  sans  que  rien 
y  soit  adventice,  de  sorte  que  c'est  la  substance  même  du  sujet  qui  se 
nourrit  et  qui  s'épanouit.  Un  ordre  vivant  :  et  l'auteur  a  procédé  selon 
sa  doctrine  morale  ;  la  composition  du  livre  est  l'emblème,  l'exemple 
et  la  preuve  de  son  éthique. 

Que  de  scènes  traitées  avec  la  plus  forte  maîtrise!  Et  le  pittoresque 
le  plus  intelligent,  qui  nous  dépayse  et  ainsi  nous  amuse,  et  qui  ne 
nous  déconcerte  pas.  L'auteur  sait  nous  accoutumer  sans  retard  à  des 
singularités  d'âmes  et  de  mœurs  qui,  nous  ayant  divertis,  engagent 
notre  confiance  et  ainsi  notre  intérêt.  Il  arrive,  dans  l'originalité  sur- 
prenante, à  l'évidente  vérité,  qui  est  le  don  principal  du  conteur. 

Les  sentimens  sont  délicats  et  mâles.  Le  plus  moderne  émoi  revêt 
ici  un  caractère  cornélien.  Que  d'énergie  dans  la  douleur  et  de  noblesse 
dans  le  pathétique!  Andréas,  si  réel,  et  individuel  avec  une  si  fière 
désinvolture,  s'agrandit  jusqu'au  plus  magnifique  symbole  et  le  plus 
concluant.  Ce  garçon  qui  n'a  rien  fait  de  mal,  qui  pâtit  d'avoir  été 
abandonné  par  ses  morts  et  de  n'avoir  pas  deviné  ce  que  ses  morts  lui 
devaient  dire,  et  qui,  cherchant  sa  discipline,  arrive  à  cette  extrémité 
hautaine  de  se  mettre  à  son  rang  parmi  les  soldats  de  fortune,  cet 
aventurier  qui  réclame  une  rude  contrainte,  et  fût-elle  arbitraire,  in- 
carne tout  le  malheur  de  son  temps,  le  désespoir  et  la  dignité,  la  grande 
angoisse  et  décision  d'une  jeunesse  qui  a  pris  au  sérieux,  qui  a  pris 
au  tragique  les  dévastations  011  flânent  encore  et  vieillissent  curieuse- 
ment quelques  joueurs  de  flûte,  les  derniers  peut-être. 

André  Beaunier. 


'»■ 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


QUELQUES  RECHERCHES  RÉCENTES  SUR  L'OCÉAN 


«  La  mer  !  La  mer  !  »  Tel  fut  le  cri  joyeux  des  dix-mille  de  Xéno- 
phon,  lorsque,  venus  de  Babylone,  ils  \irent  soudain  étinceler  à  leurs 
pieds  le  Pont-Euxin.  Maintenant  que  les  vacances  ont  repeuplé  les 
plages,  le  même  cri  jaillit  chaque  jour  de  millions  de  poitrines,  et  le 
moment  est  peut-être  venu  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  progrès 
actuels  de  cette  jeune  science  qu'on  appelle  l'Océanographie.  Aussi 
bien  l'inauguration  récente  du  bel  Institut  Océanographique  que  Paris 
doit  au  prince  Albert  de  Monaco,  est  venue  marquer  d'éclatante  façon 
l'importance  croissante  que  prennent  aujourd'hui  les  études  relatives  à 
la  mer. 

Celle-ci  n'est  pas  seulement  grâce  aux  pêches  l'une  des  principales 
pourvoyeuses  de  vivres  de  l'humanité,  elle  n'est  pas  seulement  la 
route  du  commerce  mondial;,  de  miUe  manières  encore  elle  impose 
son  empreinte  sur  la  vie  terrestre,  et  le  paysan  qui  ne  l'a  jamais  vue 
et  qui  a  mille  lieues  d'elle  laboure  obscurément  son  champ  est,  pres- 
qu'autant  que  le  pécheur  ou  le  marin,  l'enfant  de  la  mer  nourricière. 
Elle  est  en  effet  la  grande  source  de  la  vapeur  d'eau  qui  condensée 
en  pluie  ou  en  neige  fertilise  et  rend  habitable  l'intérieur  des  terres. 
On  ne  connaît  pas  exactement  la  quantité  totale  de  pluie  tombant 
annuellement  sur  le  globe.  Mais  on  peut  l'estimer  voisine  d'un  mètre 
en  moyenne.  L'énergie  solaire  qui  puise,  par  évaporation,  cette  eau  à 
la  surface  des  océans  est  énorme,  et,  en  admettant  que  la  hauteur 
moyenne  des  nuages   soit  de  1 000  mètres,  on  peut  calculer  que  cette 


218 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


énergie  est  équivalente  à  celle  de  300  milliards  de  chevaux-vapeur 
fonctionnant  sans  discontinuer.  A  ce  taux  et  si  les  rivières  ne  rame- 
naient pas  sans  cesse  la  pluie  aux  océans,  il  ne  faudrait  guère  plus  de 
25  siècles  pour  dessécher  complètement  ceux-ci.  Dans  ce  cycle  admi- 
rable qui  rétablit  sans  fin  l'équilibre  et  qu'on  peut  comparer  à  celui 
d'une  macliine  à  vapeur,  c'est  la  mer  qui  est  la  chaudière,  et  sans  elle 
les  continens  seraient  tous  des  déserts  inhabités.  Enfin  la  mer  agit 
sans  cesse  par  érosion  sur  la  configuration  des  eûtes  qu'elle  désagrège 
par  endroits  ou  amplifie,  mais  de  telle  sorte  qu'au  total  son  travail  de 
destruction  est  prépondérant.  Sans  parler  même  de  l'intérêt  philoso- 
phique que  présentent  les  études  océaniques,  pour  l'histoire  de  l'évo- 
lution vitale,  on  peut  ajouter,  en  se  maintenant  uniquement  sur  le  ter- 
rain pratique,  que  les  chmats  et  le  temps  qu'il  fait  sont  intimement 
liés  aux  circonstances  maritimes.  Malgré  cela,  et  c'est  une  chose  bien 
surprenante,  il  a  fallu  arriver  jusqu'à  ces  dernières  années  pour  que 
l'Océanographie  fut  rangée  au  nombre  des  sciences  et  se  cristallisât 
en  un  corps  de  doctrine  homogène. 

A  vrai  dire,  dès  le  xvii«  siècle,  un  homme  de  génie,  l'itahen  Marsigli 
en  avait  posé  les  bases  essentielles,  mais,  trop  en  avance  sur  son  temps, 
il  fut  incompris  et  vite  oublié.  En  y  mettant  beaucoup  de  bon  vouloir, 
on  pourrait  faire  remonter  l'océanographie  plus  haut  encore  et  jus- 
qu'aux Grecs.  Dans  leurs  fictions  ceux-ci  cachaient  souvent  des  idées 
et  des  découvertes.  L'Odyssée  est  peut-être  un  traité  assez  complet  de 
la  na%igation  dans  la  méditerranée  orientale,  mais  un  traité  descriptif 
et  nullement  technique.  Elle  n'est  qu'une  sorte  de  Bœdeker  à  l'usage 
des  nautoniers  d'alors,  d'ailleurs  un  Bœdeker  plein  d'élégance,  fait 
pour  tout  du'e  à  Athènes  et  non  à  Leipzig.  Quant  au  fleuve  Okéanos, 
qui,  croyait-on,  entourait  alors  la  Terre,  ce  n'était  qu'un  cercle  vicieux. 
Aussi  l'histoire  datera  sans  doute  de  la  fin  du  xix^  siècle  et  du  début 
du  xx^,  les  débuts  réels  de  l'Océanographie. 

Celle-ci  peut  se  subdiviser  en  deux  parties  connexes  :  l'une  rela- 
tive à  tout  ce  qui  concerne  la  biologie  marine,  l'autre  à  la  physico- 
chimie de  la  mer.  Je  voudrais  aujourd'hui  entretenir  mes  lecteurs  de 
quelques  progrès  récens  de  celle-ci  (remettant  à  une  autre  fois  l'étude 
de  la  vie  océanique).  Déjà  dans  ce  domaine  Us  ont  lu  naguère  les 
belles  études  de  M.  Thoulet  sur  les  grands  sondages  et  sur  le  sol  de 
rOcéan  (1).  Il  n'y  a  guère  à  ajouter  aujourd'hui  sur  ces  points  aux 
conclusions  de  ce  savant  océanographe   et  je  les  laisserai  donc  de 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  mars  1900  et  15  mai  1906. 


\ 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  219 

côté.  D'autres  problèmes  non  moins  passionnans  et  plus  actuels  peut- 
être  sauront  nous  retenir. 

*  * 

La  catastrophe  navrante  du  Titanic  est  venue  fort  mal  à  propos 
rappeler  aux  na\igateurs  que  les  cartes  marines  les  plus  parfaites,  le 
vaisseau  le  plus  puissant  ne  sauraient  les  mettre  à  l'abri  des  récifs 
flottans  que  forment  les  glaces  polaires  et  qui  à  de  certains  momens 
encombrent  les  routes  marines  les  plus  fréquentées.  Une  entente  s'est 
depuis  lors  établie  entre  les  principales  nations  maritimes  afin  d'étu- 
dier systématiquement  la  marche  des  icebergs  et  de  rechercher  les 
moyens  propres  à  les  signaler  et  à  les  éviter.  Dès  maintenant  des  ré- 
sultats remarquables  ont  été  obtenus  dans  cette  vole.  Avant  de  les 
exposer,  rappelons  rapidement  l'origine  des  glaces  flottantes. 

Dans  notre  hémisphère  on  les  rencontre  surtout  en  grandes  masses 
dans  la  région  du  banc  de  Terre-Neuve.  Elles  y  sont  amenées  au  prin- 
temps et  en  été  —  après  la  débâcle  boréale  —  du  Groenland  et  de 
l'archipel  arctique  par  le  courant  marin  froid,  dit  du  Labrador,  et 
qui  longeant  la  côte  orientale  d'Amérique,  vient  remplacer  au  fur  et 
à  mesure  l'eau  chaude  que  le  Gulf-Stream  amène  des  Antilles  aux 
régions  polaires  en  côtoyant  au  passage  l'Europe.  Si  le  banc  de  Terre- 
Neuve  et  la  côte  voisme,  bien  qu'ayant  une  latitude  plus  méridionale 
que  la  Provence,  ont  cependant  un  chmat  beaucoup  plus  rude  et  si  les 
glaces  polaires  parviennent  jusque  là,  c'est  à  cause  du  courant  du 
Labrador. 

Celui-ci  roule  deux  sortes  de  glaces  flottantes  de  nature  fort 
difi^érentes  :  les  «  icefields  »  ou  champs  de  glaces  et  les  «  icebergs.  » 
Les  premiers  sont  des  fragmens  de  la  banquise  qui  recouvre  les  mers 
arctiques  et  résulte  de  la  congélation  de  ces  mers.  Ils  sont  formés 
de  glace  salée  et  ne  dépassent  jamais  quelques  mètres  d'épaisseur, 
pour  plusieurs  raisons,  et  d'abord  parce  qu'ils  résistent  moins  que  la 
glace  d'eau  douce  à  la  fusion.  L'eau  de  mer  ne  se  congèle  en  effet 
qu'au-dessous  de  —  1".  Ce  chifTre  n'est  d'ailleurs  qu'une  moyenne,  et 
le  point  de  congélation  dépend  de  la  teneur  de  l'eau  en  sel,  teneur 
qui  varie  comme  on  sait  d'une  mer  à  l'autre.  En  moyenne  chaque 
tonne  d'eau  de  mer  contient  en^'iron  35  kilogrammes  de  sels  dissous 
et  c'est  à  cette  teneur  que  correspond  un  point  de  congélation  voisin 
de  2°  au-dessous  de  zéro.  Si  on  examine  de  plus  près  le  mécanisme 
de  cette  congélation,  on  constate  d'ailleurs  qu'elle  n'est  complète  qu'à 
une  température  bien  inférieure.  L'eau  de  mer  en  se  solidifiant  laisse 


220  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  résidu  dans  lequel  les  sels  s'accumulent  sous  une  concentration  de 
plus  en  plus  forte,  inclus  dans  le  corps  même  de  la  glace  marine.  La 
concentration  de  ce  résidu  augmente  à  mesure  que  la  température 
descendante  l'appauvrit  en  liquide,  et  par  suite  il  est  de  plus  en  plus 
réfractaire  à  la  solidification.  Aussi  la  congélation  de  l'eau  de  mer 
est- elle  rarement  totale. 

Mais  pour  les  raisons  précédentes  et  notamment  à  cause  de  leur 
faible  épaisseur,  la  résistance  â  la  rupture  des  icefîelds  est  très  faible 
et  ils  sont  peu  dangereux. 

n  n'en  est  pas  de  même  des  icebergs  :  ceux-ci  sont  formés  de 
glace  non  salée  identique  à  ceUe  de  nos  rivières  :  ils  proviennent  sur- 
tout, dans  notre  hémisphère,  des  glaciers  pareils  à  ceux  de  nos  Alpes 
qui,  le  long  des  fjords  du  Groenland,  descendent  vers  le  rivage.  Le 
front  de  ces  glaciers  s'avance  chaque  jour  de  quelques  mètres  vers 
la  mer  en  falaises  de  glace  escarpées,  hautes  souvent  de  plusieurs 
centaines  de  mètres,  et  qui,  lorsqu'elles  ne  sont  pas  soutenues  par 
la  terre  ferme,  se  brisent  et  se  mettent  à  fiûtter  en  formant  les 
icebergs. 

Que  ceux-ci  soient  assez  nombreux  pour  interrompre  la  navigation 
à  des  milliers  de  lieues  de  leurs  points  d'origine,  et  qu'ils  représentent 
plus  de  20  000  kilomètres  cubes  de  glace  amenée  chaque  année  dans 
l'Atlantique  Nord,  ce  sont  choses  qui  pourraient  étonner  si  l'on  ne 
connaissait  maintenant  la  masse  colossale  des  glaciers  groenlandais. 
Alors  que  tous  les  glaciers  des  Alpes  réunis  n'occupent  au  total 
qu'une  superficie  de  3  800  kilomètres  carrés,  ceux  du  Groenland 
recouvrent  1  900  000  kilomètres  carrés,  près  de  quatre  fois  l'étendue 
de  la  France. 

C'est  une  fatalité  déplorable,  qui  amène  les  icebergs  en  grandes 
masses  précisément  sur  la  route  maritime  la  plus  fréquentée  du  globe, 
celle  qui  joint  l'Europe  à  New-York  {]).  Dans  ces  parages  le  courant 
froid  du  Labrador  amène  les  icebergs  jusqu'à  près  de  iO°  de  latitude 
Nord  (très  au-dessous  du  parallèle  de  Nice).  Au  contraire,  on  ne  les 
trouve  jamais  au-dessous  de  60"  vers  les  îles  Féroe.  Ils  n'atteignent 
jamais  les  côtes  norvégiennes  russes  ou  sibériennes  et  on  ne  les  ren- 
contre pas  dans  le  Pacifique  du  Nord.  On   croirait  que  la  nature  se 


({)  Beaucoup  de  savans  pensent  que  le  banc  de  Terre-Neuve  s'est  formé  peu  à 
peu  par  l'apport  des  matériaux  divers  (pierres,  sable,  etc.),  que  les  icebergs  appor- 
tent avec  ceux  du  Groenland  et  que  leur  fusion  accumule  au  fond  de  la  mer.  Mais 
cette  théorie  n'est  pas  universellement  admise  et  elle  a  élé  notamment  ccibattup 
avec  des  argumens  très  forts  par  M.  Thoulet. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  221 

plaît  à  semer  les  obstacles  là  précisément  où  l'homme  se  presse  le 
plus  de  la  dominer. 

Il  est  un  peu  tard  peut-être  pour  revenir  sur  la  catastrophe  du 
Titanic,  mais  il  est  une  remarque  qu'on  n'a  pas  assez  faite  :  c'est  que 
la  masse  énorme  des  paquebots  modernes,  loin  d'être  une  cause  de 
sécurité  pour  eux,  les  rend  au  contraire  bien  plus  vulnérables  au  choc 
des  icebergs. 

La  vitesse  de  ceux-ci  est  en  effet  toujours  faible  et  seulement  de 
quelques  milles  marins  par  jour;  ils  seraient  donc  peu  dangereux 
pour  des  navires  marchant  lentement.  Mais  le  Titanic  voguait  à  près 
de  600  mètres  à  la  minute,  et  la  force  vive  dépensée  dans  le  choc, 
égale  au  carré  de  cette  vitesse  multiplié  par  la  masse  du  navire,  a  dû 
être  formidable.  Donc  une  rencontre  de  ce  genre  a  des  effets  d'autant 
plus  graves  au  point  de  contact  que  les  paquebots  sont  plus  gros;  il 
faudrait  pour  qu'il  en  fût  autrement  que,  lorsqu'on  augmente  les 
dimensions  des  navires,  on  donnât  à  l'épaisseur  et  à  la  sohdité  des 
coques  des  valeurs  proportionnelles  au  tonnage,  ce  qui  est  loin  d'être 
le  cas. 

La  masse  énorme  des  icebergs  contribue  surtout  à  les  rendre  dan- 
gereux. Ils  ont  souvent  70  mètres,  parfois  même  100  mètres  de  hau- 
teur au-dessus  delà  mer.  Une  fois  même,  Drygalski  en  a  mesuré  un 
qui  avait  137  mètres.  Leur  hauteur  totale  est  naturellement  bien  plus 
grande  puisque  la  majeure  partie  de  leur  volume  est  immergé.  Théo- 
riquement on  calcule  en  partant  du  principe  d'Archimède,  que  la 
hauteur  immergée  peut  être  jusqu'à  neuf  fois  supérieure  à  la  partie 
émergeante.  En  fait,  elle  n'est  que  rarement  supérieure  à  cinq,  six  ou 
sept  fois  celle-ci,  car  les  icebergs  ont  généralement  des  formes  irré- 
gulières et  s'orientent  en  flottant  de  telle  sorte  que  la  partie  la  plus 
large  soit  dans  l'eau  ;  d'autre  part,  la  portion  qui  émerge  est  souvent 
pleine  de  trous  et  d'anfractuosités.  L'iceberg  qui  heurta  le  Titanic 
avait,  d'après  les  témoins,  environ'20  mètres  de  haut,  et  on  peut  cal- 
culer, en  tenant  compte  de  sa  largeur,  qu'il  aA^ait  certainement  un 
volume  de  plusieurs  millions  de  mètres  cubes.  Projetés  contre  de  tels 
récifs,  les  plus  puissans  navires  ne  sont  plus  que  des  coques  de  noix. 

Les  icebergs  antarctiques  ne  sont  pas  plus  hauts  que  ceux  de 
l'hémisphère  boréal,  mais  ils  les  dépassent  de  beaucoup  par  leurs 
dimensions  horizontales,  ce  sont  de  véritables  îles  flottantes.  Ainsi 
on  a  rencontré,  jusque  sous  le  parallèle  de  H°  Sud,  de  ces  îles  de 
glace  de  40  à  50  milles  marins  de  longueur  sur  une  hauteur  d'une 
centaine  de  mètres.  Ces  grands  icebergs   antarctiqu.es  ne  sont  sans 


^-^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doute  que  des  fragmens  détachés  de  la  G rande-B arrière  de  Ross  dont 
nous  avons  parlé  récemment  à  propos  de  la  découverte  des  pôles.  11 
est  démontré  en  effet  que,  sur  des  étendues  immenses,  la  Grande- 
Barrière  ne  repose  pas  sur  le  sol,  mais  flotte  en  équilibre  instable  à  la 
surface  de  l'Océan. 

Dans  l'Atlantique  et  dans  la  partie  orientale  de  l'Océan  Indien  les 
icebergs  antarctiques  atteignent  45°  de  latitude  Sud,  et  seulement  50° 
dans  le  Pacifique.  Mais  il  semble  que  leur  limite  soit  rejetée  un  peu 
plus  vers  vers  le  Sud,  à  la  pointe  méridionale  de  l'Amérique,  et  vers 
le  Nord  à  l'extrémité  de  l'Afrique. 


*  * 


On  a  proposé  depuis  quelques  mois  beaucoup  de  moyens  pour 
diminuer  les  périls  résultant  de  la  dérive  des  icebergs  qui  menacent 
les  vaisseaux  sur  la  route  de  New- York.  On  a  préconisé  l'entretien 
d'une  flottille  qui  croiserait  continuellement  dans  les  parages  dange- 
reux et  avertirait  les  navires  par  la  radiotélégraphie  (l)  et  divers  autres 
procédés  dont  aucun  n'est  encore  entré  dans  la  pratique.  A  l'heure 
actuelle  un  navire  n'a  réellement  d'autres  moyens  d'é\dter  les  glaces 
flottantes  que  ceux  qu'il  porte  en  lui-même,  et  par-dessus  tout  l'atten- 
tion  ininterrompue  des  hommes  de  ^Igie.  Mais  lorsque  le  brouillard, 
si  fréquent  dans  la  région  terreneuvienne,  entoure  le  vaisseau  d'un 
mur  opaque  à  la  lumière,  ne  reste-t-il  pas  d'autres  planches  de  salut 
que  de  s'en  remettre  à  la  grâce  de  Dieu,  ou  de  diminuer,  d'annuler 
presque  la  vitesse  du  navire  ?  Les  gens  qui  ne  sont  pas  fatalistes  ad- 
mettront difficilement  la  première  manière  ;  quant  à  ceux  qui  sont 
pressés  d'aller  à  leurs  affaires,  —  et  c'est  le  cas  de  presque  tous  les 
passagers  des  transatlantiques,  —  ils  n'admettront  pas  du  tout  la 
seconde. 

M.  Barnes,  professeur  à  l'Université  de  Montréal,  ^dent  de  donner 
aux  uns  et  aux  autres  un  espoir,  grâce  aux  expériences  remarquables 
qu'il  poursuit  actuellement  dans  l'Atlantique  occidental.  M.  Barnes  a 
fixé  aux  flancs  du  navire  sur  lequel  il  opère  un  microthermographe, 
c'est-à-dire  un  thermomètre  enregistreur  ultra-sensible  qui  indique 

(1)  En  ce  moment  même  un  vaisseau  frété  par  le  Board  of  Trade  des  prmci- 
pales  compagnies  transatlantiques,  le  Scotia,  ancien  navire  de  l'expédition  antar- 
ctique écossaise,  fait  une  campagne  dans  la  région  de  Terre-Neuve  à  l'effet  de 
recueillir  le  plus  de  renseignemens  possibles  sur  les  icebergs.  Il"  est  muni  d'une 
installation  de  télégraphie  sans  fil  à  longue  portée  et  compte  dans  son  état-major 
plusieurs -savans  éminens.  Nul  doute  qu'il  n'apporte  bientôt  des  résultats  fort 
importans. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  223 

avec  une  grande  délicatesse  et  instantanément  comment  varie   la 
température  à  la   surface   des    couches  d'eaux  dans  lesquelles   on 

navigue. 

Or  les  premières  expériences  de  M.  Barnes  faites  dans  le  détroit 
d'iiudson  sur  le  paquebot  Stanley,  appartenant  au  gouvernement 
canadien,  ont  établi  ce  résultat  tout  à  fait  inattendu  et  paradoxal  :  que 
la  fusion  des  icebergs  produit  une  augmentation  de  température  dans 
leur  voisinage. 

Une  seconde  campagne  faite  l'été  passé  à  bord  du  Montcalm  spé- 
cialement frété  par  le  gouvernement  canadien,  dans  le  détroit  de  Belle- 
Isle,  a  pleinement  confirmé  les  résultats  delà  première.  Les  icebergs 
étudiés  n'ont  jamais  produit  le  moindre  effet  de  refroidissement  même 
à  quelques  mètres  seulement  de  distance  ;  ils  ont  au  contraire  mani- 
festé en  général  une  élévation  de  température  très  nettement  obser- 
vable sur  les  microthermogrammes  de  M.  Barnes,  et  qui  est,  dans  les  cas 
les  moins  favorables,  de  plusieurs  dixièmes  de  degrés.  En  opérant 
avec  son  na\ire  tout  autour  et  à  diverses  distances  des  icebergs  les 
plus  remarquables  rencontrés  par  lui,  M.  Barnes  a  pu  tracer  ainsi  les 
isothermes,  c'est-à-dii-e  les  courbes  d'égales  températures,  entourant 
ces  icebergs.  Quelques-unes  sont  fort  remarquables  ;  elles  montrent 
que,  tandis  qu'à  environ  5  milles  de  l'iceberg,  la  température  était  d'en- 
viron 3°6,à  3  milles  de  lui,  elle  est  déjà  montée  à4"7,à  1  mille  est  de  5°, 
et,  tout  près  de  l'iceberg,  on  trouve  des  isothermes  correspondant  à  5°1 
et  o'S.  Ces  faits  bouleversent  tout  ce  qu'on  aurait  pu  imaginer  a 
priori,  car  on  se  fut  attendu  évidemment  à  observer  plutôt  un  refroi- 
dissement, au  voisinage  des  glaces  flottantes. 

Voici  comment  M.  Barnes,  en  se  fondant  sur  une  théorie  de  Petterson, 
exphqua  d'abord  les  phénomènes .  remarquables  qu'il  a  découverts. 
D'après  cette  théorie,  qu'il  est  aisé  de  vérifier  par  des  expériences  de 
laboratoire,  la  glace-en  fondant  dans  l'eau  salée  produit  dans  celle-ci 
trois  courans  différens  :  P  un  courant  d'eau  de  mer  refroidie  par  la 
glace  et  qui  tombe  au  fond  sous  l'action  de  la  gra-vité  ;  2°  un  courant 
d'eau  de  mer  plus  chaude  qui  s'avance  vers  la  glace  pour  remplacer 
l'eau  tombée  vers  le  fond  ;  3°  un  courant  d'eau  douce  légère  prove- 
nant de  la  glace  fondue  et  qui  monte  et  se  propage  à  la  surface  de 
l'eau  salée. 

M.  Barnes  avait  pensé  d'abord  que  c'est  ce  courant  superficiel  d'eau 
douce  qui  agit  sur  le  microthermomètre.  La  nappe  d'eau  douce  est 
incapable,  à  cause  de  sa  légèreté,  de  se  mélanger  immédiatement  à 
l'eau  de  mer  sous-jacente,  se  réchaufferait  plus  que  celle-ci  à  cause 


224 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


des  rayons  solaires  et  de  la  lumière  diffuse,  si  forte  en  mer,  et  qu'elle 
absorberait. 

Les  plus  récentes  expériences  de  M.  Barnes  lui  ont  montré  que 
cette  explication  n'est  pas  soutenable,  et  que  l'iceberg  fond  trop  lente- 
ment pour  qu'on  puisse  observer  le  moindre  effort  de  dilution  même 
en  son  voisinage  immédiat.  Ayant  récolté  en  effet  un  certain  nombre 
d'échantillons  d'eau  de  mer  à  diverses  distances  des  icebergs,  et  ayant 
mesuré  leur  salinité,  il  l'a  trouvée  partout  du  même  ordre.  Il  en  ré- 
sulte que  l'eau  de  fusion  provenant  de  l'iceberg  se  mélange  si  vite 
à  l'eau  de  mer  environnante  que  la  concentration  reste  partout  la 
même,  et  que  le  troisième  courant  de  Petterson  ne  peut  pas  avoir 
d'influence  sensible  sur  les  phénomènes  observés. 

M.  Barnes  a  esquissé  une  autre  explication  de  l'étrange  réchauffe- 
ment qu'on  constate  au  voisinage  des  icebergs,  mais  elle  soulève 
quelques  objections,  aussi  ne  croyons-nous  pas  nécessaire  de  l'exposer. 
D'ailleurs  les  faits  seuls  importent,  et  ils  permettent  d'espérer  que 
dans  peu  de  temps  tous  les  navires  voguant  vers  New-York  seront 
munis  de  micro-thermomètres  enregistreurs,  grâce  auquels  ils  seront, 
quel  que  soit  le  brouillard,  prévenus  à  plusieurs  milles  de  distance, 
par  l'élévation  de  la  température,  de  l'approche  des  icebergs.  Ne 
serait-ce  qu'à  ce  titre  les  récens  travaux  de  M.  Barnes  sont  d'une  im- 
portance considérable. 

Ils  ne  sont  pas  moins  suggestifs  à  d'autres  points  de  vue  encore. 
D'abord  ils  ont  mis  en  é\idence  la  présence  d'une  grande  quantité  d'air 
occlus  et  dissous  dans  la  glace.  La  couleur  blanche  de  l'iceberg  est  due 
aux  innombrables  bulles  d'air  qu'il  contient  (1),  et  nullement  à  la 
neige  recouvrant  sa  surface.  L'eau  de  glace  dont  M.  Barnes  se  servait 
comme  boisson,  moussait  comme  de  l'eau  de  Seltz  en  dégageant  l'air 
qu'elle  renfermait.  Il  est  possible  que  les  disparitions  soudaines 
d'icebergs  ou  leur  rupture  brusque  qui  sont  accompagnées  d'un  bruit 
violent,  soient  dues  précisément,  —  et  peut-être  sous  l'action  dilatante 
des  rayons  solaires,  —  à  l'air  inclus  dans  la  glace  et  qui  les  fait  éclater. 
On  a  observé  ainsi  des  icebergs  qui  projetaient  sans  cesse  dans  tous 
les  sens,  et  comme  une  pièce  d'artifice,  de  petites  parcelles  de  glace. 

Enfin  M.  Barnes  f».  constaté,  sur  les  côtes  d'Amérique,  d'Angleterre 
et  d'Ecosse,  que  la  température  s'abaisse  au  voisinage  de  la  côte, 
contrairement  à  ce  qui  a  lieu  près  des  icebergs.  On  peut  supposer 

(1)  C'est  de  pareille,  manière  que  la  mousse  de  nos  boissons  gazeuses,  celle 
qui  couronne  la  crête  des  vagues  ou  celle  qui  rejaillit  des  chutes  d'eau,  doit  sa  cou- 
leur blanche  aux  bulles  aériformes  qu'elle  contient  en  quantité. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  225 

que  cet  effet  est  dû  à  l'action  de  la  Terre  qui  lait  monter  à  la  'surface 
l'eau  plus  froide  des  fonds. 

Lemicrolhermographe  paraît  donc  pouvoir  rendre  des  servicesnon 
seulement  pour  éviter  les  icebergs,  mais  aussi  pour  signaler  les  côtes 
ou  les  écueils. 

^  M.  Alphonse  Berget,  professeurà  l'Institut  océanographique,  vient 
d'exécuter  un  très  intéressant  travail  sur  la  répartition  géographique 
des  mers  et  des  continens. 

Le  simple  examen  d'une  mappemonde  fait  voir  l'inégahté  des 
domaines  occupés  par  les  terres  et  les  mers  et  aussi  l'irrégularité  de 
leur  répartition.  Sur  les  510  millions  environ  de  kilomètres  carrés  qui 
constituent  la  superficie  totale  de  la  Terre,  les  mers  en  occupent 
366  millions  et  les  terres  émergées  seulement  Mi  millions.  L'eau 
recouvre  donc  plus  des  7  dixièmes  de  la  surface  terrestre.  Au  point  de 
vue  de  la  répartition  des  terres  et  des  mers,  l'hémisphère  Nord  est 
proportionnellement  beaucoup  plus  riche  en  terres  que  l'hémisphère 
austral  ;  le  rapport  de  la  surface  aqueuse  à  celle  des  terres  y  est  en 
effet  1,57,  tandis  qu'il  est  égal  à  4,80  dans  l'hémisphère  Sud.  Les 
géographes  se  sont  demandé  depuis  longtemps  s'il  ne  serait  pas  pos- 
sible de  tracer  sur  la  Terre  un  grand  cercle  qui  la  partagerait  en  deux 
hémisphères  tels  que  l'un  contint  la  proportion  maxima  de  terres, 
tandis  que  l'autre  enfermerait  la  proportion  maxima  d'eau  par  rapport 
aux  terres.  On  diviserait  ainsi  la  Terre  en  deux  hémisphères;  l'un  con- 
tinental, l'autre  océanique.  Les  pôles  de  ces  hémisphères  seraient  res- 
pectivement le  pôle  continental  et  le  pôle  océanique  du  globe. 

C'est  au  géographe  français  Buache,  qui  vécut  au  xviii®  siècle,  que 
l'on  doit  cette  idée  ingénieuse.  L'insuffisance  des  connaissances  géo- 
graphiques à  cette  époque  ne  permettait  pas  de  résoudre  le  problème 
avec  précision.  Au  xix®  siècle,  quand  les  découvertes  furent  assez  nom- 
breuses, on  plaça  successivement  le  pôlecontinental  à  Londres,  àParis, 
à  Amsterdam. 

M.  AlphonseBergetvient,  par  une  méthode  ingénieuse,  de  reprendre 
ce  problème  et  le  résultat  de  ses  déterminations  l'ont  conduit  définiti- 
vement à  fixer  la  position  du  pôle  continental  de  la  Terre  dans  ïile 
Dumet,  petite  île  située  dans  les  eaux  françaises  au  large  de  l'embou- 
chure de  la  Vilaine  par  47°2'44'2"  de  latitude  Nord  et  2°37'i3'^  de  lon- 
gitude Ouest  de  Greenwick.  Le  grand  cercle  équatorial  mené  de  ce 
pôle  laisse  au-dessus  de  lui  toute  l'Europe  et  presque  toute  l'Asie,  toute 
TOME  .wii.  —  1913.  45 


226  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'Afrique,  toute  rAmérique  du  Nord  et  les  trois  quarts  de  l'Amérique 
du  Sud.  Ce  sont  les  terres  de  l'hémisphère  continental.  L'hémisphère 
océanique  comprend  TAustrahe  et  l'Océanie,  l'archipel  malais  et  de 
petites  parties  de  l'Amérique  du  Sud  et  de  l'Asie  orientale,  enfin  l'An- 
tarctide. 

La  subdivision  de  la  Terre  en  deux  hémisphères  océanique  et  con- 
tinental eût  d'ailleurs  été  extrêmement  différente  lors  des  époques 
géologiques  anciennes.  Alors,  des  régions  aujourd'hui  très  monta- 
gneuses étaient  plongées  au  fond  des  océans,  n'en  déplaise  à  Voltaire 
qui  a  dépensé  des  trésors  d'ingéniosité  et  de  raisonnemens  aussi  faux 
que  spirituels  pour  nier  que  les  fossiles  prouvassent  quelque  chose  à 
cet  égard.  Admettre  une  chose  pareille  n'était-ce  pas  en  effet  donner 
un  semblant  de  vraisemblance  à  l'histoire  du  Déluge,  n'était-ce  pas 
admettre  qu'il  put  y  avoir  une  seule  chose  exacte  dans  la  Bible  ?  Pour- 
tant c'est  Voltaire  qui  avait  tort.  En  ces  époques  lointaines,  si  des  terres 
étaient  noyées  qui  émergent  aujourd'hui  fièrement  vers  le  ciel,  en 
revanche,  des  continens  entiers  existaient  qui  se  sont  depuis  lors 
abîmés  au  fond  des  mers,  et  parmi  eux  la  mystérieuse  Atlantide,  dont 
M.Pierre  Termier,  de  l'Académie  des  sciences, ^ient  de  nous  démontrer 
Fexistence  passée  avec  des  argumens  nouveaux  empruntés  à  la  géo- 
logie et  qui  forcent  la  con^dction.  Nous  allons  les  passer  rapidement 
en  revue. 

La  légende  était  très  répandue  dans  l'antiquité  chez  tous  les  peuples 
méditerranéens  d'une  île  immense  et  fortunée,  douée  d'un  cUmat  déh- 
cieux  et  qu'un  cataclysme  soudain  engloutit  un  jour  dans  les  flots. 
Dans  le  Timée  de  Platon,  comme  dans  son  Critias,  cette  sombre  aven- 
ture est  racontée  en  termes  qui  sont  plutôt  ceux  de  l'histoire  que  de 
la  légende.  Écoutons  parler  Platon,  ou  plutôt  le  vieux  prêtre  égyptien 
qu'il  fait  converser  avec  Solon  :.«  Les  livres  nous  apprennent  la  des- 
truction par  Athènes  d'une  armée  singulièrement  puissante,  armée 
venue  de  la  mer  Atlantique  et  qui  envahissait  insolemment  l'Europe 
et  l'Asie  ;  car  cette  mer  était  alors  praticable  aux  vaisseaux  et  il  y  avait 
au  delà  des  Colonnes  d'Hercule  une  île  plus  grande  que  la  Lybie  et 
que  l'Asie  (1).  De  cette  île  on  pouvait  facilement  passer  à  d'autres  îles 
et  de  celles-là  à  tout  le  continent  qui  entoure  la  mer  intérieure...  Plus 
tard  de  grands  tremblemens  de  terre  et  des  inondations  engloutirent 
en  un  seul  jour  tout  ce  qu'il  y  avait  là  de  guerriers.  L'île  Atlantide  dis- 
parut sous  la  mer...  » 

(1)  Les  ançieps  ne  connaissaient  qu'une  minime  partie  de  l'Asie. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  221 

Depuis  quelques  années,  la  science  a  recueilli  des  documens  extrê- 
memeul  troublans  qui  rendent  non  seulement  possible  mais  pro- 
bable l'existence  ancienne  de  terres  atlantiques  immenses  qui,  p^ut- 
être  même,  réunissaient  rp]urope  à  l'Amérique.  Les  grands  sondages 
recensent  montré  tout  d'abord  que  l'Atlantique  est  une  fosse  dont  les 
profondeurs  sont  extrêmement  inégales.  Très  près  de  Gibraltar  le  fond 
descend  à  4  000  mètres.  Il  se  relève  bruscpiement  pour  former  le  socle 
étroit  qui  porte  Madère,  puis  retombe  à  5  000  mètres,  remonte  à  moins 
de  i  000  mètres  près  des  Açores,  se  tient  longtemps  peu  au-dessous  de 
1000  à  3  000  mètres  au  sud  et  à  l'ouest  de  celles-ci,  avec  de  brusques 
saillies  dont  certaines  approchent  très  près  du  niveau  de  la  mer, 
plonge  à  nouveau  profondément  jusqu'au  socle  qui  porle  les  Ber- 
mudes  et  s'enfonce  à  nouveau  jusque  vers  l'Amérique.  L'ensemble 
des  sondages  atlantiques  montre  finalement  que  le  fond  de  cet  océan 
est  formé  par  deux  immenses  vallées  contigues,  l'une,  à  l'ancien  con- 
tinent, l'autre,  au  nouveau,  et  que  sépare  une  zone  médiane  surélevée. 

Les  Açores  sont  la  partie  la  plus  haute  de  cette  zone  médiane  qui 
va  de  l'Islande  jusque  bien  au  delà  de  l'équateur. 

La  géologie  nous  apporte  bien  d'autres  faits  suggestifs  :  d'une  part, 
la  plupart  des  îles  Atlantiques,  Sainte-Hélène,  l'Assomption,  les  îles  du 
Cap-Vert,  les  Canaries,  Madère,  les  Açores  sont  volcaniques,  beaucoup 
encore  en  activité,  et  sont  en  majeure  partie  formées  de  lave.  A  plu- 
sieurs reprises  des  navigateurs  ont  constaté  dans  ces  régions  l'exis- 
tence de  volcans  sous-marins  et  de  mouvemens  ré  cens  du  sol,  tant 
par  des  vapeurs  chaudes  sortant  des  ondes  que  par  Texistence, 
reconnue  à  la  sonde,  de  bas-fonds  très  difiérens  de  ceux  qu'indi- 
quaient les  cartes.  Dans  les  îles  que  nous  venons  de  citer  les  mouve- 
mens sismiques  sont  fréquens,  souvent  des  îlots  anciens  y  surgissent, 
d'anciens  disparaissent.  Tout  cela  tend  à  prouver  que  le  fond  de 
l'Atlantique  est  encore  aujourd'hui  une  des  zones  instables  de  la  pla- 
nète. 

Enfin  il  y  a  quelques  années  (en  1898),  en  procédant  à  un  relevage 
du  câble  de  Brest  au  Cap  Cod  qui  s'était  brisé,  un  navire  a  ramené  de 
3000  mètres,  avec  ses  grappins,  des  esquilles  fraîchement  arrachées 
de  la  roche  et  qui  étaient  formées  d'une  lave  vitreuse  que  les  pétro- 
graphes  nomment  tachyhjie.  Or,  comme  .M.  Termier  l'a  indiqué,  une 
telle  lave  n'a  pu  se  former  dans  la  forme  vitreuse  que  sous  la  pression 
atmosphérique;  sous  une  pression  plus  forte,  et  a  fortiori  sous 
3000  mètres  d'eau,  elle  aurait  certainement  pris  la  forme  cristalline.  Les 
études  les  plus  récentes  ne  laissent  pas  le  moindre  doute  à  ce  sujet, 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

notamment  celle  de  M.  Lacroix  sur  les  laves  de  la  montagne  Pelée  :  ces 
laves,  vitreuses  quand  elles  se  figent  à  l'air,  se  remplissent  de  cristaux 
dès  qu'elles  se  refroidissent  sous  un  manteau  même  peu  épais  de 
roches  antérieurement  solidifiées.  Le  fond  de  l'Atlantique  au  nord  des 
Açores  a  donc  été  couvert  de  laves  alors  qu'il  était  émergé.  Il  s'est  donc 
effondré  de  plus  de  3000  mètres'. 

Si  on  ajoute  à  ces  argumens  de  la  géologie  ceux  que  M.  Louis 
Germain  nous  a  apportés  au  nom  de  la  zoologie  comparée,  on  acquiert 
la  conviction  que  l'histoire  de  l'Atlantide  est  réellement  arrivée,  et  à 
une  époque  qui,  géologiquement,  est  très  près  de  nous,  et  on  frémit 
en  songeant  à  ce  continent  immense  englouti  soudain  avec  ses  habitans, 
ses  richesses,  ses  villes,  ses  paysages  charmans  dont  Madère  nous 
donne  une  image,  dans  le  sein  de  la  mer  carnassière  et  cruelle. 

Le  pôle  continental  de  la  Terre  eut  sans  doute  été  alors  en  un 
endroit  bien  différent  de  celui  qu'a  déterminé  M.  Berget.  Des  me- 
sures de  celui-ci  il  résulte  finalement  que,  dans  l'hémisphère  conti- 
nental de  la  Terre,  le  sol  émergé  occupe  45,5  pour  100  de  la  surface, 
et,  dans  l'autre,  11,3  pour  100  seulement.  Donc,  en  chiffres  ronds,  l'hé- 
misphère continental  contient  autant  de  terres  que  d'eau  alors  que 
l'hémisphère  océanique  renferme  neuf  fois  plus  d'eau  que  déterres. 

Qu'on  nous  pardonne  de  terminer  par  des  chiffres  un  peu  brutaux 
dans  leur  sécheresse,  la  mélancolique  histoire  de  l'Atlantide.  La 
poésie  est  bien  moins  amusante  quand  il  y  faut  mêler  des  chiffres. 
Pourtant  un  adage  grec  prétend  que  "Aeî  bzôç  Y£w[X£Tpï(:,  ce  qu'on 
peut  traduire  un  peu  librement  :  Pour  être  un  dieu,  il  faut  savoir  la 
géométrie. 

C'est  du  moins  une  condition  nécessaire,  mais  je  ne  sais  si  elle 
est  suffisante... 

Cdables  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


L'Europe  est  entrée  en  vacances  :  après  dix  mois  de  dur  labeur, 
tous  les  gouvernemens  ont  été  d'accord  pour  prendre  quelque  temps 
de  repos  et  laisser  les  choses  s'arranger  conformément  à  leur  logique 
propre.  Deux  guerres  ont  été  faites,  deux  traités  ont  été  conclus. 
Le  premier.de  ces  traités  est  déjà  fortement  ébréché,  le  second  a  des 
chances  de  durer  davantage  ;  ils  ne  sont  toutefois  immuables  ni  l'un 
ni  l'autre.  En  réaUté  rien  n'est  fini,  mais  quoiqu'il  en  soit  de  l'ave- 
nir, le  présent  est  au  calme.  L'Empereur  de  Russie  est  parti  pour 
le  midi.  M.  Sasonof  va  faire  une  saison  à  Vichy.  Le  comte  Berchtold 
va  à  la  chasse.  Les  ministres  anglais  se  dispersent  dans  des  \illégia- 
tures  diverses.  M.  Barthou  est  en  Suisse.  Tous  les  ambassadeurs 
prennent  leur  congé  annueL  II  semble  que  la  situation  soit  redevenue 
normale  et  que  chacun  veuille  s'en  donner  l'impression,  peut-être 
rniusion. 

Dans  un  discours  qu'il  a  prononcé  à  Lons-le-Saulnier,  M.  Pichon 
a  défini  en  termes  parfaits  la  poUtique  de  la  France  au  cours  de 
l'épreuve  que  l'Europe  a  traversée  et  il  en  a  constaté  les  heureux 
résultats.  Une  grande  puissance  a  des  intérêts  partout  et  nous  en 
avons  en  Orient;  notre  histoire  les  a  créés,  notre  pohtique  doit  les 
entretenir  ;  mais  ces  intérêts  n'étaient  pas  aussi  directs  ni,  si  on 
nous  permet  le  mot,  aussi  impératifs  que  ceux  de  certaines  autres 
puissances  et,  tout  en  leur  donnant  une  sauvegarde  efficace,  nous 
pouvions  et  par  conséquent  nous  devions  mettre  le  maintien  de  la 
paix  au  premier  rang  de  nos  préoccupations.  Nous  n'avons  pas  man- 
qué à  ce  devoir.  Cependant  nos  alliances  nous  créaient  aussi  des 
©bligations  qui,  si  elles  n'étaient  pas  strictement  écrites  dans  les  traités, 
s'imposaient  à  nous  moralement  par  voie  de  conséquence  et  deman- 


230 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


daient  de  notre  part  une  vigilance  très  attentive .  Il  était  facile  de  pré- 
Toir  dès  le  premier  jour  que  la  crise  d'Orient  serait  l'épreuve  des 
alliances  et  nous  n'en  sommes  que  plus  satisfaits  d'entendre  M,  Pichon 
affirmer  que  celle  que  nous  avons  avec  la  Russie,  et  qui  est  la  pierre 
angulaire  de  notre  politique,  est  sortie  des  événemens  saine  et  sauve, 
©B,  pour  parler  plus  exactement,  qu'elle  en  est  sortie  fortifiée.  Si  bien, 
a  pu  dire  M.  Pichon,  que  cette  alliance,  qui  n'avait  pas  été  faite  en  vue 
des  événemens  d'Orient,  «  a  montré,  par  sa  souplesse  et  par  la  façon 
dont  elle  s'applique  et  s'adapte  aux  nécessités  de  la  politique  géné- 
rale, de  quel  prix  elle  est,  non  seulement  pour  nous,  mais  pour  tous  les 
peuples  qui  veulent  sincèrement  éditer  les  risques  de  la  guerre.  » 
Rien  de  plus  vrai  :  l'alliance  franco-russe  n'a  pas  été  un  bienfait 
seulement  pour  nous,  mais  aussi  pour  l'Europe  ;  elle  a  été  un  des 
principes  les  plus  actifs  qui  ont  aidé  à  la  conservation  de  la  paix. 
Avec  l'Angleterre,  l'entente  cordiale  a  toujours  été  l'entente  facile: 
aucune  ombre  ne  l'a  troublée.  Pas  plus  que  nous,  l'Angleterre  n'a 
dans  les  Balkans  de  ces  intérêts  Aitaux  qui  dominent  et  dirigent 
toute  la  politique  d'un  pays  et,  dans  la  Méditerranée,  ses  intérêts 
étaient  conformes  aux  nôtres.  Aussi  M.  Pichon  a-t-il  pu  dii-e  que  «  pas 
mi  jour  nous  n'avons  été  en  désaccord  avec  le  gouvernement  bri- 
tannique. Que  ce  soit  à  Paris  ou  dans  les  conférences  de  Londres, 
notre  action  s'est  invariablement  jointe  à  la  sienne  et  nos  vues  se 
sont  régulièrement  rencontrées  pour  concourir  au  môme  but.  )^ 

Quel  était  ce  but  ?  La  paix  à  maintenir  entre  les  grandes  puissances 
et  à  ramener  entre  les  États  balkaniques.  Et  comment  ramener  la 
paix  entre  les  États  balkaniques?  En  établissant  entre  eux  un  juste 
équilibre  de  forces.  Ce  dernier  objet  de  l'effort  de  la  France  et  de 
l'Europe  a-t-il  été  complètement  réalisé?  M.  Pichon  reconnaît  que  les 
solutions  acquises  sont  «  imparfaites,  puisqu'elles  sont  le  résultat  de 
transactions,  »  mais  il  estime  qu'elles  sont  «  suffisantes  et  doivent  être 
considérées  comme  heureuses,  puisqu'elles  se  traduisent  par  le  réta- 
blissement de  la  paix  et  puisque  en  somme  elles  ne  constituent,  pour 
aucun  de  ceux  qui  ont  été  mêlés  à  la  guerre,  un  avantage  exclusif 
d'une  part,  ni  un  écrasement  de  l'autre.  »  Et  il  ajoute,  avec  quelque 
optimisme  peut-être  :  «  Elles  permettent  d'entrevoir,  lorsque  les  haines 
encore  toutes  chaudes  des  batailles  d'hier  seront  apaisées,  une  paix 
durable  qui  est,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire,  dans  nos  vœux  les  plus 
fervens.  »  EUe  est  aussi  dans  les  nôtres,  et  nos  vœux  communs  seront 
à  coup  sûr  réalisés  quand  les  haines  seront  apaisées  :  mais  quand  le 
seront-elles?  C'est  une  question  à  laquelle  il  est  difficile  ^de  répondre. 


REVUE.    CHRONIQUE.  "  231 

Les  solutions  acquises  n'ont  satisfait  complètement  ni  la  Serbie,  ni  la 
Grèce  et  elles  ont  désespéré  la  Bulgarie.  Il  ne  faut  sans  doute  pas 
prendre  au  pied  de  la  lettre,  c'est-à-dire  au  tragique,  les  proclama- 
tions que  le  roi  Ferdinand  a  adressées  à  son  armée.  Elles  sont  d'une 
belle  allure  romantique,  expriment  sans  réticences  l'indignation  et  la 
colère  et  ne  parlent  que  de  revanche  et  de  vengeance.  Ce  langage 
donne  satisfaction  à  ses  sujets  :  aurait-il  pu  entenirun  autre?  Laissons 
les  mots  pour  nous  attaclier  aux  choses  :  il  est  certain  que  les  Bul- 
gares, s'ils  ont  commis  une  grande  faute,  en  ont  été  sévèrement  punis, 
est  que  l'idée  d'une  réparation  ultérieure  reste  profondément  ancrée 
dans  leur  esprit.  Il  sera  sage,  de  la  part  de  la  presse,  de  ne  pas 
pousser  ce  sentiment  au  paroxysme.  Nous  aimons  particulièrement, 
dans  le  discours  si  sensé  que  sir  Edward  Grey  a  prononcé  à  la  Chambre 
des  Communes,  le  passage  où,  après  avoir  parlé  des  horreurs  qui  ont 
accompagné  la  seconde  guerre  balkanique,  il  a  dit  :  «  Tous  les  Ëtats 
mêlés  à  cette  guerre  semblent  avoir  foulé  aux  pieds  les  traités,  les 
accords,  les  alliances,  et  s'être  efforcé  de  tirer  parti  de  la  situation 
pour  leur  propre  avantage.  Il  n'est  pas  de  l'intérêt  de  la  Grande  Bre- 
tagne, et  il  ne  serait  pas  non  plus  équitable,  de  nommer  un  quelconque 
de  ces  États  pour  le  signaler  à  la  vindicte  publique.  »  Aujourd'hui  la 
paix  est  faite  :  nous  ne  la  croyons  pas  éternelle,  mais  si  on  veut  en 
jouir  quelque  temps,  il  faut  renoncer  aux  récriminations  rétrospectives. 
L'histoire  se  fera  un  jour  sur  tous  ces  faits;  la  politique  doit  en  oublier 
qiielques-uns. 

Revenons  au  discours  de  sir  Edward  Grey.  Au  moment  où  le  Par- 
lement allait  lui  aussi  entrer  en  vacances,  sir  Edward  a  tenu  à  faire, 
et  a  fait  effectivement,  un  tableau  exact  et  à  peu  près  complet  de  la 
situation  actuelle  :  il  n'y  manque  aucun  trait  essentiel.  Sir  Edward  a 
parlé  en  toute  bonne  foi  de  l'ceuvre  accomplie  par  la  diplomatie 
européenne,  œuvre  qu'on  a  beaucoup  dénigrée,  la  critique  étant 
toujours  aisée,  mais  qui  a  eu  le  grand  mérite  de  localiser  la  guerre. 
«  Essayer  davantage,  a  dit  sir  Edward  Grey,  eut  été  mettre  le  concert 
en  danger.  11  est  facile  de  vanter  les  forces  des  grandes  puissances  et 
de  démontrer  comment  elles  auraientpu  faire  respecter  leurs  volontés, 
si  elles  l'avaient  voulu.  Naturellement,  elles  auraient  pu  avoir  recours 
à  une  démonstration  navale,  à  supposer,  toutefois,  que  ce  genre  de 
démonstration  puisse  servir  à  quelque  chose  ;  mais,  pour  intervenir 
efficacement,  elles  auraient  été  obligées  d'employer  des  troupes,  ces 
troupes  auraient  dû  débarquer,  se  mettre  en  marche,  tirer  des  coups 
de  fiisd  et  s'exposer  à  en  recevoir.  On  fait  ces  choses  là  dans  des  que- 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relies  qui  vous  intéressent  spécialement,  mais  il  est  extrêmement 
difficile  de  décider  les  puissances  ou  quelqu'une  d'entre  elles  à  inter- 
venir dans  une  querelle  qui  ne  touche  pas  absolument  ses  intérêts.  » 
Et  un  peu  plus  loin  sir  Edward  parle  de  ce  qu'a  de  bizarre  une  poli- 
tique qui  consiste  à  partir  en  guerre  pour  imposer  la  paix.  La  vérité 
est  que,  pour  un  motif  ou  pour  un  autre,  la  politique  de  non-inter- 
vention l'a  emporté  partout  et  que  l'Europe  a  laissé  une  grande 
liberté  aux  Étals  balkaniques  pour  la  solution  des  questions  où  ils 
avaient  des  intérêts  supérieurs  aux  siens.  La  paix  de  Bucarest  s'est 
faite  ainsi.  On  dira  que  ce  n'est  pas  de  la  grande  politique,  mais  pour- 
quoi l'Europe  aurait-elle  fait  de  la  grande  politique,  avec  les  frais 
qu'elle  comporte,  là  où  elle  n'avait  pas  de  grands  intérêts?  «  Les 
ambassadeurs,  a  dit  sir  Edward  Grey,  n'ont  pas  essayé  de  créer  du 
durable,  du  logique.  Qu'importe?  Ils  ont  ajourné  pour  un  temps  le 
conflit  des  ambitions  en  présence.  C'est  là  le  gain  net.  »  Sir  Edward,  on 
le  voit,  ne  fait  pas  valoir  son  œuvre  outre  mesure  et  son  apologie 
consiste  seulement  à  dire  qu'on  a  gagné  du  temps  ;  mais  n'a-t-on 
pas  dit  que  le  temps  était  galant  homme  et  qu'il  arrangeait  bien  des 
choses  ?  Après  tant  d'agitations,  son  action  seule  peut  enfin  être 
apaisante  :  la  guerre  et  la  diplomatie  ont  donné  pour  le  moment 
tout  ce  qu'elles  pouvaient  donner. 

On  sait  cependant  que  l'Europe,  ayant  pour  organe  la  conférence 
des  ambassadeurs  à  Londres,  s'est  réservé  la  solution  de  deux 
questions  où  les  intérêts  balkaniques  n'étaient  pas  seuls  engagés  : 
l'Albanie  et  les  îles  de  la  mer  Egée  occupées  en  ce  moment  par 
l'Italie.  Sir  Edward  Grey  ne  pouvait  pas  manquer  d'en  parler  dans 
son  discours  :  il  l'a  fait  de  manière  à  donner  satisfaction  aux  deux 
puissances  le  plus  particulièrement  intéressées,  l'Autriche  et  l'Italie. 

Il  a  été  bref  sur  l'Albanie  et  s'est  contenté  de  dire  qu'  «  une  com- 
mission internationale  de  contrôle  doit  être  établie,  en  vue  d'ériger 
cette  nation  en  État  autonome  sous  l'autorité  d'un  prince  choisi  par 
les  grandes  puissances.  »  Nous  plaignons  le  prince  qui  sera  désigné 
par  les  puissances  :  il  est  à  craindre  que  son  indépendance  ne  soit 
qu'une  fiction  et  qu'il  n'ait  plusieurs  patrons  très  exigeans  qui  ne 
seront  pas  toujours  d'accord  entre  eux.  Ils  le  sont  aujourd'hui,  parce 
qu'U  s'agit  seulement  de  faire  une  Albanie  aussi  grande  que  possible, 
au  détriment  de  la  Serbie  et  de  la  Grèce  ;  mais  qu'ils  le  soient  plus 
tard,  c'est  une  autre  question.  On  peut  les  nommer,  leurs  noms  sont 
sur  toutes  les  lèvres  :  ce  sont  l'Autriche  et  l'ItaUe,  plus  alliées  que 
jamais,  sans  être  pour  cela  plus  amies.  Mais  n'anticipons  pas  sur  les 


REVUE.     CHRONIQUE.  "  233 

temps  futurs.  Pour  le  moment,  elles  croient  avoir  un  intérêt  commun, 
l'Autriche  à  empêcher  la  Serbie  d'avoir  accès  à  l'Adriatique,  et 
l'Italie  à  empêcher  la  Grèce  d'y  avoir  une  étendue  de  côtes  trop 
considérable  et  s'élevant  trop  haut  vers  le  Nord.  A  l'appui  de  son  veto, 
sachant  très  bien  qu'il  est  des  circonstances  où  la  force  seule  compte, 
l'Autriche  a  mobilisé.  Nous  ne  referons  pas  cette  histoire  :  elle 
est  d'hier.  Il  n'est  pas  douteux  que  les  sympathies  générales  étaient 
pour  la  petite  et  vaillante  Serbie,  mais  la  raftson  d'État  a  fait  pencher 
la  balance  du  côté  de  l'Autriche.  Celle-ci  ne  pouvait  pourtant  pas 
occuper  elle-même  la  partie  de  l'Adriatique  qu'elle  disputait  à  la 
Serbie  ;  il  fallait  donc  que  l'Albanie  subsistât  pour  en  hériter  et  la 
conserver.  Tel  a  été  l'intérêt,  bien  ou  mal  compris  mais  fermement 
défendu,  de  l'Autriche  dans  cette  affaire.  Quant  à  l'Italie,  ce  n'est  un 
secret  pour  personne  qu'elle  ne  voit  pas  d'un  œil  charmé  le  rapide 
développement  que  la  Grèce,  après  la  guerre,  a  pris  sur  terre  et  sur 
mer  ;  aussi  limiter  la  Grèce  dans  son  extension  est-il  devenu  un  des 
principaux  soucis  de  sa  politique.  La  pensée  que  la  Grèce  pourrait 
occuper  la  rive  orientale  de  l'étroit  canal  qui  sépare  l'île  de  Corfou 
de  la  péninsule  balkanique,  a  été  particulièrement  désagréable  au 
Cabinet  de  Rome.  Sa  préoccupation  s'explique  en  quelque  mesure  ; 
nous  croyons  cependant  qu'elle  a  été  fort  exagérée.  Mais  nous  n'avons 
pas  à  discuter  ici  les  conceptions  particulières  que  l'Autriche  eti'itahe 
se  sont  formées  de  leurs  intérêts  fondamentaux  :  elles  se  présentent 
comme  des  faits,  et  l'Europe  a  cru  devoir  s'en  accommoder  dans 
l'intérêt  supérieur  de  la  paix.  EUe  a  nommé  une  Commission  dont 
l'œuvre  de  délimitation  sera  particulièrement  difficile,  parce  que  les 
principes  en  sont  restés  mal  définis.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'Albanie,  qui 
n'a  jamais  été  une  nation  et  qui  aura  beaucoup  de  peine  à  le  devenir, 
s'est  imposée  à  l'Europe  comme  une  nécessité.  Il  y  a  malheureuse- 
ment des  nécessités  qui  peuvent  devenir  des  impossibilités  :  nous 
souhaitons  que  ce  ne  soit  pas  le  cas  de  l'Albanie  et  que,  née  ou  rendue 
à  la  vie  sous  les  auspices  de  l'Autriche  et  de  l'Itahe,  elle  ne  devienne 
pas  un  jour  entre  elles  un  grenier  à  conflits.  Ce  jour,  s'il  arrive,  est 
encore  loin,  mais  la  phrase  de  sir  Ed.  Grey  nous  re\'ient  à  l'esprit 
comme  une  obsession  :  assurément,  en  ce  qui  concerne  l'Albanie,  la 
Conférence  des  ambassadeurs  n'a  fait  ni  du  logique,  ni  peut-être  du  du- 
rable ;  elle  a  seulement  ajourné  le  heurt  des  ambitions  en  présence. 
Pour  ce  qui  est  des  iles,  la  question  qu'elles  soulèvent  présente 
des  difficultés  d'un  autre  ordre,  dont  nous  avons  déjà  dit  un  mot 
il  y  a  quinze  jours.  Sir  Edward  Grey,  qui  ne  pouvait  pas  la  passer 


234  REVUE    DBS    DEUX    MONDES. 

SOUS  silence,  l'a-t-il  résolue  ?  En  droit,  oui,  mais  en  fait?  La  situation 
reste  délicate  et  embarrassante.  Ces  iles  sont  en  ce  moment  occupées 
par  ritalie  qui  doit  les  évacuer  dès  que  la  Turquie  aura  pleinement 
exécuté  le  traité  de  Lausanne,  en  d'autres  termes,  lorsqu'elle  aura 
retiré  de  la  Tripolitaine  et  de  la  Cyrénaïque  le  dernier  de  ses  soldats. 
Après  quoi,  ces  iles  ne  re\aendront  à  la  Porte  que  pour  être  cédées  à  la 
Grèce.  Dès  lors  l'esprit,  inévitablement,  s'interroge  et  se  demande, 
puisque  ces  îles  sont  dans  toutes  les  hypothèses  perdues  pour  elle, 
si  la  Porte  a  plus  d'intérêt  à  ce  qu'elles  soient  détenues  par  l'Itahe 
qui  ne  les  a  qu'à  titre  précaire,  ou  par  la  Grèce  qui  les  aurait  à  titre 
définitif.  Ce  qui  Aient  de  se  passer  à  Andrinople, —  nous  en  parlerons 
dans  un  moment,  —  montre  que  la  Porte  ne  renonce  à  rien  et  n'en 
désespère  jamais,  et  on  ne  peut  pas  dire  que  les  faits  lui  donnent 
tort.  Si  elle  juge  préférable  pour  elle  que  les  iles  restent  à  l'Itahe, 
qui  Tempêchera  de  laisser  indéfiniment  quatre  hommes  et  un  caporal 
en  Lybie  ?  Sera-ce  l'Itahe  ?  Peut-on  compter  absolument  sur  l'inexo- 
rable énergie  avec  laquelle  cette  dernière  exigera  l'évacuation  complète 
et  rapide  de  la  Tripohtaine  et  prendra  des  mesures  en  conséquence? 
De  parentes  questions  font  rêver  :  elles  sont  si  complexes  !  En  atten- 
dant, ritahe  est  très  forte  sur  le  terrain  diplomatique  pour  dire,  et  elle 
ne  manque  pas  de  le  faire,  que  les  îles  étant  dans  ses  mains,  le  seul 
gage  qu'elle  ait  de  l'exécution  du  traité,  elle  ne  saurait  s'en  dessaisir 
avant  que  cette  exécution  soit  parachevée  :  il  est  bien  entendu  qu'à 
ce  moment  elle  ne  manquera  pas  de  restituer  le  gage.  Cette  situation 
ne  pouvait  pas  manquer  d'exercer  toute  la  souplesse  d'intelhgence 
et  même  toute  la  subtihté  de  sir  Edward  Grey.  Il  a  commencé  par  dire 
que  la  question  intéressait  l'Europe  tout  entière,  mais  il  n'a  pas  caché 
qu'elle  intéressait  plus  spécialement  l'Angleterre.  «  En  vertu  de  notre 
position  méditerranéenne  et  de  considérations  navales,  il  est,  a-t-H 
dit,  de  notre  intérêt  particuUer  qu'aucune  des  îles  de  l'Egée  ne  soit 
réclamée  et  conservée  par  l'une  des  grandes  puissances.  Si  l'une  de 
ces  îles  passait  d'une  manière  permanente  en  la  possession  d'une 
grande  puissance,  des  questions  d'une  extrême  importance  et  d'une 
extrême  difficulté  seraient  soulevées:  les  grandes  puissances  le  sentent 
bien.  »  Sans  doute  elle  le  sentent,  mais  elles  ont  senti  successivement 
tant  de  choses  dont  H  a  été  tenu  peu  de  compte  depuis  dix  mois, 
qu'on  n'est  pas  bien  sur  qu'il  y  ait  là  une  garantie  suffisante. 
Sir  Edward  Grey,  est-il  besoin  de  le  dire?  ne  met  pas  un  instant  en 
doute  la  loyauté  de  l'Italie  et  personne  ne  peut  le  faire  ;  mais  il  ne 
s'agit  pas  de  l'Italie,  il  s'agit  de  la  Porte,  et  le  ministre  anglais  se 


REVUE.    CHRONIQUE.  235 

pose  très  nettement  la  question  suivante  :  «  Qu'est-ce  qui  arrivera  si 
la  Turquie  recule  indéfiniment  l'accompliss-ement  des  ohlig^ations  que 
le  Traité  de  Lausanne  lui  impose  et  si,  en  conséquence,  roccupation 
italienne  se  prolonge  indéfiniment  ?  »  Quand  on  énonce  de  pareilles 
questions,  on  devrait  y  répondre  :  sir  Edward  n'y  a  pas  répondu.  Ici 
encore  il  a  temporisé.  «  Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ponr  le 
moment,  a-t-il  dit,  de  ce  qui  arrivera  si  un  ajournement  indéfini  se 
produit.  La  grande  chose,  c'est  que  le  principe  suivant  est  posé  :  ia 
destination  des  îles  de  la  mer  Egée  intéresse  toutes  les  grandes 
puissances  ;  aucune  des  grandes  puissances  ne  peut  s'en  réserver 
une  seule  ;  la  question  des  îles  est  d'un  caractère  européen  et  sera 
réglée  par  toutes  les  puissances.  »  Soit,  mais  si  toutes  les  puissances 
ne  jugent  pas  avoir  le  même  intérêt  dans  rafraire,des  différences  d'atti- 
tude ne  se  manifesteront-elles  pas  entre  elles?  Comment  ne  pas  se 
rappeler  ici  tel  autre  passage  du  même  discours  que  nous  avons  cité 
et  d'où  il  résulte  que,  si  toutes  les  puissances  sont  facilement  d'accord 
pour  ne  rien  faire,  chacune,  quand  il  faut  agir,  ne  le  fuit  que  dans  la 
mesure  de  son  intérêt  particuher. 

Ici,  une  remarque.  Il  y  a  quelques  jours,  toute  la  presse  italienne 
est  partie  en  guerre  contre  la  presse  française  parce  que  celle-ci,  après 
aA'oir  i)ris  acte  des  assurances  positives  données  par  l'Itahe  à  ce 
sujet,  avait  conclu  que  les  îles  seraient  un  jour  évacuées.  Aujour- 
d'hui la  p'resse  italienne  se  montre  pleinement  satisfaite  des  décla- 
rations de  sir  Edward  Grey  et  nous  reconnaissons  nous-mêmes,  avec 
une  non  moindre  satisfaction,  qu'elle  est  revenue  par  contre  coup  à 
notre  égard  à  des  sentimens  meilleurs,  à  ceux  qu'elle  aurait  toujours 
dû  avoir,  parce  que  nous  les  avons  toujours  mérités.  La  presse  fran- 
çaise n'a  parlé  à  aucun  moment  avec  passion  delà  question  des  îles  et 
elle  n'en  a  jamais  dit  autre  chose  que  ce  qu'en  a  répété  le  ministre 
anglais.  Pourquoi  donc  cette  différence  de  traitement  à  notre  désavan- 
tage? Mais  tout  cela  appartient  au  passé.  Le  ciel  s'est  rasséréné  sur 
l'Italie  et  nous  profitons  de  cette  faveur  du  temps.  Jouissons-en  sans 
essayer  de  tout  prévoir.  Notre  esprit  trop  logique  nous  emporte  de 
déduction  en  déduction  à  des  conséquences  qui  ne  se  produiront  peut- 
être  pas  et  qui,  en  tout  cas,  sont  lointaines.  Qui  sait  si  les  Anglais  ne 
suivent  pas  une  règle  plus  sage  en  ne  s'imposant  pas  la  tâche  de 
résoudre  des  questions  qui  ne  sont  pas  encore  posées?  Sir  Edward 
Grey  se  contente  de  jalonner  des  principes  et  il  attend  les  événemens. 

Il  est  probable  que  c'est  ce  quU  fera  aussi  et  ce  que,  finalement, 
nous  ferons  tous  au  sujet  d'Andrinople.  Les  Turcs  y  sont  :  on  ne  voit 


236  REVUE    DES    DEUX    MOINDES. 

pas  qui  les  en  délogera.  Beaii  possidentes,  disait  autrefois  Bismarck. 
Cette  affaire  d'Andrinople  est  assurément  une  des  plus  extraordinaires 
dans  une  époque  où  il  y  en  a  eu  tant,  et  par  extraordinaire  nous 
voulons  dire  imprévue  car,  au  fond,  il  n'en  est  pas  de  plus  naturelle, 
ni  de  plus  logique.  La  tragédie  et  la  comédie  s'y  sont  étroitement 
mêlées.  Il  est  fâcheux  que  l'événement  pèse  sur  nous  comme  il  le 
fait  encore  :  l'histoire,  qui  en  parlera  d'une  manière  plus  dégagée, 
pourra  y  prendre  quelque  divertissement.  Les  Bulgares  ont  fait  un 
immense  effort  pour  s'emparer  d'Andrinople;  encore  n'en  sont-ils 
venusàhout  qu'avec  les  concours  des  Serbes.  La  vUle  une  fois  prise, 
les  Serbes  sont  retournés  chez  eux  et,  au  lieu  de  garder  la  place,  les 
Bulgares  ont  suivi  les  Serbes  pour  leur  tomber  dessus.  Ils  ont  impru- 
demment oubhé  la  présence  de  la  Turquie  qu'ils  croyaient  épuisée  parce 
qu'ils  l'avaient  battue  et  qui  l'était  moins  qu'eux.  Il  est  arrivé  ce  qui 
devait  arriver.  Les  peuples  armés  sont  comme  les  liquides  qui  pèsent 
sur  leur  bords  et  se  répandent  aussi  loin  qu'ils  ne  trouvent  pas  d'ob- 
stacle. Or  les  Turcs  n'en  ont  trouvé  aucun:  les  Bulgares  étaient  partis 
pour  se  battre  et  se  faire  battre  ailleurs.  Enverbey  est  redevenu  assez 
facilement  un  héros  :  entré  à  Andrinople  sans  coup  férir,  U  peut  croire 
que  la  terreur  de  ses  armes  a  tout  fait  fuir  devant  lui.  Et  ce  n'est  pas 
la  seule  conquête  que  les  Turcs  ont  faite  ou  refaite  :  ils  ont  recom- 
mencé en  sens  inverse,  c'est-à-dire  en  allant  en  avant,  la  campagne 
qu'ils  avaient  faite  à  reculon;  ils  ont  repris  Kirk-Kilissé  et  LouUé- 
Bourgas  :  les  mêmes  noms  peuvent  servir  désormais  pour  leurs 
défaites  et  pour  leurs  victoires.  Ils  ont  même  passé  la  Maritza  et  me- 
nacé Dedeagatch,  le  principal  et  presque  le  seul  port  qui  reste  aux 
Bulgares  sur  la  mer  Egée,  et  ils  s'en  seraient  emparés  comme  du  reste, 
s'ils  n'avaient  pas  eu  la  sagesse  de  s'arrêter  devant  le  grondement  de 
l'Europe.  Leurs  victoires  mihtaires  ne  méritent  pas  grande  admi- 
ration, ils  se  sont  contentés  de  profiter  des  circonstances  :  leur  poh- 
tique  a  eu  des  quahtés  plus  sérieuses.  Au  premier  moment,  l'Europe 
leur  a  adressé  les  sommations  les  plus  menaçantes  ;  les  puissances  ont 
déclaré  qu'elles  ne  laisseraient  pas  déchirer  le  traité  de  Londres  qui 
était  quelque  peu  leur  œuvre  ;  elles  ont  sommé  la  Porte  d'évacuer 
Andrinople  et  de  se  cantonner  derrière  la  hgne  d'Énos-Midia.  Après 
ce  bruit  de  tonnerre,  on  a  usé  de  quelque  douceur;  on  a  fait  entendre 
à  la  Porte  que,  si  elle  était  bien  sage,  bien  docile,  bien  obéissante,, 
on  rectifierait  et  on  améUorerait  cette  frontière.  Dans  le  cas  contraire,  [ 

elle  n'avait  à  compter  sur  aucune  indulgence.  A  la  vérité,  on  ne  savait 
pas  encore  trop  ce  qu'on  ferait  contre  elle,  mais  pour  le  moins  on  lui 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

couperait  les  vivres.  La  Porte  ne  s'est  pas  laissé  étonner.  Elle  a  regardé 
autour  d'elle  et  elle  a  vu  qu'aucune  puissance  n'était  disposée  à  passer 
de  la  menace  à  l'acte  :  quant  à  l'infortunée  Bulgarie,  elle  était  provi- 
soirement sans  force,  elle  s'apprêtait  à  désarmer,  elle  désarmait. 
D'autre  part,  l'opinion  était  très  exaltée  dans  le  monde  musulman 
et  tout  gouvernement  qui  aurait  reculé  après  avoir  miraculeusement 
obtenu  de  si  précieux  avantages,  aurait  été  certainement  renversé. 
Pour  ce  qui  est  de  l'armée,  elle  n'obéirait  pas.  La  Porte  a  calculé 
adroitement  ses  chances  ;  elle  a  compris  ce  qu'elle  pouvait  faire,  sans 
soulever  autre  chose  que  des  protestations,  et  ce  qu'elle  ne  pouvait 
pas  faire  sans  s'exposer  à  des  mesures  plus  graves.  Après  un  moment 
d'hésitation,  elle  a  déclaré  formellement  qu'elle  n'abandonnerait  pas 
Andrinople,  mais  qu'elle  ne  dépasserait  pas  la  Maritza  et  qu'elle 
n'avait  jamais  eu  l'intention  d'occuper  Dedeagath,  bien  que  la  popu- 
lation de  la  ville  et  même  de  toute  la  région  l'y  appelât  pour  la 
garantir  des  Bulgares.  Ceux-ci  ne  sont  d'ailleurs  pas  en  mesure  d'y 
entrer  tout  de  suite  :  ils  ont  fait  une  démarche  auprès  des  puissances 
pour  qu'elles  demandassent  aux  Grecs  d'y  rester  quelques  jours  encore, 
et  ce  n'est  pas  là  un  des  traits  les  moins  singuliers  de  cette  situation 
paradoxale.  Quelle  sera  la  suite  des  événemens,  nul  ne  peut  le  dii'e? 

De  toutes  les  puissances,  celle  qui  a  pris  le  plus  à  cœur  de  sauver 
tout  ce  qui  peut  encore  être  sauvé  de  la  cause  bulgare,  est  naturelle- 
ment la  Russie.  La  Russie  n'oublie  pas  tout  ce  qu'elle  afait  pour  la  Bul- 
garie et,  comme  les  bienfaits  obUgent  infiniment  plus  ceux  qui  les 
font  que  ceux  qui  les  reçoivent,  elle  se  tient  pour  engagée  à  aider  les 
Bulgares  de  toute  la  force  de  la  politique.  En  cela  elle  peut  compter 
sur  le  concours  de  la  France.  Si  nous  avons  incliné  à  ce  que  Cavalla 
appartint  à  la  Grèce,  nous  n'avons  aucune  raison  du  même  ordre  pour 
nous  faire  désirer  qu'An drinople  reste  à  la  Porte.  A  vrai  dire,  la 
question  ne  nous  touche  pas  directement,  mais  puisqu'elle  touche  la 
Russie,  nous  n'avons  aucune  raison  de  ne  pas  conformer  notre  poU- 
tique  à  celle  de  notre  alUée.  Seulement  que  pouvons-nous  faire  et  que 
peut  faire  la  Russie  elle-même,  décidée  comme  elle  paraît  l'être  et 
comme  nous  le  sommes  nous-mêmes,  à  ne  pas  intervenir  militaire- 
ment? On  a  parlé  de  boycotter  la  Turquie,  de  lui  refuser  tout  secours 
financier,  de  la  réduire  par  l'inanition.  De  pareils  moyens  de  coer- 
cition ne  peuvent  réussir  que  s'ils  sont  adoptés  et  pratiqués  par  toutes 
les  puissances  des  deux  mondes,  et  c'est  une  unanimité  sur  lacjuelle 
il  serait  téméraire  de  trop  compter.  La  Russie  peut  employer  ce  moyen 
par  amour  de  la  Bulgarie  et  nous  pouvons  l'employer  nous-mêmes 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  amour  de  la  Russie  ;  mais  les  autres  ?  Le  moyen  risque  de  faire 
presque  autant  de  mal  à  ceux  qui  l'emploieront  qu'à  ceux  contre  qui 
on  le  tournera  :  il  faut  donc  avoir,  pour  en  user,  des  motifs  très 
sérieux  que  tous  n'ont  pas.  Gela  étant,  la  seule  solution  pratique  serait 
une  entente  directe  entre  la  Bulgarie  et  la  Porte.  On  comprend  qu'elle 
coûte  à  la  Bulgarie.  —  Ce  n'est  pas  à  nous,  dit-elle,  qu'il  appartient 
d'agir  auprès  de  la  Porte;  c'est  à  l'Europe  qui  a  fait  le  traité  de 
Londres  et  qui  doit  tenir  à  honneur  de  ne  pas  le  laisser  mettre  en 
pièces.  —  Mais,  d'abord,  ce  n'est  pas  l'Europe  qui  a  fait  le  traité  de 
Londres  ;  elle  a  aidé  seulement  à  sa  préparation  et  il  s'est  conclu 
sous  ses  auspices  ;  il  n'en  résulte  pour  elle  aucune  obligation  stricte. 
Enfin,  tous  les  traités  sont  l'expression  des  circonstances  à  un  moment 
donné.  Le  moment  passe,  les  circonstances  changent,  et  il  faut  bien 
dire  que,  dans  le  cas  actuel,  si  les  circonstances  ont  changé,  la  res- 
ponsabilité en  est  à  la  seule  Bulgarie.  L'avenir  reste  ouvert  devant  elle 
et  nous  sommes  convaincu  qu'elle  se  relèvera  de  sa  chute  ;  le  sort 
qui  l'accable  aujourd'hui  ne  l'accablera  pas  toujours  ;  U  y  a  en  elle 
des  ressources  d'énergie  qui  ne  sont  pas  épuisées  ou  qui  se  renou- 
velleront. Mais  il  faut  prendre  le  moment  présent  tel  qu'il  est  et  en 
tirer  le  parti  le  moins  mauvais  possible.  Le  roi  Ferdinand  a  un 
esprit  pohtique  trop  déUé,  trop  développé,  trop  exercé  pour  ne  pas 
manœuvrer  dans  la  tourmente  et  rendre  un  nouveau  service  à  son 
peuple  auquel  il  en  a  déjà  tant  rendu  :  ce  ser\ice  est  d'accepter 
l'inévitable  et  de  préparer  les  réparations. 

M.  Pichon,  dans  son  discours  de  Lons-le-Saulnier,  s'est  défendu 
d'avoir  fait  une  politique  de  sentiment  :  il  a  reconnu  toutefois  que  le 
sentiment  se  mêlait  à  tout  et  que  le  plus  froid  réalisme  ne  pouvait  pas 
en  faire  complètement  abstraction.  Les  grandes  nations  comme  la 
Russie,  la  France.  l'Angleterre,  ont  des  traditions  qui  sont  aussi  des 
forces  et  on  ne  doit  pas  s'attendre  à  ce  qu'elles  y  renoncent  à  moins  d'y 
être  forcées  par  une  obligation  impérieuse  et  un  devoir  absolu .  L'in- 
térêt de  l'État  est  d'ailleurs  la  première  règle  de  la  politique  interna- 
tionale. Ni  M.  Pichon,  ni  M.  Sasonof,  ni  Sir  Edward  Grey  ne  l'ont 
méconnue,  et  c'est  pourquoi  leur  pohtique,  constamment  orientée  dans 
le  sens  de  la  paix,  a  si  efficacement  contribué  à  en  assurer  le  bienfait 
à  l'Europe.  Il  serait  très  injuste  de  dire  que  d'autres  nations  et  d'autres 
gouvernemens  n'y  ont  pas  contribué,  eux  aussi,  d'une  manière  très 
efficace  ;  mais  la  Triple  Entente  ne  s'est  laissée  dépasser  par  per- 
sonne dans  cette  œuvre,  dont  le  succès  importait  si  fort  au  progrès  de 
la  civiUsation,  à  la  reprise  des  affaires  qui  ont  beaucoup  souffert  des 


REVUE.    CHRONIQUE.  •  239 

contre-coups  de  la  guerre  et  à  la  marche  normale  de  l'humanité  vers 
un  avenir  meilleur. 

Nos  lecteurs  savent  déjà  la  perte  qu'ils  ont  faite  dans  la  personne 
de  M.  Emile  Ollivier,  qui  était  un  des  plus  anciens  collaborateurs  de 
cette  Revue  et  un  de  ceux  qui  l'honoraient  davantage  par  l'éclat  de 
son  talent,  la  générosité  de  son  caractère  et  la  dignité  de  sa  vie. 
M.  Emile  OlUvier  a  joué  un  rôle  trop  important  et  qui  a  été  l'objet  de 
trop  ardentes  controverses  pour  que  nous  puissions,  en  quelques 
lignes  et  à  la  fin  d'une  chronique,  parler  de  lui  comme  il  conviendrait. 
Tout  ce  que  nous  pouvons  dire  aujourd'hui  de  l'homme  politique  est 
qu'aucun  n'a  eu  de  meilleures  intentions,  n'a  mis  à  leur  service  une 
persévérance  plus  grande,  une  parole  plus  entraînante,  un  désintéres- 
sement personnel  plus  absolu  —  et  n'a  été  plus  malheureux. 

Un  monde  s'est  écroulé  sur  lui  pour  l'écraser.  On  l'a  rendu  respon- 
sable d'une  guerre  que  rien  ne  pouvait  empêcher  parce  qu'on  la  vou- 
lait ailleurs,  et  qu'on  nous  y   a  délibérément    provoqués.  M.  Emile 
Ollivier  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  ré\'iter,  il  n'y  a  pas  réussi  ;  s'il  y  avait 
réugsi  un  jour,  le  danger  se  serait  présenté  sous  une  autre  forme  le 
lendemain  ;  le  seul  tort  de  M.  Emile  Ollivier,  qui  jugeait  des  autres 
d'après   lui-même,  est  de  n'y  avoir  cru  qu'à  la  dernière  extrémité. 
Le  sort  des  armes  s'étant  prononcé  contre  nous,  on  a  cherché  un 
homme  sur  qui  rejeter  tout  le  poids  de  l'événement  ;  il  n'a  pas  été 
diflicile  de  le  trouver,  il  s'était  offert  lui-môme  ;  on  la  dénoncé  à  la 
postérité  en  prenant  soin  par  avance  de  dicter  à  celle-ci  son  jugement. 
Mais  M.  OlUvier  a  vécu  assez  longtemps  pour  faire  appel  à  son  tour  au 
tribunal  devant  lequel  il  avait  été  cité  ;   il   a  introduit  lui-même  sa 
cause  devant  l'histoire,  et  nos  lecteurs  ont  connu  au  fur  et  à  mesure 
qu'il  les  produisait   les  explications  qu'il  lui  a  apportées.  On  peut 
sans  doute  ne  pas  tout  admettre  de  ce  long  et  puissant  plaidoyer,  mais 
comment  n'être  pas  frappé  de   l'accent  de   probité  morale  qui  lui 
donne  un  caractère  si  saisissant  ?  L'homme  apparaîtà  traversées  pages 
éloquentes:  comment  ne  pas  reconnaître  le  souci  de  la  vérité  qui  l'anime, 
la  droiture  de  ses   sentimens,  la  haute  portée  d'un  témoignage  qui, 
sur  tant  île  points,  éclaire  l'histoire  et  qu'elle  ne  saurait  plus  néghger? 
Quant  au  talent  d'écrivain  de  M.  Ollivier,  succédant  ou  plutôt  s'al- 
liant  à  son  talent  oratoire,  il  allait  grandissant  d'année  en  année,  de 
volume  en  volume,  d'épisode  en  épisode,  presque  de  page  en  page,  et 
nous  ne  sachons  rien  déplus  émouvant  que  ce  dernier  article,  que  nous 
avons  publié  il  y  a  quinze  jours,  où  il  parle  des  angoisses  du  maréchal 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mac  Mahon,  obligé,  malgré  lui,  d'aller  s'engloutir  avec  la  dernière 
armée  de  la  France  dans  le  gouffre  de  Sedan.  Les  fautes  militaires  qui 
ont  alors  été  commises,  multipliées,  accumulées,  on  a  reproché  quel- 
quefois à  M.  Emile  Ollivier  de  les  avoir  mises  trop  en  relief  :  nous  y  trou- 
vons au  contraire ,  à  travers  la  tristesse  qui  s'en  dégage  pour  nous ,  quelque 
chose  de  réconfortant,  puisqu'il  en  ressort  que  nous  n'étions  pas  vain- 
cus d'avance,  que,  malgré  tant  d'erreurs,  nous  avons  failli  à  diverses 
reprises  ramener  la  victoire  à  nos  drapeaux  et  qu'il  aurait  fallu,  tel  ou 
tel  jour,  peu  de  chose  pour  que  les  destins  fussent  changés.  Et  cela 
n'est  pas  fait  pour  encourager  nos  adversaires  d'alors  à  recommencer. 
<}uantànous,  nous  avions  une  admirable  armée  en  1870  :  ce  qui  lui 
a  manqué,  à  un  degré  à  peine  vraisemblable,  c'est  le  commande- 
ment. La  leçon  a  été  trop  sévère  pour  que  nous  n'en  profitions  pas. 

Mais  nous  nous  laissons  entraîner  à  parler  de  l'homme  politique 
dans  M.  Ollivier,  alors  que  nous  aurions  voulu  parler  de  l'homme  seul. 
Il  était  impossible  de  le  connaître  sans  éprouver  pour  lui  une  sympa- 
thie profonde.  Il  était  simple  et  bon.  Indifférent  à  beaucoup  de  choses 
contingentes  qui  en  retiennent  tant  d'autres  dans  des  régions  mé- 
diocres, sa  pensée  s'élevait  toujours  très  haut  comme  par  son  jet 
naturel,  celui  de  l'orateur  peut-être,  car  personne  ne  l'a  été  plus  que 
lui.  Son  instruction  était  immense  et  portait  sur  les  sujets  les  plus 
divers.  Les  choses  de  l'art  le  passionnaient.  Aucune  conversation 
n'était  plus  nourrie  que  la  sienne.  Quant  à  sa  puissance  de  travail,  on 
a  pu  en  mesurer  ici  lintensité  :  cependant  on  ne  la  connaîtrait  pas 
tout  entière  si  on  ne  savait  pas  qu'il  était  devenu  presque  aveugle  et 
que,  depuis  plusieurs  années,  il  en  était  réduit  à  dicter.  Il  a  trouvé 
heureusement  dans  son  entourage  immédiat  des  dévouemens  incom- 
parables et  inlassables,  qui  lui  ont  permis  d'aller  jusqu'au  bout  sans 
défaillance.  Les  mains  pieuses  qui  lui  ont  fermé  les  yeux  ont  tenu 
pour  lui  la  plume  tombée  des  siennes.  Grâce  à  elles,  il  a  échappé 
aiïx  prises  les  plus  cruelles  de  la  vieillesse  et  de  l'infirmité.  La  mort 
seule  a  pu  l'abattre  et  elle  l'a  emporté  d'un  seul  coup  tout  entier. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant, 

Francis  Charmes. 


(I  ^ 


LA  FAMILLE  CORYSTON 


(1) 


TROISIEME    PARTIE  (2) 


Vil 

C'était  une  radieuse  après-midi  de  juin;  une  légère  brise 
tempérait  l'ardeur  de  la  nouvelle  saison. 

Lord  et  lady  Newbury  se  promenaient  lentement  dans  le 
jardin  d'Hoddon  Grey.  La  longue  ligne  de  la  maison  basse 
s'étendait  derrière  eux.  L'habitation  était  attrayante  et  ancienne. 
Son  architecture  n'avait  rien  de  remarquable,  à  part  son  toit 
élevé  et  pointu,  couvert  de  mousse,  orné  d'une  série  de  lucarnes 
originales,  son  haut  pignon,  et  sa  coupole  ajourée,  qui,  à  l'autre 
extrémité  du  bâtiment,  signalait  la  chapelle.  Evidemment,  cette 
vaste  demeure  avait  été  bâtie  pour  le  confort,  et  non  pour  l'ap- 
parat. Avec  ses  amples  pelouses  ondulées  et  son  aspect  vieillot, 
le  parc  était  le  cadre  le  mieux  approprié  pour  les  deux  prome- 
neurs qui  allaient  et  venaient,  le  long  du  boulingrin,  devant  la 
façade. 

Lord  William  Newbury,  grand,  mince,  avait  soixante-cinq 
ans.  Les  yeux  brun  clair,  rêveurs  et  [^bons,  étaient  ce  qu'on 
remarquait  surtout  dans  son  visage  ;  ses  joues  étaient  plates  et 
m  aigres:  ses  cheveux  blancs,  rejetés  en  arrière  par  le  vent,  — 
car  il  se  promenait  tête  nue,  —  dégageaient  un  front  qui, 
comme  sa  bouche  fine,  avait  gardé  une  apparence  de  jeunesse 
presque   enfantine.  De  la  douceur,  ou    plutôt    une    délicatesse 

(1)  Copyright  by  Mrs  Humphry  Ward,  1913. 
(2.)  Voyez  la  Revue  des  13  août  et  1"  septembre. 

TOME  XVII.   —    1913.  16 


242  REVUE    DES    DEUX   MONDES . 

maladive,  telle  était  l'impression  que  l'aspect  de  lord  William 
eût  donnée  à  tout  étranger  qui  l'eût  jugé  à  première  vue  ;  mais 
ce  jugement  eût  été  fort  éloigné  de  la  vérité.  A  côté  de  lui, 
lady  Newbury  paraissait  encore  plus  frêle  et  plus  mince.  C'était 
une  petite  femme  vive  comme  une  souris.  Habillée  de  vêtemens 
gris  de  la  forme  la  plus  simple  et  la  plus  sobre,  un  grand  cha- 
peau de  jardin  protégeait  son  visage  ratatiné,  et  le  regard  per- 
çant de  ses  yeux  noirs  décelait  cette  force  de  caractère  qui,  tout 
d'abord,  semblait  manquer  à  son  mari.  Mais  lady  William  savait 
se  tenir  à  sa  place.  Elle  était  la  plus  docile  et  la  plus  soumise 
des  épouses.  Au  reste,  s'il  en  eût  été  autrement,  la  vie  n'eût 
été  ni  heureuse  ni  même  possible  avec  son  mari. 

Ils  discutaient,  non  sans  quelque  animation,  de  la  pro- 
chaine arrivée  des  hôtes  qu'ils  attendaient  pour  le  Week  end: 
—  lady  Coryston  et  Marcia,  le  nouveau  doyen  d'une  cathédrale 
voisine,  un  ancien  ministre,  et  un  professeur  d'Oxford.  Mais  la 
conversation,  quelque  tour  qu'elle  prit,  revenait  à  Marcia;  il 
était  évident  qu'elle  tenait  le  champ. 

—  N'est-il  pas  bien  étrange  que  je  la  connaisse  si  peu  ?  disait 
plaintivement  lady  William.  J'espère  que  notre  cher  Edward  ne 
se  sera  pas  trop  hâté  dans  son  choix.  Quant  à  vous,  William, 
je  ne  crois  pas  que  vous  pourriez  la  reconnaître,  si  vous  la 
voyiez  sans  sa  mère. 

—  Oh  !  si;  sa  mère  me  l'a  présentée  à  la  réunion  de  l'arche- 
vêque, et  j'ai  un  peu  causé  avec  elle.  C'est  une  fort  belle  per- 
sonne. Je  me  souviens  qu'elle  ne  m'a  entretenu  que  d'art  dra- 
matique. 

—  Elle  parlait  trop  de  théâtre,  voulez-vous  dire,  et  lady 
William  soupira.  —  C'est  la  mode  parmi  les  jeunes  gens.  Le 
bruit  qu'on  fait  maintenant  autour  des  acteurs  et  des  actrices  est 
parfaitement  ridicule. 

—  Elle  était  enthousiasmée  de  M'"^  Froment,  si  je  me  rap- 
pelle bien,  continua  lord  William  en  précisant  ses  souvenirs.  Je 
lui  demandai  si  elle  savait  que  cette  M"'*  Froment  avait  une  his- 
toire scandaleuse,  et  n'était  pas  une  connaissance  convenable 
pour  une  jeune  fille.  A  quoi  elle  ouvrit  de  grands  yeux,  comme 
si  j'avais  énoncé  quelque  absurdité  :  u  On  ne  s'occupe  pas  de 
cela, — je  vous  assure,  — mais  de  ce  qu'elle  peut /o^er,  »  me 
répliqua-t-elle,  indignée.  Et  c'était  curieux,  et  même  inquiétant, 
de  voir  tant  d'aplomb  chez  une  si  jeune  fille. 


LA    FAMILLE    CORYSTONv  243 

—  Eli  bien!  Edward  changera  tout  cela!  —  La  voix  de  lady 
William  respirait  la  confiance.  —  Il  m'a  assure  qu'elle  a 
d'excellens  principes...  et  une  nature  élevée,...  quoiqu'elle  n'ait 
pas  été  cultivée.  Il  pense  qu'elle  se  laissera  volontiers  guider 
par  celui  qu'elle  aimera. 

—  Je  l'espère,  pour  le  bonheur  d'Edward,  car  il  est  fort 
épris.  Je  veux  croire  qu'il  ne  s'est  pas  laissé  entraîner  par  son 
inclination.  Tant  de  choses...  dépendent  de  son  mariage,...  pour 
nous  tous! 

Le  front  de  lord  William  se  contracta  ;  il  s'arrêta  un  moment, 
et  considéra  la  maison.  Hoddon  Grey  ne  lui  appartenait  en 
propre  que  depuis  trois  ans;  mais,  depuis  son  enfance,  elle  était 
associée  à  toutes  les  images  vénérées  de  ses  souvenirs.  Elle  avait 
été  le  douaire  de  sa  mère  devenue  veuve;  son  frère,  veuf  aussi, 
n'ayant  qu'un  enfant  infirme,  en  avait  hérité  après  la  mort  de 
leur  mère,  et  en  avait  été  propriétaire  près  d'un  quart  de  siècle. 
Le  père  et  le  fils  appartenaient  tous  deux  à  la  secte  la  plus 
sévère  des  anglo-catholiques  ;  mais  leur  tendre  affection  mutuelle 
avait  embelli  l'austérité  de  leur  vie  retirée.  Hoddon  Grey  avait 
vu  d'importantes  assemblées  d'affiliés  laïques  ou  religieux  du 
parti  puséyiste  de  l'Eglise  anglaise.  Pusey  même  avait  prêché 
dans  la  chapelle,  et  l'on  eût  pu  voir,  autrefois,  se  promener 
sous  les  grands  arbres,  comme  le  faisaient  lord  et  lady  William 
aujourd'hui,  Liddon,  — l'orateur  et  l'ascète, —  au  profil  italien. 
Manning,  ombrageux  et  cérémonieux,  n'y  avait  fait  que  de  ra- 
pides apparitions;  le  grand  Newman  lui-même,  dans  son 
extrême  vieillesse,  s'y  était  arrêté,  au  cours  d'un  voyage,  et  avait 
donné  sa  bénédiction  cardinalice  aux  fils  d'un  de  ses  premiers 
associés  dans  le  iMouvement  d'Oxford. 

Chaque  pierre  de  la  maison,  chaque  allée  du  parc,  étaient 
sacrées  aux  yeux  de  lord  William.  Pour  la  plupart  des  hommes, 
la  maison  qu'ils  aiment  est  une  représentation,  de  la  dignité 
ou  de  l'orgueil  familial,  ou  le  résultat  d'aflaires  fructueuses,  et 
le  lieu  où  l'on  a  le  plaisir  de  satisfaire  des  goûts  personnels. 
Mais,  pour  lord  William,  la  maison  d'Hoddon  Grey  restait 
comme  le  symbole  de  la  campagne  spirituelle  à  laquelle  ses 
ancêtres,  lui-même,  et  son  fils,  avaient  pris  part,...  de  la  cam- 
pagne éternelle  et  sans  trêve,  de  l'Église  contre  le  Monde,  — 
du  Chrétien  contre  l'Incroyant..?; 

...  Sa  femme  interrompit  sa  rêverie. 


244  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Avez-vous  l'intention  de  parler  de  la  lettre  de  lord 
Coryston,  William  ? 

—  Gomment!  A  sa  mère!  s'écria  lord  William,  étonné.  Cer- 
tainement non,  Albinial 

Et,  se  redressant,  il  ajouta  : 

—  J'ai  l'intention  de  n'en  tenir  aucun  compte,  en  tout  cas. 

—  Vous  ne  lui  en  avez  pas  même  accusé  réception?  de- 
manda-t-elle  timidement. 

—  Si,  par  une  seule  ligne...  à  la  troisième  personne. 

—  Edward  estime  que  lady  Coryston  agit  de  la  façon  la  plus 
insensée... 

—  Il  a  raison...,  elle  est  insensée,  s'écria  vivement  lord 
William.  Coryston  a  toutes   les   raisons  de  se  plaindre  d'elle  . 

—  Elle  a  tort,  à  vos  yeux  ? 

—  Sans  nul  doute.  Une  femme  n'a  aucun  droit  d'agir  ainsi  ! . . . 
quel  que  puisse  être  son  fils.  Car,  une  femme  qui  assume  à  elle 
seule  la  gérance  de  propriétés,  telles  que  celles  des  Coryston, 
dépasse  les  limites  des  droits  accordés  à  son  sexe,  réclame  des 
choses  qu'une  femme  n'a  pas  le  droit  de  réclamer,  et,  par  là  , 
commet  un  acte  monstrueux  et  en  dehors  des  lois  naturelles  ! 

Les  maigres  traits  de  lord  William  étaient  animés  par  la 
véhémence  de  ses  sentimens.  Sa  femme  ne  pouvait  s'empêcher 
de  penser  :  «  Qu'eût-ce  été  si  notre  fils  avait  été  infidèle,  ou 
agnostique  ?  » 

Puis  elle  dit  tout  haut  : 

—  N'êtes-vous  pas  d'avis  qu'en  poussant  les  choses  si  loin, 
en  agissant  comme  un  radical  et  un  révolutionnaire,  il  justifie 
la  conduite  de  sa  mère? 

—  Pas  du  tout!  Telle  était  la  volonté  de  Dieu,...  la  croix 
qu'elle  avait  à  porter.  Elle  a  la  présomption  d'intervenir  dans 
les  desseins  de  la  Providence...  et  fait  le  mal  pour  faire 
triompher  ce  qu'elle  croit  bien.  Une  femme  doit  prendre  les 
hommes  par  la  douceur,...  non  les  meifer  par  la  force.  Si  elle 
a  recours  à  la  force,  elle  s'empare  de  ce  qui  ne  lui  appartient 
pas,...  de  ce  qui  ne  peut  jamais  lui  appartenir. 

L'homme  religieux  avait  momentanément  disparu,  pour 
faire  place  au  champion  indigné  de  la  prérogative  masculine  et 
des   lois  de  l'héritage  en  Angleterre,  consacrées  par   le  temps. 

Lady  William  acquiesçait  en  silence. 

Elle  aussi  désapprouvait  absolument  la  manière  d'agir  de 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  "  ^45 

lady  Goryston  envers  son  fils  aîné,  quelque  abominables  que 
fussent  les  opinions  de  celui-ci.  Les  femmes,  comme  les 
minorite's,  doivent  tout  endurer;  et  elle  e'tait  contente  de 
s'en  rapporter  sur  ce  point  à  l'opinion  de  son  mari,  qui  trouvait 
que  ce  n'était  pas  l'affaire  des  femmes  de  redresser  ou  de 
contraindre  leurs  fils  aines,  dans  leurs  opinions  politiques, 
même  si  ces  opinions  sont  des  plus  affligeantes  pour  elles. 

—  J'espère  que  lady  Goryston  ne  m'en  parlera  pas,  ajouta 
lord  ^^'illiam.  Je  ne  suis  pas  habile  à  cacher  mes  opinions, 
même  par  amour  de  la  politesse.  Je  crois,  du  reste,  que  Goryston 
a  autant  de  torts  qu'elle.  Il  est,  de  plus,  fqu  à  lier!  Un  homme 
sain  d'esprit  n'aurait  jamais  écrit  la  lettre  que  j'ai  reçue  la 
semaine  dernière. 

—  Croyez-vous  qu'il  mettra  ses  menaces  à  exécution  ? 

—  Quoi?...  de  faire  une  souscription  pour  Mr  et  Mrs  Betts, 
et  de  les  installer  près  d'ici?  C'est  possible.  Nous  n'y  pouvons 
rien.  Nous  ne  devons  agir  que  selon  notre  conscience. 

A  ce  moment,  nul  n'aurait  vu  trace  de  douceur  dans 
l'expression  du  visage  pâle  et  délicat  de  lord  William.  Chaque 
mot  coupait  comme  l'acier,  dénotant  une  volonté  indomptable. 

Ils  se  promenèrent  encore  quelque  temps,  puis  lady  William 
rentra,  afin  de  s'assurer  que  les  derniers  préparatifs  pour  rece- 
voir leurs  hôtes  étaient  terminés.  Dans  un  massif  près  de  la 
maison,  elle  cueillit  un  bouquet  de  roses  hâtives.  Elle  visita  les 
chambres  des  invités  qui  donnaient  sur  le  jardin,  veillant  à  tout 
d'un  œil  exercé.  L'ameublement  des  pièces  était  désuet  et  simple. 
On  n'y  avait  presque  rien  changé,  depuis  que  la  mère  de  lord 
William,  en  1832,  après  son  veuvage,  était  venue  vivre  à  Hoddon 
Grey.  Tout  embaumait  la  lavande  et  était  d'une  propreté  méti- 
culeuse. Les  fenêtres  'grandes  ouvertes  laissaient  pénétrer  ;la 
bri.se  de  juin,  et  la  maison  semblait  remplie  du  roucoulement 
des  pigeons  perchés  dans  les  tilleuls;  ce  bruit  même  en  faisait 
mieux  ressortir  le  calme  et  celui  du  jardin.  A  l'extrémité  de  la 
façade  sur  le  parc,  lady  William  entra  dans  une  pièce  d'appa- 
rence plus  fraîche  et  plus  nouvelle  que  le  reste.  Les  murs  étaient 
blancs,  des  rideaux  de  cretonne  claire,  à  boutons  de  roses, 
garnissaient  le  lit  et  les  fenêtres.  Des  tapis  également  clairs 
devant  la  cheminée  et  la  table  de  toilette  donnaient  une  note 
gaie,  comme  aussi  le  couvre-lit  de  mousseline  blanche,  doublé 
de  rose  et  garni  de  nœuds  de  rubans  roses. 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lady  William  s'arrêta  dans  celte  chambre  et  la  contempla 

avec  un  intense  et  secret  plaisir.  Elle  avait  été  autorisée  à  la 

remettre  à  neuf,   l'été   précédent,  sur  sa  fortune  personnelle, 

sur  laquelle  elle  n'avait  jusqu'alors  jamais  signé  un  chèque; 

et  elle  avait  donné  l'ordre  d'y  installer  miss  Coryston.  Allant  à 

la  coiffeuse,  elle  y  prit  un  vase  où  la  femme  de  chambre  avait 

mis    trois    branches   d'azalées   et   les    remplaça   par   les  roses 

qu'elle  avait  cueillies,  et  qu'elle  arrangea  avec  soin  de  ses  petites 

mains  ridées.   C'était  pour  la  jeune  fille  qu'Edward  aimait...  et 

qui    deviendrait  probablement  sa  femme  I...    Et  son   cœur   se 

remplit  de  tendresse^ 

En  quittant  cette  chambre,  elle  descendit  rapidement  un 
escalier  tout  proche,  et  se  trouva  dans  le  vestibule  de  la  cha- 
pelle. Elle  poussa  la  porte  et  entra.  Elle  fut  comme  enveloppée 
par  la  richesse,  les  senteurs  parfumées,  et  le  recueillement  du 
lieu.  S'agenouillant  devant  l'autel  encore  orné  des  fleurs  de  la 
Pentecôte,  et  que  surmontait  un  grand  crucifix,  elle  pria  pour 
que  son  fils  fût  digne  de  recueillir  un  jour  l'héritage  de  son 
père,  qu'il  fût  heureux  par  sa  femme,  et  béni  dans  ^es 
enfans... 

* 

*    * 

Une  heure  plus  tard,  —  c'était  l'heure  du  thé,  —  le  salon  et 
les  pelouses  d'Hoddon  Grey  étaient  animés  par  le  bruit  des 
conversations.  Lady  Coryston,  superbe  dans  sa  haute  taille  et  sa 
robe  noire  à  traîne,  se  promenait  avec  lordW  illiam.  Sir  Wilfrid, 
l'ancien  ministre,  sir  Louis  Ford,  le  doyen,  et  le  chapelain  de 
la  maison,  causaient,  en  fumant  autour  de  la  table  à  thé  aban- 
donnée, tandis  que  lady  William  et  le  professeur  d'Oxford,  exa- 
minant les  plates-bandes,  échangeaient  des  propos  confidentiels 
sur  les  Phloxs  et  les  Delphiniums. 

Et  là-bas,  sous  l'avenue  de  tilleuls,  à  l'ombre  de  leurs  pre- 
mières feuilles  pâles,  deux  jeunes  gens  allaient  et  venaient; 
c'étaient  Newbury  et  Marcia. 

Sir  Wilfrid  s'abandonnait  dans  son  fauteuil  et  regardait 
autour  de  lui  avec  satisfaction. 

—  Hoddon  Grey  me  rend  vertueux  !  Ce  qui  n'est  pas 
l'habituel  effet  des  maisons  de  campagne. 

—  Jouissez-en,  pendant  qu'il  en  est  encore  temps  !  dit,  en 
riant,  sir  Louis  Ford,  ■ —  Glenwilliam  les  menace.-^ 


LA    FAMILLE    CORYSTOIS.  247 

—  Glen William!  s'écria  le  doyen.  Je  viens  de  le  rencontrer  à 
la  gare,  accompagné  de  sa  belle  et  étrange  fille.  Que  vient-il 
donc  faire  ici  ? 

—  Tramer  quelque  machination  avec  un  de  ses  amis,  son 
<(  fidèle  Achate  »  qui  habite  près  d'ici,  répondit  mélancolique- 
ment M.  Perry,  le  chapelain. 

—  Par  des  affiches  que  j'ai  vues  en  traversant  Martover 
pour  venir  ici,  dit  sir  Louis  Ford,  en  baissant  aussi  la  voix, 
j'ai  appris  ce  fait  stupéfiant  que  Goryston  —  Cor ys ton!  en  per- 
sonne, —  allait  présider  un  meeting  où  Glenwilliam  parlera  la 
semaine  prochaine. 

Sir  Wilfrid  haussa  les  épaules  et  des  yeux  désignant  la 
majestueuse  silhouette  de  lady  Goryston,  qui  était  à  quelque 
distance  : 

—  Il  vaut  mieux  n'en  pas  parler. 

Un  léger  sourire  s'esquissa  sur  les  lèvres  expressives  du 
doyen.  G'était  un  nouveau  venu  et  beaucoup  plus  Erastian  (1) 
que  lord  William  ne  l'eût  souhaité.  Il  n'avait  pas  été  invité 
pour  le  plaisir  qu'on  attendait  de  sa  visite,  mais  par  tactique, 
afin  de  tâcher  de  découvrir  quel  parti  il  suivrait  dans  la  politique 
du  diocèse. 

—  On  ne  nous  a  jamais  dit  que  les  ennemis  d'une  femme 
dussent  être  ceux  de  toute  sa  maisonnée,  dit  le  doyen. 

Le  chapelain  parut  soucieux  : 

—  Lord  Goryston  se  fait  des  ennemis  partout.  On  m'a  parlé 
dune  lettre  que  lord  William  a  reçue  de  lui,  l'autre  semaine, 
et  qui  constitue  un  véritable  outrage  ! 

—  Mais  à  quel  propos?  demanda  sir  Louis. 

—  Au  sujet  d'un  divorce,...  une  affaire  très  pénible,...  où 
nous  avons  cru  nécessaire  de  nous  prononcer  très  nettement, 
répondit  le  chapelain. 

G'était  un  homme  fortement  taillé,  maigre,  aux  cheveux 
grisonnans  et  qui  portait  des  lunettes.  Il  parla  avec  une  énergie 
qui  parut  étonner  le  doyen. 

—  En  quoi  cela  regardait-il  lord  Goryston  ? 

—  Je  vous  le  demande?.. s  Si  ce  n'est  qu'il  se  fait  un  jeu 
d'exciter  les  revendications  de  tous  les  mécontens. 

—  De  qui  s' agit-il? 

(1)  Erastian:  qui  veut  souuiettre  l'Église  à  l'État,  ou  en  fair*  un  simple  rouage 
de  l'État.  Disciple  de  Thomas  Erastus,  physicien  allemand. 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  chapelain  conta  toute  l'histoire  et  le  doyen  questionna  : 

—  Ils   n'ont  demandé  à  personne  de  les  marier  à  l'église? 

—  Non,  pas  que  je  sache! 

Le  doyen  n'ajouta  pas  un  mot  ;  mais,  renversé  sur  le  dos  de 
son  fauteuil,  les  mains  derrière  la  tète,  sa  physionomie  semblait 
plutôt  hostile  que  bienveillante. 

* 

Sous  les  tilleuls,  la  lumière  dorée  du  soir  augmentait 
insensiblement  le  plaisir  qu'avaient  Marcia  et  Newbury  à  être 
ensemble,  car  les  rayons  ensoleillés  inondaient  de  leur  gloire, 
non  seulement  la  terre  et  les  cieux,  les  champs  et  les  bois,  mais 
aussi  les  êtres  humains.  La  nature  semblait  répondre  à  leurs 
sentimens  en  répandant  une  bénédiction  mystique  sur  leur 
passage.  Tous  deux  sentaient  en  eux  une  étrange  émotion, 
comme  si  toute  cette  splendeur  dénotait  l'approche  d'un  grand 
événement.  Pour  la  première  fois,  la  volonté  de  Marcia  était 
indéterminée.  Elle  ne  goûtait  qu'à  peine  ce  bonheur  extatique  : 
il  semblait  qu'elle  se  rendît  compte  des  orages  latens  et  de 
toutes  les  choses  inconnues  et  menaçantes  que  le  cours  de  la 
vie  pouvait  lui  réserver.  Et,  cependant,  elle  aimait;  morale- 
ment et  physiquement,  elle  était  émue  par  celui  qui  était  auprès 
d'elle,  et,  avec  un  certain  abandon,  elle  reconnaissait  en  lui  un 
être  infiniment  plus  fort  et  plus  noble  qu'elle;  l'humilité  et  le 
renoncement  de  la  passion  grandissaient  en  elle,  comme  monte 
au  printemps  la  sève  dans  de  jeunes  arbres,  et  ces  sensations  la 
faisaient  trembler. 

Newbury  aussi  était  pâle  et  silencieux;  mais,  lorsque  ses 
yeux  rencontraient  ceux  de  la  jeune  fille,  ce  qu'elle  y  découvrait 
lui  faisait  détourner  les  siens. 

—  Venez  voir  les  fleurs  des  bois,  lui  proposa-t-il  doucement 
et,  lui  montrant  le  chemin,  ils  furent  bientôt  hors  de  la  vue  des 
observateurs  du  jardin;  ils  s'enfoncèrent  dans  le  bois,  qui  le 
continuait,  grimpant,  au  milieu  d'une  mer  d'hyacinthes  sau- 
vages, vers  le  sommet  d'une  colline. 

Ils  s'engagèrent  dans  un  sentier  moussu,  qui  montait  vers  le 
ciei  bleu.  Ils  étaient  entourés  de  hêtres,  dans  une  merveille  de 
verdure  printanière,  étincelante  sous  les  rayons  de  soleil  glis- 
sant au  travers  du  bois.  L'air  était  embaumé.  Le  doux  roucou- 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  249 

lement  des   pigeons  semblait  être   pour   eux  seuls    un  chœur 
do  créatures  de  la  terre  les  conviant  à  la  joie  terrestre. 

Inconsciemment,  en  arrivant  au  plus  épais  du  bois,  leurs  pas 
se  ralentirent.  Elle  entendit  murmurer  son  nom  : 

—  Marcia! 

Elle  se  retourna,  subjuguée,  et  vit  un  regard  de  tendresse 
passionnée. 

—  Ouil 

Elle  leva  les  yeux  vers  lui,  dans  tout  l'éclat  et  l'épanouis- 
sement de  .sa  beauté.  Il  l'entoura  de  ses  bras,  en  disant  très 
bas  : 

—  iMarcial  Voulez-vous  être  à  moi?...  Voulez-vous  devenir 
ma  femme? 

Elle  se  pencha  vers  lui  avec  bonheur  en  cachant  son  visage, 
non  pas  assez  cependant  pour  ne  pas  sentir  les  lèvres  qui  se  po- 
saient sur  les  siennes.  C'était  donc  cela  l'amour?...  la  félicité 
suprême  de  la  vie?... 

Ils  demeurèrent  ainsi  quelque  temps  en  silence.  Puis,  la 
tenant  toujours  serrée  contre  lui,  il  l'entraîna  à  l'ombre  des 
branches,  sous  la  voûte  d'un  hêtre  géant,  et  tous  deux  s'assirent 
sur  un  tronc  d'arbre. 

—  Comment  se  peut-il  que  vous  m'aimiez?...  Et  que  vous 
me  laissiez  vous  aimer?  dit-il  avec  une  émotion  passionnée... 
Oh!  Marcia,  en  sui.s-je  digne  et  saurai-je  faire  votre  bonheur? 

—  A  moi  de  vous  le  demander  !  —  Les  lèvres  de  Marcia  trem- 
blaientetses  yeux  étaient  remplis  de  larmes  :  —  Je  suis  loin  d'être 
aussi  bonne  que  vous,  Edward.  Je  crains  de  vous  contrarier 
bien  souvent. 

—  Me  contrarier!  Et  il  rit  à  celte  pensée.  Qui  donc  pour- 
rait jamais  se  fâcher  contre  vous,  Marcia!...  Chérie,  moi  aussi 
j'ai  besoin  d'être  aidé.  Nous  nous  soutiendrons  mutuellement... 
afin  de  vivre  comme  nous  le  devons.  Ne  trouvez-vous  pas  que 
Dieu  est  bon?...  que  la  vie  est  belle? 

Pour  toute  réponse,  elle  lui  pressa  la  main.  Elle  vit  pas- 
ser une  ombre  de  tristesse  dans  les  yeux  si  expressifs  et  si 
tendres  qui  la  fixaient,...  comme  s'ils  attendaient  quelque  chose 
qu'elle  ne  pouvait  leur  donner  pleinement.  Une  force  intime  la 
poussait  k  s'expliquer,  mais  cette  ombre  légère  se  dissipa  aussi- 
tôt. EUeôta  son  chapeau  et  releva  vers  lui  son  beau  front,  en  sou- 
riant. Il  l'attira  de  nouveau  à  lui,  et,  sous  l'étreinte  de  son  bras, 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  lui  donna  son  cœur  et  son   âme.  Elle  était  maintenant  la 
jeune  fille  aimante  et  aimée. 

—  Votre  père  et  votre  mère  approuvent-ils  vraiment? 
demanda-t-elle  en  se  dégageant,  et  en  portant  les  mains  à  ses 
joues  brûlantes,  puis  en  essayant  de  remettre  un  peu  d'ordre 
dans  sa  coiffure. 

—  Allons  le  leur  demander  I  s'écria-t-il  joyeusement  en  se 
levant. 

Elle  le  regarda,  et,  pensive  : 

—  Ils  m'eff'raient  un  peu,  Edward.  Il  faut  leur  dire  de  ne 
pas  trop  attendre  de  moi,...  et  que  je  ne  pourrai  pas  changer. 

—  Chérie!  que  pourraient-ils  désirer  d'autre  pour  vous,..^ 
ou  pour  moi 

Il  avait  paru  surpris,  —  peut-être  même  un  peu  blessé,  — 
par  ces  mots;  et  il  ajouta,  rougissant  soudain  : 

—  Naturellement,  je  me  doute  de  ce  que  Goryston  vous  dira 
de  nous.  Il  nous  considère  tous  comme  des  hypocrites  ou  des 
tyrans.  Eh  bien!  vous  jugerez.  Je  n'ai  pas  à  défendre  mon  père 
et  ma  mère.  Vous  les  connaîtrez  bientôt.  Vous  verrez  ce  qu'est 
leur  vie! 

Il  parlait  avec  émotion  et  dignité.  Elle  mit  la  main  dans  la 
sienne,  en  répondant  : 

—  Vous  écrirez  à  Corry,...  n'est-ce  pas?  Il  nous  tourmente 
de  toutes  les  manières!...  et,  cependant... 

Ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 

—  Vous  l'aimez!  dit-il  avec  douceur.  C'en  est  assez  pour 
moi! 

—  Même  s'il  est  désagréable  et  violent?  implora-t-elle. 

—  Croyez-vous  que  je  ne  puisse  pas  me  dominer,  lorsqu'il 
s'agit  de  votre  frère?  Fiez-vous  à  moi. 

Il  enveloppa  étroitement  ses  mains  dans  ses  doigts  robustes. 
Et,  tandis  qu'elle  avançait  dans  la  verdure  nouvelle,  elle  lui  parut, 
dans  sa  robe  blanche,  une  vision  délicieuse,  avec  la  sombre 
masse  de  ses  cheveux  et  toute  sa  grâce  élégante  éclairée  par  ce 
soleil  du  soir.  Ces  momens-là,  il  le  savait,  sont  uniques  dans  la 
vie  d'un  homme;  aussi  essayait-il  de  les  prolonger  et  d'en  jouir, 
souffrant  cependant,  comme  tous  ceux  qui  aiment,  de  l'imper- 
fection, en  de  tels  instans,  et  du  peu  de  profondeur  des  senti- 
mens  humains. .-;;; 

Ils  prirent  pour  revenir  un  chemin  détourné  et  plus  long  que 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  251 

celui  qui  les  avait  conduits  dans  le  bois.  A  un  certain  endroit, 
ils  traversèrent  une  clairière  d'oii  la  vue  s'étendait  au  loin  sur  le 
terrain  onduleux,  parsemé  çà  et  là  de  collages.  On  apercevait 
une  maison  d'aspect  riant,  aux  murs  très  blancs,  se  dressant  en 
évidence  parmi  des  taillis,  au  delà  de  deux  champs.  Le  jardin 
était  clos  d'une  palissade  basse,  et  l'on  distinguait  une  femme 
qui  s'y  promenait.  Marcia  s'arrêta  pour  regarder. 

—  Quel  charmant  endroit  1  Qui  donc  y  habite? 

Les  yeux  de  Newbury  suivirent  les  siens.  Il  hésita  un  mo- 
ment et  dit  : 

—  C'est  la  Ferme  modèle, 

—  Celle  de  Mr  Betts? 

—  Oui...  Pouvez -vous  passer  cette  barrière? 

Marcia  la  franchit,  dédaignant  son  aide.  Mais  ses  pensées 
étaient  encore  tout  occupées  de  la  personne  qu'elle  avait  aper- 
çue :  Mrs  Betts  sans  doute,  l'objet  de  tous  les  ennuis  et  les  ba- 
vardages du  voisinage,  comme  aussi  de  la  lettre  insolente  écrite 
par  Corry  à  lord  William  ? 

—  Je  crois  devoir  vous  avertir,  —  dit-elle,  assez  perplexe  en 
s'arrètant,  —  que  Corry  viendra  sûrement  me  parler  de  cette 
affaire.  Je  ne  saurais  l'en  empêcher. 

—  Ne  pourriez-vous  le  décider  à  venir  me  trouver  ?  C'est  une 
histoire  que  vous  n'avez  pas  besoin  d'entendre. 

Il  parlait  avec  gravité. 

—  J'ai  peur  que  Corry  n'y  voie  qu'une  défaite...  Il  me 
semble...  qu'il  vaudrait  mieux  que  je  m'en  explique  moi-même 
avec  lui.  Je  me  souviens  de  tout  ce  que  vous  m'avez  dit! 

—  J'aurais  désiré  vous  l'épargner,  répondit-il  troublé,  mais 
non  sans  une  certaine  rudesse  qui  la  frappa.  Il  changea  immé- 
diatement la  conversation  et  ils  traversèrent  rapidement  le 
jardin. 

Lady  William  s'aperçut,  la  première,  de  leur  retour,  la  main 
dans  la  main.  Elle  quitta  sir  Wilfrid  Bury  avec  lequel  elle  causait 
sous  les  tilleuls,  et,  soudain,  très  agitée,  elle  se  hâta  de  rejoindre 
son  mari  sur  la  pelouse. 

Le  doyen  et  sir  Louis  Ford  avaient  discuté,  tout  en  fumant, 
l'opportunité  du  suffrage  pour  les  femmes,  et  sir  Louis,  qui  en 
était  un  rigoureux  adversaire,  venait  de  répondre  par  ces  mots 
au  doyen,  qui  plaidait  en  faveur  des  femmes  et  exprimait  l'espér 
rance  qu'il  avait  de  voir  accorder  plus  de  pouvoir  au  sexe  faible  l 


252 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Oh!  sans  doute,  entre  le  liarem  et  le  Woolsack  (1)  il  sera 
nécessaire  de  leur  tracer  la  voie  à  suivre,  —  lorsque  tous  deux 
aperçurent  les  jeunes  gens  qui  s'avançaient. 

Le  doyen  parut  étonné.  Un  gai  et  bienveillant  sourire  se 
dessina  sur  ses  joues  rondes  et  sa  bouche  en  forme  de  bouton. 

—  En  ont-ils  trouvé  une?...  On  le  croirait?  dit-il  tout  bas. 

—  Hein!...  Quoi?  Et  sir  Louis,  le  plus  curieux  des  vieux 
bavards,  ajiista  vivement  son  monocle.  —  Est-ce  qu'il  y  a  quel- 
que chose? 


•  *• 


Cinq  personnes  étaient  réunies  dans  la  Bibliothèque,  où 
Marcia  était  assise  auprès  de  lady  William,  qui  tenait  sa  main 
dans  les  siennes.  Chacun,  sauf  lady  Coryston,  éprouvait  une 
impression  de  joie. 

Lord  William  lui-même,  qui  n'était  pas  sans  avoir  quelques 
doutes  et  quelques  scrupules,  était  profondément  remué  et  sen- 
tait les  larmes  lui  venir  aux  yeux,  en  teî'minant,  selon  la  vieille 
coutume,  son  discours  de  bienvenue  et  de  bénédiction  à  la 
fiancée  de  son  fils.  Lady"  Coryston  gardait  la  plus  ferme  conte- 
nance. Elle  avait  embrassé  sa  fille  et  accordé  son  consentement, 
sans  la  plus  légère  hésitation,  et  laissé  entendre  à  Newbury  et 
à  son  père  que  la  dot  de  Marcia  serait  digne  de  leurs  deux 
familles.  Mais  l'événement  du  jour  avait  déjà  fait  place  au  brû- 
lant désir  qu'elle  avait  d'entretenir  sir  Louis  Ford  avant  le 
diner,  et  d'apprendre  de  lui  les  dernières  et  les  plus  confiden- 
tielles informations  qu'un  membre  de  l'opposition  peut  fournir 
sur  la  date  probable  des  prochaines  élections  générales.  Les 
fiançailles  de  Marcia  étaient  absolument  délicieuses,  et  tout 
marchait  à  souhait;...  exactement  comme  elle  s'y  attendait... 
On  aurait  bien  le  temps  d'y  penser  au  retour  d'Hoddon  Grey, 
tandis  que  sir  Louis  était  un  oiseau  rare,  difficile  à  attraper. 

—  Ma  chère,  dit  lord  William  à  l'oreille  de  sa  femme,  il 
faut  prévenir  Perry  de  tout  cela,  afin  qu'il  en  dise  quelques 
mots,  ce  soir,  au  Service. 

Elle  fit  un  signe  d'assentiment,  mais  Newbury,  qui  était  de- 
bout près  d'eux  et  avait  saisi  le  bref  dialogue,  regarda  son  père 
d'un  air  de  doute  en  disant  : 

(1)  <<  Sac  de  laine,  »  appellation  familière  du  fauteuil  présidentiel  à  la  Chambre 
ES  Lords. 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  253 

—  Y  tenez-vous,  mon  père  ? 

—  Certainement,  mon  cher  fils...  certainement  ! 

Ni  Marcia  ni  sa  mère  n'avaient  entendu,  au  milieu  du  bruit 
des  rires  et  des  congratulations  qui  remplissait  la  pièce  à  l'an*- 
nonce  de  la  grande  nouvelle.  Newbury,  qui  s'était  approché  de  sa 
fiancée,  ne  trouva  pas  le  moyen  d'échanger  avec  elle  quelques 
mots  en  particulier. 

Le  doyen,  qui  avait  félicité  la  jeune  fille,  tout  en  regardant 
des  livres,  l'examinait  attentivement  de  temps  en  temps,  et 
pensait:  «  Elle  semble  avoir  du  caractère.  S'accoutumera-t-elle 
à  cette  vie  moyen-àgeuse  ?  Que  feront-ils  d'elle  ?  » 

Sir  Louis,  à  peine  ses  complimens  et  ses  vœux  exprimés  aux 
fiancés,  avait  été  accaparé  par  lady  Coryston.  Lord  William 
avait  disparu. 

Soudain,  au  milieu  des  rires  et  des  conversations,  un  son 
de  cloche  retentit.  Lady  William  se  leva  vivement.  Est-il  pos- 
sible? c'est  déjà  l'heure  d'aller  à  la  chapelle.  Lady  Coryston,  vou- 
lez-vous venir? 

La  mère  de  Marcia  se  leva  de  mauvaise  grâce. 

—  Qu'allons-nous  donc  faire  ?  demanda  le  doyen  àNewbury. 

—  Nous  avons  les  chants  du  soir...  à  sept  heures  à  la  cha- 
pelle. Mon  père  a  établi  cette  coutume,  il  y  a  quelques  années. 
C'est  plus  commode  pour  réunir  tout  le  monde  que  la  prière 
après  le  diner,  répondit  Newbury  d'un  ton  simple  et  assuré, 
l'uis  il  se  tourna  d'un  air  radieux  vers  Marcia,  qui  le  suivait, 
fort  étonnée,  et,  lui  prenant  la  main,  il  la  mena  par  le  grand 
corridor  à  la  chapelle. 

—  C'est  plutôt  bizarre,  n'est-ce  pas?  confia  sir  Louis  Ford  à 
lady  Coryston,  en  suivant.  Une  gaité  contenue  se  lisait  sur  sa 
jihysionomie,  car,  s'il  y  avait  un  agnostique  dans  le  royaume, 
c'était  bien  lui  ;  mais,  contrairement  à  la  femme  à  côté  de  la- 
quelle il  se  trouvait,  il  prenait  toujours  un  intérêt  de  philo- 
sophe aux  coutumes  religieuses  de  ses  voisins. 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  !  fut  l'énergique  ré- 
ponse. Mais  il  n'y  avait  rien  a  faire,  et  lady  Coryston  suivit 
bon  gré  mal  gré. 

Marcia  n'était  occupée  que  de  Newbury...  Au  moment  où  il 
passait  le  seuil  de  la  chapelle,  elle  vit  son  visage  se  transfigurer. 
Une  «  pensée  »  mystique  l'enleva  complètement  à  la  terre, 
l'enveloppa  tout  entier  comme   un    nuage   ensoleillé  interposé 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entre  elle  et   lui.  Et,  soudain,  elle  se  sentit  oubliée...  presque 
éloignée  de  lui. 

Mais  elle  continua  de  le  suivre,  et,  maintenant,  ils  étaient 
agenouillés  tous  deux  aux  pieds  d'un  grand  crucifix  de  l'art  pri- 
mitif italien.  Dans  ce  crépuscule  de  juin,  les  lampes  de  la  chapell  e 
étincelaient  et,  de  toutes  parts,  s'élevait  le  murmure  des  voix 
répétant  le  Confiteor.  Marcia  se  rendait  compte  qu'il  y  avait 
beaucoup  de  domestiques  et  de  nombreux  assistans  dans  la  cha- 
pelle, elle  apercevait  la  silhouette  militaire  de  lord  William 
agenouillé,  lady  William  auprès  de  lui.  La  chapelle  couverte 
de  peintures  et  de  mosaïques  lui  parut  grande  et  splendide.Elle 
fut  frappée  du  contraste  de  cette  magnificence  avec  la  simplicité 
de  la  maison. 

«  Qu'est-ce  que  tout  cela  signifie  ?  semblait-elle  se  de- 
mander. Qu'est-ce  que  ce  sera  pour  moz  ?  Pourrai-je  y  prendre 
part  ?  » 

Qu'étaient  devenus  son  antagonisme  et  ces  révoltes  qu'elle 
avait  exprimés  à  «  Waggin  ?  »  Ils  ne  l'avaient  nullement 
protégée  contre  l'ascendant  croissant  de  Newbury!  Elle  était 
étonnée  de  s'être  ainsi  laissé  fléchir  I  En  si  peu  de  temps,  elle 
avait  laissé  Newbury  prendre  une  telle  influence  sur  sa  vo- 
lonté, que  les  premières  terreurs  éveillées  en  elle  par  l'entou- 
rage et  les  traditions  du  jeune  homme  s'étaient  évanouies  I 

Mais,  maintenant,  voici  que,  de  nouveau,  elle  ressentait  cette 
crainte  plus  fortement  que  jamais,  — cette  sorte  de  terreur  gla- 
ciale, indéfinissable,  —  envahissant  sa  joie  et  son  amour. 

Pour  chercher  quelque  réconfort,  elle  leva  les  yeux  vers 
Newbury;  mais  il  lui  parut  qu'elle  était  oubliée.  Le  regard  fixé 
sur  l'autel,  il  était  tout  absorbé. 

Soudain,...  dans  son  trouble,...  elle  entendit  son  nom!  Au 
milieu  des  actions  de  grâces,  au  moment  où  ont  lieu  les  re- 
commandations particulières,  le  chapelain  s'arrêta  un  instant, 
puis,  d'une  voix  désagréablement  hésitante,  il  rendit  grâces, 
«  pour  les  heureuses  fiançailles  d'Edward  Newbury  et  de  Marcia 
Goryston.  » 

Un  frémissement  de  surprise  parcourut  la  chapelle  ;  mais, 
bientôt,  tout  rentra  dans  le  silence  le  plus  impressionnant. 
Marcia  courba  la  tête,  comme  les  autres.  Elle  sentait  ses  joues 
en  feu,  mais  son  émotion  n'était  pas  due  tout  entière  à  la  timi- 
dité naturelle  à  une  jeune  fille  ;  les  yeux  de  toutes  ces  figures 


LA    FAMILLE    GORYSTON.  25î) 

agcncHiillëes  lui  semblaient  fixés  sur  elle,  et  la  gênaient.  «  On 
aurait  ilù  me  prévenir,  »  pensait-elle,  mécontente,  «  on  aurait 
dû  me  consulter  !  » 

Aussi,  lorsque,  quittant  la  chapelle,  Newbury,  pâle  et  sou- 
riant, se  pencha  tendrement  vers  elle,  en  lui  disant: 

—  Chérie  !  Vous  n'êtes  pas  contrariée  ?...- 
Elle  retira  vivement  samain-^^des  siennes. 

—  On  dine  à  huit  heures,  n'est-ce  pas?  Je;jn'ai  que  le  temps 
d'aller  m'habiller. 

Et  elle  s'éloigna  promptement,  sans  attendre  qu'il  la  guidât 
dans  cette  maison  qu'elle  ne  connaissait  pas.  En  toute  hâte, 
elle  se  précipita  dans  l'escalier  et  trouva  sa  chambre.  La  vue  de 
sa  femme  de  chambre  qui  allait  et  venait,  des  lumières  sur  la 
coiiïeuse,  des  roses,  et  de  sa  robe  étendue  sur  le  lit,  calma  son 
énervement.  Les  couleurs  lui  revinrent  aux  joues,  et  elle  se  mit 
à  bavarder  sur  tout  et  rien,  riant  à  la  moindre  plaisanterie,  en 
même  temps  qu'elle  avait  envie  de  pleurer.  Sa  femme  de 
chambre  l'habilla  d'une  robe  rose  pâle,  et,  quand  la  dernière 
agrafe  fut  attachée,  le  dernier  ruban  posé,  elle  ne  lui  cacha  pas 
qu'elle  n'avait  jamais  été  plus  jolie. 

—  Mademoiselle  ne  met-elle  pas  ses  roses  ? 

Et  elle  désignait  les  fleurs  que  lady  William  avait  cueillies. 

Marcia  les  épingla  à  sa  ceinture  et  s'arrêta  un  moment 
devant  la  glace.  Un  sentiment  plus  profond  que  la  vanité  de  la 
jeune  fille  l'agitait  en  cet  instant  !  Elle  semblait  passer  en  revue 
les  armes  dont  elle  disposait  contre  une  force  hostile  et  se 
demander  : 

«  Qui  de  nous  l'emportera?  Peut-être  pas  moi  !  » 

*** 

Dès  son  entrée  dans  le  salon,  assez  tard  pour  y  trouver  tous 
les  hùtes  réunis,  l'accès  d'humeur  de  Marcia  tomba,  tant  on  lui 
montra  de  réelle  bonté,  d'amabilité  et  de  bienveillance.  Lord 
\\  illiam  en  habit,  une  fleur  à  la  boutonnière,  était  res-plendis- 
sant.  Lady  William  avait  revêtu  sa  plus  belle  robe  et  s'était 
parée  de  quelques  bijoux  de  famille  qu'elle  ne  portait  jamais 
que  dans  les  grandes  occasions.  Les  regards  aiïectueux  qui 
accueillirent  Marcia,  lorsqu'elle  parut,  la  firent  rougir  de  nou- 
veau, chassèrent  les    chimères    qui   l'avaient   hantée;  elle  eut 


256  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

honte   de  son   effroi.  Lord  William   lui  offrit  le  bras ,  et  on  la 
traita  comme  une  reine. 

La  table  dressée  dans  la  longue  salle  à  manger  basse  était 
ornée  de  fleurs  et  de  vieilles  pièces  d'argenterie  de  famille,  que 
le  maître  d'hôtel  à  cheveux  blancs  avait  sorties  en  hâte  pour  la 
circonstance.  A  côté  de  l'assiette  de  Marcia,  l'ancien  jardinier- 
chef,  aussi  âgé,  avait  placé  un  bouquet  de  muguet,  noué  d'un 
nœud  d'amour,  q.u'il  avait  été  cueillir  entre  la  sortie  de  la  cha- 
pelle et  l'heure  du  diner.  En  face  d'elle  l'homme  qu'elle  allait 
épouser  s'efforçait  de  dissimuler  sa  joie  et  l'embarras  que  lui 
donnait  son  rôle  de  fiancé,  en  parlant  politique  à  sir  Louis  Ford, 
ou  musique  d'église  au  doyen.  Cependant,  quoi  qu'il  fit,  son 
bonheur  était  si  visible  que  l'émotion  gagnait  son  père  et  sa 
mère  lorsqu'ils  le  regardaient...  Elle  leur  faisait  revivre  leur 
propre  jeunesse,  et  la  conversation,  parfois,  s'en  trouvait  ralentie. 

Après    le    diner,  sir    Wilfrid  Bury  découvrit,  dans  un  coin 
sombre,  lady  Goryston,  plongée  dans  la  lecture  des   journaux 
du  soir  qu'on  venait  d'apporter.  Il  s'assit  à  côté  d'elle. 
. —  Eh  bien!...  Qu'en  pensez-vous? 

—  Quel  dommage  que  le  duel  n'existe  plus  !  dit-elle,  en  levant 
sur  lui  un  regard  enflammé. 

—  Grand  Dieu!  Pourquoi,  et  contre  qui?  Est-ce  que  vous 
voulez  tuer  votre  futur  gendre,  parce  qu'il  vous  enlève  votre 
fille? 

—  Qui?...  Marcia?...  Quelle  absurdité!  s'écria  lady  Goryston, 
impatientée...  Je  vous  parle  du  dernier  discours  de  Glenwil- 
liam  contre  nous,  les  landlords.  Si  le  duel  existait  encore,  il  ne 
l'eût  jamais  fait,  ou,  dans  les  vingt-quatre  heures,  il  eût  cessé  de 
vivre  ! 

—  Au  diable  Glenwilliam  !...  Et  le  ton  de  sir  Wilfrid  était 
très  brusque.  Je  veux  vous  parler  de  Marcia  !... 

—  Qu'est-ce  qui  ne  va  pas  pour  Marcia?  Je  ne  vois  pas, 
vraiment,  de  quoi  nous  pourrions  parler  ! 

—  Ge  qui  ne  va  pas  !...  0  femme  dénaturée  !...  Mais,  je  vou- 
drais simplement  savoir  quels  sont  vos  sentimensl  Le  jeune 
homme  vous  plait-il  ?  Vous  paraît-il  digne  d'elle  ? 

—  Gertainement,  il  me  plaît.  Il  a  beaucoup  de  choses  pour 
lui.  J'espère  qu'il  saura  bien  la  diriger...  Mais,  si  vous  tenez  à 
savoir  ce  que  je  pense  de  la  famille,  —  ajouta-t-elle  en  baissant 
la  voix,  —  leurs  vertus,  sans  doute,  sont  légion  ;  mais  l'atmo- 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  '  257 

sphère  de  cette  maison  m'étouffe  positivement.  On  le  sent  dès  le 
seuil  de  la  porte.  C'est  une  atmosphère  de  pure  tyrannie!  Quelle 
idée  de  nous  traîner  tous  comme  cela  à  la  chapelle  ? 

—  Tyrannie!  Vous,  vous  appelez  cela  de  la  tyrannie!  répéta 
sir  Wilfrid  prodigieusement  amusé. 

—  Certainement  I  s'écria  lady  Coryston  sèchement.  De  quel 
autre  nom  le  qualifier?  On  ne  s'appartient  plus,  ma  parole  ! 

Sir  Wilfrid  s'assit  sur  un  sofa  à  côté  d'elle  et  s'ingénia  à  la 
faire  parler.  Satan  réprouvant  le  péché  était  un  spectacle  dont 
il  n'était  jamais  las,  et  la  situation  lui  paraissait  d'autant  plus 
comique,  qu'il  avait  passé  sa  matinée, —  sans  aucun  résultat  du 
reste, —  à  discuter  avec  elle  sur  la  façon  dont  elle  traitait  son 
fils  aine. 

VIII 

Tandis  qu'Hoddon  Grey  était  témoin  de  ces  événemens, 
Reginald  Lester  passa  son  dimanche  dans  la  solitude,  jusqu'à 
l'arrivée  des  visiteurs  dans  l'après-midi.  Les  domestiques 
exceptés,  il  restait  le  seul  habitant  du  classique  édifice.  Il  pouvait 
y  errer  à  son  gré,  libre  d'examiner  à  loisir  les  peintures  et  les 
gravures,  et  l'immense  collection  d'anciennes  porcelaines  de 
Chine,  dans  les  salies  du  rez-de-chaussée  où  personne  autre 
que  lui  n'entrait  jamais  ;  de  fouiller  dans  les  archives,  de 
contempler  l'étrange  et  horrible  collection  de  masques  de 
morts,  faite  par  le  grand-père  de  Coryston,  exposée  dans  une 
annexe  de  la  Bibliothèque;  tout  ceci  lui  était  une  source  iné- 
puisable de  distraction.  Il  était  né  studieux.  Chez  lui,  les 
instincts  de  l'archéologue  devaient  bientôt  l'emporter  sur  son 
goût,  alors  dominant,  pour  la  littérature  et  la  poésie  ;  et,  ce 
dimanche-là,  mettant  de  côté  son  Catalogue,  il  prenait  pos- 
session, sans  partage,  d'un  château  historique  qui  représentait 
à  ses  yeux  un  terrain  de  ^^  chasse  propice  à  ses  infatigables 
explorations. 

Mais,  le  dimanche  aussi,  il  consacrait  quelques  instans  à 
rédiger  le  Journal  de  la  semaine  écoulée.  Il  avait  commencé  à 
l'écrire  avec  l'idée  de  s'y  exercer  à  un  style  plus  littéraire  que 
celui  qui  suffisait  à  ses  recherches  quotidiennes,  avec  l'ambition 
d'être  un  autre  Stevenson.  Pourquoi  ne  deviendrait-il  pas  un 
écrivain  comme  les  autres? 

TOME   XVII.   —   1913.  17 


258  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mais  la  critique  des  livres,  les  souvenirs  de  conversations 
politiques  ou  littéraires  dont  le  lourd  cahier  avait  d'abord  été 
rempli,  avaient,  peu  à  peu,  fait  place  à  quelque  chose  de  très 
différent,  qu'il  était  plus  que  jamais  nécessaire  de  mettre  sous 
clé.  Ceci,  par  exemple  : 

((  Que  va-t-il  arriver,  ou  [plutôt  que  s'est-il  déjà  passé,  hier 
ou  aujourd'hui  à  Hoddon  Grey  ?  C'est  bien  facile  à  deviner. 
Newbury  a  dû  gagner  du  terrain,  surtout  depuis  qu'il  peut  la 
voir  loin  des  distractions  de  Londres.  Il  a  pu  faire  montre  de 
ce  qu'il  a  d'original  dans  son  caractère  sans  avoir  à  lutter  contre 
d'autres  influences.  Et  pourtant...  je  me  demande  s'il  gagnera 
à  ce  qu'elle  connaisse  de  très  près  son  foyer.  Elle  ne  supportera 
jamais  de  telles  habitudes  pour  elle-même,  car,  au  fond,  elle 
est  païenne,  —  avec  les  splendides  vertus  païennes  d'honneur, 
de  grandeur,  de  loyauté,  de  pitié,  —  mais  elle  est  incapable,  par 
tempérament,  d'éprouver  ce  genre  d'émotions  spéciales  qui 
sont  la  vie  même  de  Hoddon  Grey.  L'humilité  est  un  mot  ou  une 
vertu  dont  elle  ne  fait  pas  usage,  et  je  suis  certain  qu'elle  n'a 
jamais  ressenti  de  contrition  pour  a  ses  péchés,  »  dans  le  sens 
religieux  du  mot,  quoique  souvent  il  me  semble  que  sa  chère 
âme  flotte  d'heure  en  heure  entre  les  deux  pôles  de  l'impulsion 
et  du  remords.  Elle  souhaite  passionnément  une  chose,  et  fait 
tout  pour  l'obtenir,  et,  quand  elle  l'a  obtenue,  elle  se  consume 
d  ans  la  crainte  d'avoir  froissé  quelqu'un  ou  de  lui  avoir  fait 
tort. 

...  ((  Depuis  quelque  temps,  elle  vient  ici,  dans  la  Bibliothèque, 
—  beaucoup  plus  fréquemment.  —  Je  suis  certain  qu'elle  sait 
combien  je  prends  part  à  ce  qui  la  touche.  Quelquefois  même, 
est-il  trop  présomptueux  de  croire  qu'elle  désire  que  je  la  com- 
prenne et  que  je  l'approuve? 

...  «  Gela  n'a  fait  qu'augmenter...  N...  ne  paraît  pas  se  douter 
des  périls  de  la  situation.  Jusqu'à  un  certain  point,  le  côté 
ascétique  de  son  caractère  et  de  sa  philosophie  sera  la  flamme 
qui  attire  le  papillon.  Les  femmes  qui  ont  une  inflexible  volonté 
sont  captivées  par  l'austérité  et  la  force  de  l'ascétisme  chez  les 
hommes.  L'histoire  de  toutes  les  crises  religieuses  le  prouve. 
Dans  les  temps  modernes,  on  voit  les  torrens  de  l'opinion  se 
soulever  de  façon  inquiétante  contre  des  hommes  tels  que 
Newbury,  ses  traditions  et  son  idéal.  Il  semble  que  Marcia  soit 
entraînée  dans  un   courant  semblable  ;  elle  ne  s'aperçoit  peut- 


LA   FAMILLE    CORYSTON.  259 

être  même  pas  de  ce  mouvement  qui  l'agite,  mais  les  «  bruit^ 
et  les  senteurs  de  la  mer  infinie  (1)  »  de  la  libre  pensée,  de  la 
philosophie  expérimentale,  exercent  sur  elle  leur  action,  et 
jamais  ces  influences  n'auront  de  prise  sur  Newbury. 

...  ((  Coryston  fera  de  grands  efforts  pour  rompre  les  fian- 
çailles,... si  fiançailles  il  y  a; cela,  j'en  suis  sûr.  Il  s'y  croit  auto- 
risé, parce  qu'il  pense  qu'elle  s'engage  dans  un  genre  de  vie 
anti-naturel  et  anti-social;  et  il  se  servira  du  pénible  incident 
de  Betts  pour  peser  sur  sa  pensée.  Y  réussira-t-il  ?  Est-il  plus 
tolérant  que  sa  mère?  Et  la  tolérance,  en  pratique,  peut-elle 
être  autre  qu'approximative?  «  Quand  je  parle  de  tolérance,  je 
n'entends  pas  dire  que  j'admets  la  religion  romaine  (2),  »  dit 
Milton.  Lady  Coryston  ne  peut  tolérer  son  fils,  qui  ne  peut  tolé- 
rer Newbury.  Cependant,  tous  trois  sont  appelés  à  vivre  ensemble 
et  font  partie  du  même  monde. 

...  ((  Est-ce  que  cela  ne  jette  pas  quelque  lumière  sur  le 
rôle  idéal  qui  doit  être  celui  des  femmes?  Pas  de  vote,  pour 
elles,  pas  de  participation  immédiate  à  la  lutte,...  mais  à  elles 
de  créer  l'atmosphère  spirituelle,  dans  laquelle  la  nation  pourra 
accomplir  au  mieux  sa  destinée,  et  s'y  trouvera  amenée  simple- 
ment, par  des  moyens  naturels,  comme  une  plante  fleurit  dans 
un  climat  favorable;...  n'est-ce  pas  là  ce  qu'elles  doivent  faire 
pour  nous?  —  au  lieu  d'exhumer  tous  ces  moyens  désuets 
et  décevans  de  la  machinerie  politique  abandonnés  par  les 
hommes?  Lady  Coryston  réclame  pour  toutes  les  femmes  de 
sa  sorte  le  droit  de  voter,  mais  elle  cherche  le  moyen  de 
l'obtenir  pour  elle-même,  sans  l'accorder  à  ses  adversaires. 

...  «  J'ai  fait  à  peu  près  la  moitié  de  mon  Catalogue,  et,  ce 
malin,  j'ai  écrit  quelques  lettres  en  Allemagne  au  sujet  de 
travaux  à  entreprendre,  l'hiver  prochain,  dans  une  Université; 
un  important  ouvrage  sur  la  Grandeur  et  la  décadence  du  Duché 
de  Bourgogne  m'en  donne  l'idée,  et,  déjà,  je  caresse  ce  projet. 
Lady  Coryston  m'a  bien  payé  cette  besogne  ;  et  me  voilà  pendant 
un  an  à  même  de  faire  ce  qui  me  plaira,  et  de  donner  à  mère  et 
à  Janie  un  peu  de  plaisir  et  de  superflu.  Et,  qui  sait  si  je  n'arri- 
verai pas  à  faire  ma  carrière  de  ce  que  j'aime  le  plus  ?  Si  je 
pouvais  seulement  ecr/re/  On  attend  encore  un  historien  sachant 
écrire. 

(1    ■<  Murinurs  and  scenls  »  from  «  infinité  sea.  » 

(2)  «   When  1  speak  of  loleration,  I  mean   nol  (o  tolerate  Popery.  >/ 


260  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

...  «  Mais  je  puis  toujours  me  féliciter  de  cette  anne'e  passe'e 
chez  les  Coryston.  Combien  de  temps  cette  riche  et  oisive  aris- 
tocratie subsistera-t-elle  parmi  nous  avec  son  pouvoir  et  ses 
privilèges?  Elle  entre  visiblement  dans  une  période  de  transfor- 
mation et  de  déclin,  quoique,  dans  un  pays  comme  l'Angleterre, 
cette  transformation  doive  être  très  lente.  Personnellement,  je 
préfère  de  beaucoup  l'ancienne  caste  aristocratique  à  l'élite 
même  du  monde  du  commerce  et  de  l'industrie.  L'aristocratie 
recèle  en  elle-même  des  élémens  généreux  et  rares  qu'une  crise 
fait  surgir,...  comme  dans  la  guerre  des  Boers;  et  le  simple  culte 
de  la  famille  et  de  l'hérédité  est  de  grande  importance  dans  un 
monde  qui  renonce  à  toutes  ses  croyances. 

...  «La  mère  et  la  fille,  ici,  sont  un  frappant  exemple  de  ce 
que  nous  promet  l'avenir.  Lady  Coryston  est  l'incarnation 
même  du  tyrannus.  Elle  n'a  aucun  doute  sur  son  droit  d'im- 
poser sa  loi;  et  elle  l'impose  de  tout  son  pouvoir.  En  même 
temps,  elle  reconnaît  que  le  peuple  a  le  dernier  mot  et  elle  a 
recours,  pour  gouverner,  au  vieux  jeu  de  bascule,  qui  va  de  la 
menace  à  la  flatterie.  Le  vieux  pasteur,  ici,  m'a  conté  sur  elle 
d'étonnantes  histoires,  —  comment  elle  mit  sa  propre  sœur  à  la 
porte  et  ne  lui  parla  plus  jamais,  parce  que  celle-ci  avait  épousé 
un  homme  qui  avait  ((  retourné  sa  veste  «du  côté  libéral  et  que 
sa  femme  l'a  approuvé;  quel  était  l'effroi  de  feu  lord  Coryston 
lorsqu'il  arrivait,  par  hasard,  qu'il  osât,  en  politique,  différer 
d'opinion  avec  elle,  et  comment  une  sorte  de  neutralité  armée 
était  tout  ce  qu'on  avait  pu  espérer  entre  elle  et  son  fils  aine, 
dans  les  temps  les  meilleurs. 

...  «  Les  pauvres  gens  ici,  —  ou  la  plupart  d'entre  eux, —  la 
considèrent  avec  une  sorte  de  respect.  Ils  l'acceptent  comme 
l'inévitable...,  comme  l'impôt,...  comme  la  violence  du  vent 
d'Est.  Et,  quand  elle  leur  fait  don  de  charbon  et  de  couver- 
tures et  bâtit  des  salles  d'asile,  ils  pensent  que  ça  pourrait 
aller  moins  bien.  Je  ne  sache  pas  que  Coryston  soit  plus  appré- 
cié parmi  eux.  Ils  jugent  sa  conduite  envers  sa  mère  inconve- 
nante; et,  s'ils  étaient  à  sa  place,  ils  dépouilleraient  lady  Corys- 
ton sans  sourciller.  En  même  temps,  la  nouvelle  génération  qui 
pousse  dans  les  villages  et  dans  les  fermes,  —  pas  en  assez 
grand  nombre  encore,  —  se  prépare  h  donner  du  souci  à  lady 
Coryston.  Coryston  les  intrigue  et  les  excite;  mais,  eux  aussi,  ils 
se  défient  de  lui,  ne  pouvant  comprendre  quel  intérêt  le  fait  agir. 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  2GI 

...<(  Et...  Marcia?  —  car,  dans  ce  cahier,  ce  livre  à  serrure, 
ne  pui.s-je  pas  l'appeler  par  son  nom?  — eh  bien  !  elle  n'est  cer- 
tainement pas  prophète  en  ce  pays.  Elle  ne  s'astreint  pas  à  des 
devoirs  réguliers  envers  les  pauvres,  comme  l'ont  probable- 
ment toujours  fait  les  femmes  de  sa  famille.  Elle  n'est  pas  à 
l'aise  avec  eux,  et  ne  les  met  pas  à  l'aise.  Quand  elle  veut  se 
montrer  aimable  pour  eux,  elle  est  comme  un  navire  en  butte  à 
des  vents  contraires,  et  elle  est  contente  de  rentrer  au  port.  Et, 
pourtant,  lorsqu'elle  est  touchée...  quand  elle  éprouve  une 
émotion,  l'étrange  indécision  de  sa  nature  se  transforme  en  un 
irrésistible  élan...  Il  y  avait,  dans  ce  village,  une  fille  à  demi 
idiote,  séquestrée  par  une  misérable  vieille  tante  qui  la  maltrai- 
tait. Miss  Goryston  en  fut  informée  par  sa  femme  de  chambre. 
Elle  se  rendit  à  la  chaumière  pour  sermonner  la  tante,  et 
ramena  elle-même  la  nièce  dans  son  poney-cart.  Il  eût  été  inté- 
ressant d'assister  à  la  scène  qui  se  déroula,  dans  le  jardin  de  la 
chaumière  ;  d'une  part,  Marcia,  très  émue,  mais  gardant  tout  son 
sang-froid,...  entraînant  la  malheureuse  créature, hébétée...  ;  de 
l'autre,  la  vieille  mégère...,  la  suivant  en  l'accablant  d'injures... 
Il  y  a  aussi  un  vieillard,  un  vieillard  tout  décrépit,  un  ancien 
cantonnier,  qui  perdit  la  vue  dans  un  accident  de  chasse.  Elle  a 
plaisir  à  entendre  ses  histoires  sentant  le  terroir.  Elle  n'oublie 
jamais  son  cadeau  de  Ghristmas,  ni  son  jour  de  naissance,  et 
descend  souvent  de  voiture  pour  prendre  le  thé  avec  lui  et  sa 
vieille  femme.  Mais,  simplement,  parce  que  ça  l'amuse,  comme 
elle  ferait  une  visite  dans  le  monde  élégant,  et  ils  le  com- 
prennent et  en  sont  ilattés.  Il  est  aisé  de  voir  combien  elle 
approuve  peu  les  principes  qui  dirigent  la  vie  de  sa  mère;  elle 
se  refuse  à  les  adopter...,  mais  elle  ne  sait  que  mettre  à  leur 
place.   Goryston  n'est-il  pas  de  même? 

...  «  Mais,  actuellement,  le  personnage  tragique...,  ou  celui 
qui  menace  de  devenir  tragique  dans  cette  galère  familiale,  c'est 
certainement  A...  Je  connais,  à  cause  de  notre  vieille  camaraderie 
de  Cambridge,  et  sans  l'avoir  souhaité  le  moins  du  monde,  une 
bonne  partie  de  l'aventure  où  il  s'est  empêtré,  et  il  est  bien  cer- 
tain que  l'orage  menace  chaque  jour  d'éclater.  Sa  lettre  d'hier 
établit  qu'il  se  montre  pressant  et  que  la  dame  le  fait  languir  et 
qu'elle  attend,  pour  prendre  elle-même  une  décision,  de  savoir 
ce  que  fera  lady  Goryston,  quand  elle  sera  mise  au  courant.  Je 
ne  puis  croire  un  instant  qu'elle  épousera  un  A...  sans  le  sou. 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  est  fort  recherchée  e^j   m'a-t-on  dit,...  plusieurs  proposi- 
tions... » 

Ah!... 

Le  Journal  fut  brusquement  interrompu  et  mis  à  l'abri.  Son 
auteur,  assis  près  d'une  fenêtre  de  la  Bibliothèque,  avait  entendu 
le    bruit  d'un  automobile  dans  la  première  cour  du  château. 
C'était  Arthur  Goryston,  qui  arrivait.  En  apercevant  Lester  à  la 
fenêtre,  il  lui  fit  un  signe  de  main,  et  se  dirigea  vers  la  Biblio- 
thèque. 

Lorsqu'il  entra,  Lester  fut  désagréablement  frappé  de  son 
aspect.  C'était  celui  d'un  homme  qui  n'a  pas  dormi  et  a  bu  sans 
modération.  Ses  vêtemens  étaient  en  désordre.  Ses  yeux  hagards 
et  tous  les  défauts  de  son  visage  étaient  rendus  plus  apparens 
par  ce  manque  de  tenue  et  de  dignité.  Il  se  laissa  tomber  d'un 
air  maussade  dans  un  fauteuil,  près  de  Lester. 

—  On  me  dit  que  mère  et  Marciasont  absentes? 

—  Elles  sont  allées  à  Hoddon  Grey  passer  le  dimanche,  ne 
le  saviez-vous  pas  ? 

—  Oh  si  !  Je  crois  que  mère  m'a  écrit  quelque  chose  comme 
çia,  répondit  Arthur  avec  impatience;  mais  j'avais  bien  d'autres 
choses  en  tête  I 

Lester  l'examinait  en  silence.  Arthur  se  leva  brusquement 
et,  les  mains  dans  les  poches,  se  mit  à  arpenter  la  pièce  avec 
fureur. 

La  décoration  fleurie  des  murs  et  du  plafond  qui  datait  de 
l'époque  des  George,  et  les  bustes  des  placides  ge7itlemen,  aux 
perruques  bouclées,  qui  étaient  placés  entre  les  glaces,  avaient 
un  air  de  repos  fastueux  à  côté  de  ce  jeune  homme  hors  de 
lui.   Enfin  la  promenade  cessa  brusquement. 

—  Voilà  le  dernier  coup,  Lester  I  Savez-vousce  que  ma  mère 
veut  m'obliger  à  faire?  11  y  aura  un  meeting  tory,  ici,  dans 
quinze  jours...  elle  a  tout  arrangé...  sans  me  demander  si  ça 
me  convient!  sans  m'en  dire  un  mot!  Et  je  dois  parler  et  vili- 
pender Glenwilliam  1  J'ai  reçu  sa  lettre  ce  matin,  elle  ne  me 
permet  pas  de  donner  mon  avis  !  Elle  ne  me  consulte  en  rien  ! 
Je  parie  qu'elle  a  déjà  fait  imprimer  les  affiches. 

—  C'est  certainement  pour  répondre  au  meeting  de  Martover  ? 

—  Au  diable  Martover  et  son  meeting  !  Et  quel  bon  goût!... 
Deux  frères  <(  s'engueulant,  »  presque  dans  la  même  paroisse. 
Je  déclare  que  les  femmes  manquent  de  tact,...  elles  n'en  ont 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  263 

pas  pour  un  sou!  Mais  je  n'en  ferai  rien,  et,  pour  une  fois,  mère 

devra  céder. 

Il  s'assit  de  nouveau,  accepta  distraitement  la  cigarette  que 
lui  oflrait  Lester  dans  l'espoir  de  le  calmer,  car  son  état  d'agi- 
talion  faisait  pitié  à  l'ami  qui  se  rappelait,  en  avril  précédent, 
le  jeune  orateur  satisfait.de  lui-même,  le  législateur  «  en  herbe» 
de  la  Chambre  des  Communes. 

—  Vous  craignez  de  ne  pas  réussir? 

Si  j'attaque  son  père,  comme  mère  l'entend,  dit  le  jeune 

homme  avec  emphase  en  relevant  la  tète,  Enid  Glenwilliam  ne 
m'adressera  plus  la  parole  de  sa  vie,  j'en  suis  bien  sur  I 

—  Elle  doit  être  trop  intelligente,  dit  Lester,  pour  ne  pas 
faire  une  distinction   entre  l'homme  politique  et  l'ami  intime. 

Arthur  reprit,  découragé  : 

—  Les  autres  gens  le  peuvent,  mais  elle  ne  le  fait  pas.  Si  je 
vais  de  l'avant  en  public,  et  que  je  traite  Glenwilliam  de  voleur, 
de  bandit,  —  et  qu'est-ce  que  je  pourrais  dire  d'autre  ?  —  avec 
mère  derrière  mon  dos?  —  c'est  fini  de  tous  mes  projets  pour 
tout  de  bon.  Elle  est  fanatique  de  son  père.  Elle  m'a  déjà  secoué 
une  ou  deux  fois  à  propos  de  lui.  Et  je  trouve  cela  très  beau, 
Lester!  Ma  parole  !.. .  C'est  très  beau  ! 

La  physionomie   d'Arthur  exprimait  une  réelle  admiration. 

—  Je  le  crois;  elles  sont  toutes  deux  très  intéressantes... 
Mais  je  vous  avoue  que  je  pense  surtout  à  lady  Coryston.  Quelle 
explication  allez-vous  lui  donner?  Allez-vous  lui  faire  votre 
confidence? 

—  Je  ne  sais  si  je  la  ferai  ou  non.  Quoi  qu'il  arrive,  je  suis 
entre  le  diable  et  l'abime.  Si  je  le  lui  dis,  elle  va  tout  casser; 
et,  si  je  ne  le  lui  dis  pas,  elle  le  devinera  bien  toute  seule! 

11  y  eut  une  pause.  Après  réfiexion.  Lester  reprit  : 

—  Croyez-moi,  Arthur!...  Faites  un  dernier eiïbrt;  reprenez 
votre  liberté. 

Malgré  l'air  furibond  d'Arthur,  Lester  persista. 

—  Vous  savez  ce  que  je  pense  :  vous  ne  serez  heureux  ni 
l'un  ni  l'autre.  Vous  appartenez  à  deux  mondes,  qui  ne  veulent 
pas,  qui  ne  peuvent  pas  s'entendre.  Ses  amis  ne  seront  jamais 
vos  amis,  et  les  vôtres  ne  seront  pas  les  siens.  Vous  croyez, 
maintenant,  que  ça  n'a  pas  d'importance,  parce  que  vous  êtes 
amoureux.  Mais  c'est  très  important  et  ira  toujours  en  augmen- 
tant. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Croyez-vous  que  je  ne  le  sais  pas?  cria  Arthur.  Elle  nous 
méprise  tous.  Elle  nous  considère  à  peu  près,  nous  autres  qui 
avons  delà  fortune,  des  terres,  et  des  châteaux,  comme  le  grain 
qu'il  faut  au  moulin  de  son  père  et  le  bétail  pour  sa  boucherie, 

—  Et  pourtant  vous  l'aimez! 

—  Certainement,  je  l'aime.  Vous  ne  pouvez  pas  savoir  à  quel 
point  !...  Elle  ne  parle  pas  de  tout  cela,  elle  ne  pérore  jamais,... 
avec  moi  du  moins.  Elle  se  moque  de  son  parti;...  autant  que 
du  nôtre.  Mais  elle  vénère  son  père;...  et  tout  ce  qu'il  dit  et 
pense.  Elle  l'adore...  et  irait  au  supplice  pour  lui.  Et  si  vous 
avez  envie  d'être  de  ses  amis,  touchez-le  du  bout  du  doigt,  vous 
m'en  direz  des  nouvelles!  C'est  insensé,  je  le  sais,...  mais  j'aime 
mieux  épouser  cette  insensée  que  toute  autre  femme  de  bon 
sens. 

—  Tout  de  même,  vous  pourriez  rompre,  persistait  Lester. 

—  Je  pourrais  aussi  me  pendre,...  m'empoisonner,...  ou  me 
faire  sauter  la  cervelle,  à  ce  compte  !  Si  elle  m'échappe,  je 
lâcherai  le  Parlement,...  les  domaines...  et  tout! 

Et  il  reprit  son  va-et-vient  frénétique.  Lorsqu'il  sembla  plus 
calme,  Lester  demanda  : 

—  Quelles  chances  avez-vous  ? 

—  Avec  elle?  Je  ne  sais  pas.  Un  jour,  elle  m'encourage;  le 
lendemain,  elle  me  rembarre.  Je  ne  sais  qu'une  chose.  Si  j'as- 
siste au  meeting,  il  faut  que  je  sois  violent  et  que  je  fasse  l'es- 
pèce de  speech  que  j'aurais  fait  il  y  a  trois  mois,  sans  bron- 
cher... Et,  si  je  ne  le  fais  pas,  mère  en  saura  la  raison.  N'importe 
comment...  je  ne' m'en  tirerai  pas. 

—  Adressez-vous  à  Goryston. 

—  Pour  quoi  faire  ?...  Pour  qu'il  abandonne  l'autre  meeting  ? 
C'est  bien  à  lui  qu'il  faut  demander  d'apaiser  les  choses,  n'est-ce 
pas?...  avec  ses  maudites  stupidités  révolutionnaires.  Il  nous  a 
avertis  qu'il  n'est  venu  ici  que  pour  mettre  tout  sens  dessus 
dessous,...  et,  by  Jove!  il  le  fait. 

—  Qui  prononce  mon  nom  en  vain?  cria  une  voix  stridente. 
C'était  Coryston,  plein  d'entrain  et  de  gaité. 

—  Arthur,  mon  garçon,  de  quoi  s'agit-il? 

Boudeur,  celui-ci  ne  répondit  pas.  Lester  intervint,  et  résuma 
la  situation.  Coryston  écoutait,  tout  en  sifflotant,  et,  posant  dans 
un  coin  un  lilet  à  papillons  et  un  herbier  de  fer-blanc,  il  alluma 
une  cigarette,  se  percha  sur  un   bahut  de  bois  sculpté,  passa 


LA    FAMILLE    CORYSTOX.  "  265 

alTectueusement  son  bras  autour  du  buste  du  xvni^  siècle  d'un 
ancêtre  en  perruque  auquel  il  s'appuya  pour  réfléchir. 

—  Supprimons  le  meeting,  dit-il  enfin  à  son  frère.  Mais, 
meeting  ou  non,  je  ne  sais  pas  comment  lu  t'y  prendras  pour  te 
tirer  d'afïaire,...  du  diable,  si  je  le  saisi 

—  Personne  n'a  jamais  pensé  que  tu  le  saurais!  cria  Ar- 
thur. 

—  Voilà  le  dilemme,  poursuivit  Coryston,  railleur.  Si  vous 
vous  fiancez,  mère  coupera  les  vivres,  et  si  mère  coupe  les 
vivres,  miss  Glenwilliam  ne  t'épousera  pas. 

—  Tu  crois,  que,  toi  excepté,  il  n'y  a  en  ce  monde  que  des 
c (1)  à  vendre  1 

—  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  crois?  Que  miss  Glenwilliam  met- 
tra l'amour  en  cage  dans  une  mansarde,  une  élégante  mansarde... 
avec  vingt-cinq  mille  francs  par  an?  Elle  le  ferait  pour  son  père, 
peut-être!...  mais  pas  pour  d'autres!  Elle  en  dépenserait  au 
moins  le  tiers  pour  sa  toilette  seulement. 

Arthur  continuait  sa  course  furieuse  sans  répondre.  Coryston 
s'émut.  Il  descendit  de  son  perchoir  et  vint  amicalement  prendre 
le  bras  de  son  jeune  frère,  qui  s'arrêta  en  rechignant. 

—  Ecoute-moi,  mon  vieux.  Est-ce  que  je  me  comporte 
comme  une  brute?...  Es-tu  sûr  d'elle?  Est-ce  sérieux? 

—  Sur  d'elle?...  Dieu  bon...  si  je  l'étais! 

Et  Arthur,  s'éloignant  vivement,  se  rapprocha  d'une  fenêtre 
afin  qu'on  ne  vit  pas  son  visage. 

Coryston  le  contemplait  avec  une  affectueuse  compassion. 
Refusant  de  Lester  une  autre  cigarette,  il  alluma  sa  pipe  et  se 
plongea  dans  une  sombre  rêverie.  Arthur  restait  immobile. 
Lester,  jugeant  la  situation  trop  délicate  pour  qu'un  étranger 
intervînt,  feignit  de  se  remettre  au  travail.  Enfin  Coryston 
sembla  prendre  une  détermination. 

—  Eh  bien!...  dit-il  lentement,...  ça  ira.  Je   me  débarrasse 

de    mon  meeting,  je    demanderai   à  Atherston    de   présider  à 

ma  place  et  de  trouver  quelque  explication.  Mais,  réellement, 

je  ne  peux  pas  croire  que  cela  t'aidera  beaucoup.  Déjà,  hier,  il 

y  avait  une  annonce  de  votre  meeting  dans  le  journal  de  Mar- 

tover... 

—  Non!...  dit  Arthur  en  se  retournant,  le  visage  en  feu. 

U)  P'his. 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Parfaitement.  Mère  a  pris  les  devans.  Je  ne  doute  pas 
qu'elle  n'ait  déjà  écrit  ton  speech. 

—  Alors,  que  faire?  dit  Arthur  désespéré. 

—  Fais  du  chahut!  dit  Goryston  gaiment.  Un  bon  chahut,  ne 
sors  pas  de  là!  Dis  à  mère  que  tu  ne  veux  pas  être  traité  ainsi, 
que  tu  n'es  pas  un  collégien,  mais  un  homme;...  que  tu  la  re- 
mercies, mais  que  tu  préfères  écrire  tout  seul  ta  harangue,...  etc., 
joue  la  carte  de  l'indépendance,  tant  que  tu  pourras.  Ça  te  tirera 
peut-être  du  pétrin. 

—  Je  pourrais  présenter  les  choses  comme  un  marché  entre 
toi  et  moi.  Je  t'aurais  demandé  de  me  sacrifier  ta  présidence  et 
toi... 

—  Oh!  fais  tous  les  mensonges  que  tu  voudras,  répondit 
Goryston  sans  s'émouvoir;  mais  je  t'ai  déjà  prévenu  que  ça  ne 
te  mènera  pas  loin. 

—  G'est  toujours  du  temps  de  gagné,  dit  en  soupirant  le 
jeune  amoureux. 

—  Quel  avantage  y  vois-tu?  Dans  un  an,  Glenwilliam  sera 
toujours  le  même,...  et  mère  n'aura  pas  changé.  Tu  sais  que  tu 
vas  lui  crever  le  cœur  ou  à  peu  près.  Marcia  m'a  fait  promettre 
de  te  le  rappeler.  Je  tiens  parole,  quoique  je  n'aie  peut-être  pas 
qualité  pour  appuyer  sur  ce  point.  Mais  nous  n'avons  jamais 
été  d'accord,  mère  et  moi,  tandis  que  toi,  tu  as  toujours  été  le 
fils  modèle. 

Le  ressentiment  et  l'inquiétude  reprirent  possession  d'Ar- 
thur. 

—  Pourquoi,  diable!  les  femmes  s'occupent-elles  de  poli- 
tique? Pourquoi  ne  nous  laissent-elles  pas  cette  pourriture?  La 
vie  ne  vaut  plus  d'être  vécue  si  elles  continuent  ainsi! 

—  <(  La  vie,  »  répéta  Goryston  amusé.  Ta  vie?  Essaie  d'offrir 
ta  place,  avec  tous  ses  petits  inconvéniens,  à  la  première  per- 
sonne que  tu  rencontreras,...  et  vois  ce  qu'elle  répondra! 

—  Si  tu  crois  que  je  ne  donnerais  pas  tout  ce  que  nous 
voyons  là,  —  demain^  —  et  il  désignait  de  la  main  la  cour  de 
marbre,  brillant  au  soleil,  —  pour...  pour  Enid...  tu  ne  t'es 
jamais  plus  trompé-,  Gorry! 

Goryston  devint  sérieux  en  remarquant  le  ton  convaincu  et 
passionné  de  son  frère. 

—  Malheureusement,  cela  ne  t'avancerait  pas  beaucoup 
auprès   d'Enid.  Miss  Glenwilliam,  autant  que  je  la  connais,  et 


LA    FAMILLE    GORYSTOiN.  .  267 

je  ne  l'en  blâme  pas  le  moins  du  monde,  a  une  idée  très  juste  et 
très  précise  de  la  valeur  de  l'argent. 

Arthur  ne  répondit  que  par  un  sourd  grognement. 

Mais  Lester,  interrompant  sa  lecture,  demanda  : 

—  Pourquoi  ne  priez-vous  pas  miss  Goryston  d'intervenir? 

—  Marcia?  s'écria  Goryston.  A  propos,  que  font-elles  aujour- 
d'hui, dimanche,  ma  mère  et  Marcia?  Groyez-vous  qu'Arthur  et 
Marcia  soient  fiancés,  maintenant? 

Il  désignait  vaguement  la  direction  de  Hoddon  (jrcy,  et  sa 
physionomie,  pleine  de  bienveillance  jusqu'alors,  devint  dure  et 
hostile. 

—  Je  n'ai  pas  à  m'occuper  de  cela,  dit  vivement  Lester.  Gela 
déplairait  à  votre  sœur.  Si  j'ai  prononcé  son  nom,  c'est  unique- 
ment à  cause  de  l'intluence  qu'elle  peut  avoir  sur  votre  mère  en 
faveur  d'Arthur.  —  Tout  en  parlant,  il  mettait  ses  papiers  en 
ordre  pour  se  retirer. 

—  Je  le  sais  bien!  Mais  pourquoi  ne  pas  nous  occuper  d'elle? 
N'êtes-vous  pas  un  ami,...  son  ami,...  notre  ami,...  l'ami  de 
tous?  dit  Goryston  avec  autorité.  Que  va-t-il  arriver...  si  Marcia 
épouse  Newbury!  —  et  il  tapait  violemment  sur  la  table,  — 
une  nouvelle  querelle  de  famille.  Rien  au  monde  ne  m'empê- 
chera de  la  faire  juge  de  l'affaire  des  Betts.  Je  l'en  ai  avertie  ;  et 
j'ai  conseillé  à  Mrs  Betts  de  lui  écrire.  Si  elle  peut  faire  entendre 
raison  à  Newbury,...  tout  va  bien;  si  elle  ne  peut  pas,  ou  si  elle 
ne  comprend  pas  la  chose  comme  elle  le  doit,...  nous  savons  ce 
qu'il  nous  reste  à  faire  ! 

—  Voyons,  Gorry,  dit  Arthur  d'un  air  de  reproche,  Edward 
Newbury  est  un  chic  type.  Ne  va  pas  encore  faire  du  grabuge 
par  là! 

—  G'est  bien  dur  pour  votre  sœur,  ne  le  pensez-vous  pas  ? 
que  de  s'occuper  d'une  telle  histoire  dans  les  circonstances 
actuelles. 

—  Si  elle  est  heureuse,  ce  seront  ses  actions  de  grâces, 
repartit  Goryston  inexorable.  La  vie  ne  lui  épargnera  pas  les 
épreuves;  pourquoi,  nous,  le  ferions-nous?...  Viens  me  recon- 
duire, Arthur! 

Arthur  hésita,  alléguant  qu'il  n'avait  guère  envie  de  faire  des 
politesses  aux  hôtes  socialistes  de  son  frère...  mais,  finalement, 
il  se  décida  à  l'accompagner,  et  Lester  fut  laissé  une  fois  de  plus 
au  calme  de  la  Bibliothèque. 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  J'ai  conseillé  à  Mrs  Betts  de  lui  écrire  ! 

«  Quelle  honte  !  Pourquoi  troubler  le  premier  rêve  d'amour 
d'une  jeune  fille  par  un  pareil  problème?  l'obliger  à  envisager 
les  vieilles,  désolantes  et  insolubles  questions?  »  Il  était  indigné 
contre  Goryston,  et,  de  nouveau,  sa  pensée  suivit  son  regard  et 
il  se  mita  imaginer  ce  qui  se  passait  à  Hoddon  Grey.  Il  connais- 
sait la  maison,  —  ayant  été  courtoisement  invité  par  lord  Wil- 
liam à  visiter  les  collections,  —  et  se  figurait  voir  Marcia  dans 
ces  chambres  aux  antiques  boiseries  ou  sur  ces  pelouses  d'au- 
trefois,... Marcia  et  Newbury. 

Sa  tête  se  pencha  de  plus  en  plus  sur  ses  mains;  le  soleil  au 
travers  des  vieux  vitraux  inondait  la  Bibliothèque  de  lueurs 
oranges  et  pourpres.  Aucun  bruit,  sauf  le  roucoulement  des 
tourterelles,  et  le  cri  lointain  d'un  coucou  sur  les  bords  de  la 
rivière. 

Il  s'efforça  de  se  croire  indifférent.  Il  se  persuada  que  ces 
douloureuses  aspirations  ou  ces  révoltes  jalouses  dont  il  souf- 
frait sont  inévitables  dans  le  cours  de  la  vie,  et  qu'elles  s'ou- 
blient comme  elles  sont  venues.  Il  avait  à  se  faire  une  carrière, 
et  à  s'occuper  d'une  mère  et  d'une  sœur  tendrement  aimées. 
Lui  aussi,  quelque  jour,  se  marierait,  fonderait  un  foyer  et 
aurait  des  enfans,  enfermant  sa  vie  dans  les  bornes  étroites 
imposées  par  les  malheurs  de  la  famille.  C'eût  été  plus  facile 
peut-être  de  mépriser  la  richesse,  si  lui  et  les  siens  n'en  eussent 
jamais  joui,  et  si  la  pauvreté  n'eût  été  la  première  et  infran- 
chissable barrière  qui  le  séparait  de  Marcia  Goryston.  Mais  il 
avait  une  nature  sensée  et  saine,  il  envisageait  la  vie,  ses  bien- 
faits et  ses  déceptions  et  les  joies  sévères  que  procure  l'activité 
intellectuelle.  Il  eut  bientôt  reconquis  sa  liberté  d'esprit,  et 
lorsque  Arthur  revint  et  l'entretint,  pendant  des  heures,  de  ses 
affaires  embrouillées,  Lester  sut  l'encourager  en  des  termes 
sympathiques,  voilés  d'ironie,  qui  cachaient  la  sensibilité  de  son 
cœur. 

**• 

De  bonne  heure,  le  lendemain  matin,  Marcia  et  sa  mère 
revinrent  de  Hoddon  Grey.  Lady  Goryston  ne  prolongeait  jamais 
ces  séjours  de  Week  end.  Elle  prenait  généralement  le  premier 
train  du  lundi.  Mais,  ce  jour-là,  elle  fut  obligée  de  consacrer  une 


LA    FAMILLE    CORTSTOX.  269 

heure  à  des  conversations  d'alîaires  et  de  discuter  avec  sir 
William  tout  ce  qui  avait  rapport  aux  questions  de  fortune,  de 
dot  et  d'établissement.  Quand  elle  eut  fini,  elle  gagna  son  auto- 
mobile avec  tout  l'empressement  possible. 

—  Quel  dimanche  !  murmura-t-elle  en  s'étendant  mollement, 
les  yeux  mi-clos,  au  sortir  du  parc  ;  puis,  se  souvenant  :  — 
Mais  vous,  ma  chère,  vous  êtes  heureuse,  et,  certainement,  ce 
sont  gens  excellens,...  tout  à  fait  excellens. 

Marcia,  assise  auprès  d'elle,  rougit,  un  peu  contrainte.  Elle 
n'avait  jamais  compté  que  sa  mère  se  comporterait  comme  les 
autres  mères  lors  des  fiançailles  de  sa  fille.  Elle  ne  s'étonna 
donc  pas  de  cette  absence  de  tendresse  ou  d'émotion;  mais  elle 
ne  put  retenir  son  mécontentement  : 

—  Au  moins,  si  Edward,  vous...  et  tout  le  monde,  ne  vous 
étiez  pas  décidés  avec  cette  hâte  effrayante  ! 

—  Six  semaines,  ma  chère  enfant,  c'est  assez  pour  n'importe 
quel  trousseau.  Et  pourquoi  voudriez-vous  retarder?  Gela  m'ar- 
range aussi  beaucoup  mieux.  Si  nous  remettions  jusqu'à  l'au- 
tomne, je  serais  alors  terriblement  occupée;  complètement 
absorbée  par  l'élection  d'Arthur...  Sir  Louis  Ford  m'a  dit  qu'ils 
ne  peuvent  différer  pour  la  province  plus  tard  que  novembre. 
Et  je  n'aurai  pas  seulement  la  bande  habituelle  des  libéraux  à 
combattre,  mais  aussi  Coryston  ! 

—  Je  le  sais,  c'est  désolant  I  dit  Marcia.  Ne  pouvez-vous 
obtenir  qu'il  s'éloigne?  Et  elle  ajouta,  timide  en  regardant  sa 
mère  :  J'aurais  voulu  que  vous  n'eussiez  pas  mis  cette  note  sur 
le  meeting  d'Arthur  dans  le  «  Witness  »  sans  l'en  avertir. 
Pourquoi  ne  lui  avez-vous  même  pas  demandé  son  avis  avant 
de  tout  décider?  Ne  craignez-vous  pas  qu'il  ne  se  fâche? 

—  Pas  du  tout,  Arthur  sait  que  j'organise  toujours  ces 
choses  pour  lui.  Du  moment  que  Coryston  prend  cette  attitude 
injurieuse,  il  devient  indispensable  qu'Arthur  parle  dans  son 
village.  Il  ne  faut  pas  que  l'on  garde  l'ombre  d'un  doute  sur  ce 
qu'27  pense  de  Glenwilliam  à  l'approche  des  nouvelles  élections, 
dans  cinq  mois.  Je  lui  ai  longuement  écrit,  naturellement,... 
mais  je  n'ai  pas  reçu  un  mot  de  réponse.  Je  ne  puis  comprendre 
ce  qu'il  a  pu  faire  en  ces  dernières  semaines  ! 

Marcia,  soucieuse,  garda  le  silence.  Elle  ne  savait  que  trop, 
hélas!  ce  qui  occupait  Arthur!  Elle  conservait  l'espoir  que 
Corvston  avait  su  l'influencer...    le   convaincre.  Edward  aussi 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  promis  de  le  voir;...  avant  peu,  sûrement  on  le  mettrait 
à  la  raison,  sans  que  leur  mère   soupçonnât  rien. 

*    » 

Avant  de  prendre  la  pile  habituelle  de  lettres  qui  l'atten- 
daient, lady  Coryston  demanda  au  maître  d'hôtel  : 

—  Mr  Arthur  est-il  arrivé? 

—  Oui,  milady.  Il  est  sorti  en  ce  moment,  mais  il  rentrera 
pour  le  déjeuner. 

Une  vive  satisfaction  éclaira  la  figure  de  lady  Coryston. 
Marcia  n'entendit  ni  la  question,  ni  la  réponse.  Elle  était 
occupée  à  lire,  avec  un  étonnement  manifeste,  une  lettre  qui 
venait  de  lui  être  remise,  et  se  dirigeait  vers  ses  appartemens 
quand  le  domestique,  l'arrêtant,  lui  annonça  qu'une  personne 
envoyée  par  la  couturière  l'attendait  dans  son  boudoir.  Elle 
disait  venir  par  ordre  de  miss  Coryston. 

«  Je  n'ai  pas  donné  d'ordres,  je  n'y  comprends  rien,  »  pen- 
sait Marcia  en  montant  l'escalier.  La  teneur  de  la  lettre  qu'elle 
venait  d'ouvrir  lui  revint  à  l'esprit^ 

—  Je  ne  puis  la  voir,  sans  en  demander  la  permission  à 
Edward.  C'est  à  lui  de  me  dire  ce  que  je  dois  faire^  Ce  n'est  pas 
la  même  chose  avec  Coryston,...  il  peut  discuter  avec  moi,...  et 

avec  Edward,...   si  ça  lui  plait.  Mais  Mrs  Betts  elle-même  !.vr 

Non...  c'est  un  peu  fort  !j 

La  porte  de  son  petit  salon  était  ouverte.  Quelqu'un  se  leva 

à  son  approche.  A  sa  grande  stupéfaction,  Marcia  vit  une  per- 
sonne qu'elle  ne  connaissait  pas.  Une  femme  frêle,  mise  avec 
mauvais  goût,  les  mains  jointes,  les  joues  inondées  de  larmes. 

—  Qui  êtes-vous?  dit  Marcia,  interdite. 

IX 

—  Miss  Coryston,  j'ai  fait  quelque  chose  d'affreux...  J'ai 
trompé  vos  domestiques...  J'ai  menti  pour  vous  voir.  Mais,  je 
vous  en  conjure,  laissez-moi  vous  parler.v^  ne  me  chassez  pasi 

Surprise,  Marcia  répéta  : 

—  Je  ne  sais  pas  qui  vous  êtes  ;  veuillez  me  dire  votre  nomr 

—  Mon  nom...  Alice  Betts...  répondit  l'étrangère,  après  une 
courte  hésitation.  Vous  ne  me  connaissez  pas;  mais  on  a  tant 
parlé...: 


\ 


LA    FAMILLE    GORYSTON.  "  271 

—  Mrs  Betts  ?  reprit  Marcia  en  examinant  l'intruse,  qui 
rougit  violemment. 

La  jeune  fille  semblait  une  émanation  du  printemps  dans 
sa  simple  toilette  rose,  dont  la  coupe  et  la  couleur  faisaient 
valoir  sa  jeunesse  et  sa  beauté,  tandis  que  l'infortunée 
Mrs  Betts,  fripée,  poudrée,  malgré  son  cou  et  ses  bras  nus  et 
sa  jupe  trop  courte,  était  l'image  de  l'arrière-saison. 

—  Est-ce  qu'on  ne  vous  a  rien  dit?  demanda-t-elle,  lar- 
moyante. Je  croyais  que...  lord  Goryston.  .. 

—  Ah  !  oui,  répondit  Marcia  machinalement.  Vous  avez  vu 
mon  frère  ?  Asseyez-vous  ! 

Mrs  Betts  prit  un  siège  en  soupirant,  sans  oser  la  regarder. 
Elle  essuya  ses  yeux, et  commença  son  récit,  entrecoupé  de  san- 
glots : 

—  Si  vous  ne  venez  pas  à  notre  secours,  miss  Goryston... 
je...  je  ne  sais  pas  ce  que  nous  allons  devenir,  mon  pauvre 
mari  et  moi.  On  nous  a  dit,  qu'hier  soir,  à  la  chapelle,...  ohl... 
pendant  des  années  et  des  années,  c'était  mon  mari  qui  lisait 
toujours  les  Evangiles...  et  maintenant  il  n'y  va  plus  jamais,... 
mais  nous  avons  su  par  un  de  ses  hommes  qui  y  était...  vos 
liançailles  avec  Mr  Newbury...  comme  Mr  Peary  l'a  annoncé.  Je 
suis  si  houleuse,  miss  Goryston,  de  vous  parler  de  vos  affaires 
privées!  si  honteuse...  que  je  ne  sais  comment  m'excuser. 

Elle  leva  humblement  ses  yeux  bleus  aux  paupières  trem- 
blotantes. 

—  Veuillez  continuer,  dit  froidement  Marcia,  s'efforçant  de 
dissimuler  son  énervement  et  son  ennui. 

—  Et  alors...  alors,  —  et  Mrs  Betts  se  couvrit  le  visage  de 
ses  mains  et  soupira  tristement  et  longuement,  —  mon  mari 
et  moi,  nous  nous  sommes  consultés,  et  nous  avons  pensé  qu'il 
fallait  que  je  vienne...  vous  supplier,  miss  Goryston,  de  parler 
pour  nous  à  Mr  Newbury  et  à  lord  William  1  Vous  allez  être  si 
heureuse,  miss  Goryston...  et  nous,...  nous  sommes  si  malheu- 
reux ! 

Mrs  Betts,  cette  fois,  laissa  couler  ses  larmes,  qui  lentement 
tombèrent  sur  ses  joues  et  sur  sa  robe  de  soie  bleue.  Non  loin 
d'elle,  assise  sur  une  chaise,  Marcia,  désagréablement  impres- 
sionnée, dit  avec  embarras  : 

—  Je  suis  sûre  que  personne  ne  veut  vous  rendre  malheu- 
reux. 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mrs  Betts  se  rapprocha  brusquement. 

—  Alors,  vous  savez  que  John  doit  être  chassé  de  sa  ferme, 
s'il  ne  m'abandonne  pas? 

Plus  de  douceur  l'eût  mieux  servie,  car  Marcia  répondit  avec 
raideur  : 

—  Je  n'ai  pas  à  discuter  les  affaires  de  lord  William  ! 

—  Hélas!...  mon  Dieu!...  que  vais-je  devenir?  cria  Mrs  Betts 
à  mi-voix,  tournant  ses  regards  de  tous  côtés  comme  une  bête 
traquée,  mettant  en  lambeaux,  à  force  de  le  tordre,  le  mouchoir 
qu'elle  tenait  dans  sa  main.  Puis,  soudain,  elle  s'écria  avec 
violence  : 

—  Mais  il  faut  que  vous  m'écoutiez  !...  C'est  cruel...  c'est 
trop  sans  cœur  de  ne  pas  m'écouter  !  Vous  allez  être  heureuse,... 
riche,...  vous  posséderez  tout  ce  qu'on  peut  désirer  sur  cette 
terre.  Et  vous  refusez...  vous  pouvez  refuser... d'aider  une  femme 
aussi  misérable  que  moi  ! 

La  chétive  créature  au  visage  enfantin  avait  trouvé  des 
accens  tragiques.  Elle  paraissait  aux  abois,  à  bout  de  forces,  ne 
se  souciant  plus  de  ce  qu'on  pouvait  pen&er  d'elle  ;  et,  pourtant, 
il  y  avait  encore  un  peu  d'affectation  théâtrale  dans  ses  gestes, 
dans  sa  violence  même. 

Marcia,  troublée,  intimidée,  la  contempla  en  silence  un 
moment,  puis  dit  enfin  : 

—  Gomment  me  serait-il  possible  de  vous  aider,  Mrs  Betts? 
Vous  n'auriez  pas  dû  venir  ici...  vous  n'auriez  pas  dû.  Je  ne 
connais  pas  votre  histoire,  et,  si  je  la  connaissais,  je  ne  la  com- 
prendrais pas.  Pourquoi  n'avez-vous  pas  demandé  à  voir  ma 
mère  ? 

—  Lady  Coryston  ne  s'occupe  pas  de  mes  pareils,  s'écria 
Mrs  Betts.  Non,  miss  Coryston,...  je  reconnais  que  c'est  égoïste, 
peut-être,...  mais  c'est  justement  parce  que  vous  êtes  si  jeune,... 
et  si  heureuse,...  que  je  me  suis  adressée  à  vous.  Vous  ne  con- 
naissez pas  mon  histoire...  et  je  ne  peux  pas  vous  la  raconter!... 

Elle  se  cachait  le  visage. 

—  Je  n'étais  pas  une  honnête  femme,  miss  Coryston,  je  ne 
prétends  pas  l'être;  mais  j'ai  eu  une  vie  si  dure,  si  dure. 

Elle  poursuivit  hâtivement,  comme  si  Marcia  voulait  l'in- 
terrompre : 

—  J'étais  mariée,  à  dix-sept  ans,  avec  un  vieux  mari. 
Ma  mère  était  mourante...   elle  me   maria  pour  me  mettre  à 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  ■  273 

l'abri.  Au  Ixtut  de  quelques  mois,  il  devint  mauvais  pour  moi, 
et  ce  fut  une  horrible  existence...  Je  ne  peux  pas  vous  dire  tout 
ce  que  j'ai  enduré...  Je  ne  le  voudrais  pas,...  pour  rien  au 
monde.  Il  m'enfermait...  Il  me  faisait  à  moitié  mourir  de  faim  ; 
il  me  battait  et  m'injuriait... 

Alors  elle  détourna  la  tête,  et  sa  voix  devint  saccadée. 

—  Il  y  avait  un  autre  homme  qui  m'apprenait  la  musique  et... 
j'étais  encore  si  jeune,  miss  Goryston,...  j'avais  dix-huit  ans...  Il 
me  fit  croire  qu'il  m'aimait...  et  personne  ne  m'avait  jamais  parlé 
doucement.  C'était  comme  le  ciel...  et...  un  jour,...  je  partis 
avec  lui,...  dans  un  endroit  au  bord  de  la  mer;...  et  nous  y 
sommes  restés.  C'était  mal...  Peut-être  que  j'aurais  dû  sup- 
porter tout,  mais  je  ne  pouvais  pas,...  je  ne  pouvais  pas... 
Alors...  mon  mari  a  divorcé  ;  et,  pendant  dix  ans,  j'ai  vécu  avec 
mon  vieux  père.  L'autre  homme  m'avait  quittée...  J'ai  décou- 
vert la  vérité.  Il  ne  voulait  pas  être  mauvais  pour  moi.  Mais  sa 
famille  n'a  pas  voulu  le  laisser  m'épouser.  Alors  je  fus  aban- 
donnée, avec  mon  enfant...  Et  Mrs  Betts  jeta  un  regard  craintif 
sur  Marcia... 

La  jeune  fille  rougit  violemment,  mais  ne  dit  rien. 

—  Et  je  vivais...  avec  mon  père,  je  ne  sais  pas  comment... 
Il  était  bien  dur.  Il  me  détestait  à  cause  de  ce  que  j'avais  fait. 
Il  m'en  parlait  tout  le  temps  en  me  faisant  des  reproches  ;  mais 
je  ne  pouvais  pas  gagner  ma  vie...  Pourtant,  j'ai  essayé  une  fois 
ou  deux...  Je  ne  suis  pas  forte...  et  je  ne  suis  pas  intelligente... 
Et  puis,  il  y  avait  l'enfant.  Aussi  mon  père  était  obligé  de  me 
garder.  Et  c'était  aussi  pénible  pour  lui  que  pour  moi...  Et  puis, 
au  mois  d'août,  il  était  si  malade,  nous  sommes  allés  à  Cohvyn 
Bay  pour  lui,  il  a  pris  un  petit  logement...  Et,  un  jour,  sur  la 
plage,  j'ai  vu  John  Betts,  —  après  quinze  ans.  —  Quand  j'avais 
vingt  ans,  il  avait  voulu  m'épouser,  —  mais  je  ne  l'avais  pas 
revu  depuis.  Il  m'a  reconnue...  Oh!  que  j'étais  contente  de  le 
voir  !  Nou.s  nous  sommes  promenés  sur  la  grève,  et  je  lui  ai  tout 
raconté...  Eh  bien  I  il  m'a  bien  plainte...  et  père  est  mort...  et 
je  n'avais  pas  un  sou.  Car  ce  que  père  a  laissé  a  payé  juste  ses 
dettes,  et  je  n'avais  aucun  espoir  sur  la  terre,  personne  pour 
m'aider...  moi...  ou  mon  petit  garçon.  Alors  Mr  Betts  m'a 
ofïert  de  m'épouser.  Il  savait  tout  sur  mon  divorce,  —  il 
l'avait  vu  dans  les  journaux  autrefois.  Je  ne  lui  ai  rien  caché, 
—  rien  de  rien  :  mais  il  savait  bien  ce  que  lord  >\"illiam  pen- 

TOME  xvn.  —  1913.  18 


214  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serait.  Seulement,  il  croyait  que  ça  ne  regardait  vraiment  que 
lui...  et  moi.  J'étais  libre...  et  je  ne  faisais  de  tort  à  personne  ! 

Elle  se  tut,  désespérée.  L'éclatante  lumière  de  juin  tombait 
sur  elle  et  faisait  crûment  ressortir  la  vulgarité  du  visage,  les 
rides  prématurées,  les  traces  de  la  poudre  et  du  rouge,  et  les 
ondulations  exagérées  des  cheveux,  de  même  que  ses  gants 
blancs  sales  et  troués  et  quelques  déchirures  dans  sa  robe  trop 
garnie  et  fripée.  Marcia  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  remar- 
quer, surprise  que  la  femme  de  John  Betts  parût  pauvre  à  ce 
point. 

Enfin  la  visiteuse  inattendue  releva  la  tête  : 

—  Miss  Goryston!...  si,  à  cause  de  moi,  ils  renvoient  John 
de  sa  ferme,...  loin  de  tout  ce  qu'il  a  fait...  de  tout  ce  qu'il  a 
aimé...  je  me  tuerai I  Vous  direz  ça  à  Mr  Newbury  ! 

Le  mauvais  goût  de  la  parure  disparaissait,  et  Marcia  fut 
troublée  par  l'expression  menaçante  des  regards  qui  la  fixaient. 
Elle  ne  put  que  répondre  d'une  voix  mal  assurée  : 

—  Je  suis  sûre  que  personne  ne  veut  nuire  à  Mr  Betts  !  Mais 
vraiment,  vous  n'auriez  pas  dû  me  dire  tout  cela,  Mrs  Betts.  Je 
vous  plains...  mais  je  ne  peux  rien  faire.  Ce  serait  tout  à  fait 
inconvenant  que  j'essaye  d'intervenir. 

—  Pourquoi  ?  criait  Mrs  Betts,  indignée.  Est-ce  que  les 
femmes  ne  doivent  pas  dans  le  monde  s'aider  entre  elles?  Je 
sais  que  lord  Goryston  vous  a  déjà  parlé  et  qu'il  vous  parlera 
encore.  Sûrement,  sûrement,  Mr  Newbury  vous  écoutera...  et 
lord  William  écoutera  Mr  Edward.  Vous  savez  ce  qu'ils  veulent? 
Oh!  c'est  trop  cruel!  —  Elle  se  tordait  les  mains  de  désespoir. 
—  Ils  disent  que,  si  nous  nous  séparons,  si  Joiin  promet  que 
je  ne  serai  plus  sa  femme,...  mais  seulement  une  amie...  à 
partir  d'aujourd'hui,...  si  nous  nous  voyons  seulement  de  temps 
en  temps,  comme  des  amis  ordinaires,...  alors,  il  pourra  garder 
sa  ferme...  et  ils  m'oiïrent  d'aller  vivre  près  d'une  maison  de 
religieuses  qui  me  feront  travailler,  et  d'envoyer  mon  petit 
garçon  à  l'école.  Vous  pensez  si  cela  me  convient?  Gomment 
accepter  ça?  John  et  moi,  nous  nous  sommes  retrouvés  après 
tant  d'années  !  J'ai  enfin  quelqu'un  qui  me  soutient,  qui  me 
rend  honnête  femme,  —  et  les  sanglots  l'étranglaient,  —  quel- 
qu'un qui  m'aime,  et  il  faut  que  je  le  quitte,  ou  il  est  ruiné  ! 
Vous  savez  bien,  miss  Goryston,  qu'il  n'y  a  pas  dans  toute 
l'Angleterre  un  autre  endroit  comme  la  ferme  de  John.  Il  a  fait 


LA    FAMILLE    GORYSTON.  ..  275 

des  essais,  depuis  des  anne'cs,  avec  de  nouvelles  graines  et  des 
engrais  et  toutes  sortes  de  cultures  de  fruits,  oh!  je  ne  com- 
prends pas  bien,  je  ne  suis  pas  intelligente,  mais  je  sais  qu'il 
ne  pourrait  pas  refaire  la  même  chose  n'importe  où,  ailleurs,  à 
moins  que  vous  ne  lui  donniez  une  autre  vie.  A  cause  de  moi, 
il  s'en  ira.  Il  le  fera,  mais  il  aura  le  cœur  brisé.  Et  pourquoi 
faut-il  qu'il  parte?  Y  a-t-il  une  raison?  Est-ce  juste?... 

Se  levant  avec  emportement,  elle  se  rapprocha  de  Marcia, 
les  joues  couvertes  de  larmes,  haletante,  à  moitié  folle.  Son 
chagrin  n'était  plus  simulé. 

La  jeune  fille  était  profondément,  douloureusement  émue; 
elle  fit  asseoir  Mrs  Betts  sur  le  sofa  à  coté  d'elle,  et  lui  dit  avec 
douceur  : 

—  Je  vous  plains  énormément!  Je  souhaite  de  pouvoir  vous 
venir  en  aide.  Mais  vous  savez  ce  que  lord  et  lady  William 
pensent,...  ce  que  Mr  Newbury  aussi  pense  des  gens  divorces 
qui  se  remarient...  Vous  savez...  quelles  sont  les  règles  de 
conduite  auxquelles  ils  se  sont  soumis  toute  leur  vie,...  ainsi 
que  leurs  gens.  Gomment  peuvent-ils  faire  le  contraire  de  ce 
qu'ils  ont  toujours  exigé?  Il  faut  comprendre  leur  manière  de 
voir,  et  leurs  sentimens.  Ils  sont  désolés  de  rendre  quelqu'un 
malheureux;  mais,  si  un  des  principaux  fermiers  des  domaines 
fait  ce  qu'ils  jugent  blâmable...   comment... 

Mrs  lietts  l'interrompit  avec  violence  : 

—  Eh  bien  !  je  vous  en  supplie...  écoutez...  voilà  ce  que  je 
demande,...  ce  que  je  vous  prie  de  dire  à  Mr  Newbury.  Je  ne 
peux  pas  quitter  John,  et  il  ne  voudra  jamais  m'abandonner. 
Mais  je  peux  m'éloigner;...  j'irai  dans  un  petit  cottage  qui  était 
à  la  mère  de  John,  dans  Charmvood  Forest...  loin  de  tout  le 
monde.  Personne  ne  le  saurai  Et  John  viendra  me  voir,  quand 
il  pourra,...  quand  son  travail  le  lui  permettra...  Il  viendra 
avec  l'automobile.  Il  court  partout  dans  le  pays...  personne  ne 
s'en  apercevra...  on  pourra  dire  que  nous  sommes  séparés,... 
puisque  nous  ne  vivrons  plus  ensemble.  Mais  je  pourrai  quel- 
quefois avoir  mon  John...  pour  moi  toute  seule,  et  il  pourra 
m'avoir  ! 

Elle  se  cacha  la  tète  sur  le  gofa,  .secouée  de  la  tète  aux  pieds 
par  les  sanglots. 

Marcia  demeura  silencieuse,  étonnée  de  la  force  de  senti- 
mens si   nouveaux   pour  elle.  C'était   la  première  fois   qu'elle 


276  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

entendait  ces  accens  passionnés,  ailleurs  que  sur  la  scène.  La 
jeune  fille  de  nos  jours  n'est  pas  tenue,  comme  au  temps  de  la 
reine  Victoria,  dans  une  innocence  de  convention,  —  cette 
génération  fut  aussi  dilïérente  de  celle  qui  la  précédait  que  de  la 
génération  actuelle,  —  les  mœurs,  le  théâtre,  les  conversations 
assiègent  incessamment  une  telle  innocence.  Toutefois,  qu'était 
ce  savoir  incertain  auprès  de  cet  exemple  lamentable  du  péché, 
réel,  vivant? 

Pourquoi  sa  mémoire  lui  rappela-t-ellc  au  même  instant  la 
soirée  à  l'Opéra?...  Iphigénie  au  désespoir,  implorant  vaine- 
ment son  père,  puis  sa  résignation  et  son  héroïque  dévoue- 
ment... Et  les  commentaires  de  Newbury,  lui  démontrant  la 
beauté  de  l'abnégation  et  du  sacrifice,  avec  ce  calme  souriant  et 
cet  enthousiasme  qui  l'avaient  séduite  autant  qu'effrayée.  Lui 
aussi,  pensait-elle,  il  accepterait  le  martyre  pour  ce  qu'il  croit 
et  ce  qu'il  aime,  comment  ne  serait-il  pas  inexorable? 

Mais  c'est  justement  là  le  point  discutable.  Pour  soi-même, 
rien  de  mieux,  mais  peut-on  l'imposer  à  ceux  qui  souffrent  sans 
croire,  qui  souffrent  horriblement? 

Elle  se  décida.  Elle  essaya  de  relever  Mrs  Betts  : 

—  Je  vous  en  prie,  ne  pleurez  pas  ainsi,  dit-elle,  peinée.  Je 
comprends  ce  que  vous  demandez.  J'essayerai  de  l'expliquer  à 
Mr  Newbury.  Personne...  croyez-vous,  ne  saura  oii  vous  êtes? 
On  supposera  que  vous  êtes  séparés?  Mr  Betts  habitera  ici,...  et 
vous  ailleurs.  C'est  bien  cela,...  n'est-ce  pas?  Personne  ne  le 
saura? 

Mrs  Betts  se  releva. 

—  Oui,  c'est  cela.  Naturellement...  Vous  voyez...  nous  au- 
rions pu  faire  semblant  d'accepter  les  conditions  de  lord  Wil- 
liam et  le  tromper,  mais  mon  mari  ne  voulait  pas  faire  ça.  Il 
n'admet  pas  que  personne  se  mêle  de  nos  affaires  intimes; 
mais  il  ne  consentira  pas  à  faire  des  mensonges  à  lord  William 
et  à  Mr  Edward,  s'ils  ne  veulent  pas,...  ils  ne  le  feront  pas... 

Elle  se  raidit,  se  mit  debout,  fit  bouffer  ses  cheveux,  re- 
dressa son  chapeau,  puis  elle  s'arrêta  tout  à  coup,  et,  saisissant 
la  main  de  la  jeune  fille,  elle  reprit  : 

—  Miss  Goryston  !...  Vous  allez  vous  marier  avec  Mr  New- 
bury... parce  que  vous  l'aimez.  Si  je  perds  John,...  personne  ne 
me  dira  jamais  plus  une  bonne  parole...  ne  me  jettera  un  regard 
de  pitié.  Je  croyais  enfin  que  j'avais  trouvé...  un  peu  d'amour. 


i 


LA    FAMILLE    CORYSTOX.  277 

Mémo  les  pécheurs,  —  sa  voix  faiblit,  —  ont  droit  à  cette  joie, 
n'est-ce  pas  vrai?  Christ  ne  le  leur  a  pas  défendu. 

Son  attitude  pitoyable  eut  raison  de  Marcia,  dont  les  yeux  se 
remplirent  de  larmes,  quoique  son  tempérament  ne  fût  pas  aisé 
à  émouvoir.  A  ce  moment  même,  sa  pitié  était  mélangée  de 
répulsion  et  de  méfiance.  Mais  le  séjour  à  Hoddon  Grey  l'avait 
transformée  profondément;  elle  était  devenue  un  être  plus 
sensible  et  plus  réfléchi. 

le  ferai   ce  que  je  pourrai,  dit-elle    lentement.   Je    vous 

promets  de  parler  h  Mr  Newbury. 

Mrs  Betts  se  prodigua  en  remorcîmens,  qui  agacèrent 
Marcia.  Elle  fut  contente  d'en  voir  la  fin.  Afin  de  cacher  aux 
domestiques  les  larmes  et  l'a.spect  échevelé  de  la  visiteuse, 
Marcia  prit  avec  elle  un  escalier  dérobé  et  la  guida  dans  les 
allées  du  jardin.  En  revenant,  la  jeune  fille  ouvrit  la  barrière  du 
bois  sous  un  buisson  d'églantines  en  fleurs.  Et,  suivant  un  sen- 
tier moussu,  elle  fut  bientôt  hors  de  vue,  loin  du  bruit  de  la 
maison. 

Une  étrange  confusion  régnait  dans  ses  pensées.  Elle  voyait 
sans  cesse  la  petite  figure  baignée  de  larmes,  la  robe  sale  et 
fanée,  les  cheveux  trop  frisés.  Le  récit  qu'elle  venait  d'entendre 
lui  revenait  comme  une  obsession,  avec  cette  pensée  qui  domi- 
nait toutes  les  autres  en  elle  : 

—  Pourrai-je  convaincre  Edward?  Que  me  dira-t-il? 

Dans  le  calme  des  bois,  tous  les  incidens  du  dimanche 
qu'ils  avaient  passé  ensemble  lui  revinrent  à  l'esprit,  et  elle 
s'arrêta,  oppressée  et  effrayée  du  changement  survenu  dans  sa 
vie.  Etait-ce  bien  elle,  Marcia  Coryston,  qui  avait  été  entraînée 
dans  celte  atmosphère  de  religion,  satisfaite  et  intolérante?... 
entraînée  par  une  main  si  douce  et  si  ferme?...  Elle  avait  été 
traitée  avec  tendresse  par  tous,  même  par  cet  austère  et  dévot 
lord  William.  Et,  cependant,...  comment  se  faisait-il  qu'elle  eût 
l'impression  très  nette  que,  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
elle  avait  «  subi  une  direction...  »  été  disciplinée...  enrôlée 
par  ceux  qui  mieux  qu'elle  savaient  ce  qu'elle  devait  faire  et  où 
elle  devait  aller?  Sauf  par  sa  mère,  jusque-là,  elle  avait  été 
accoutumée  à  voir  ses  désirs,  ses  opinions,  ses  préjugés  copiés 
et  suivis  avec  déférence  ;  elle  se  connaissait  naturellement 
volontaire,  vaniteuse,  impatiente  d'imposer  et  de  suivre  ses 
idées. 


278  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais,  à  Hoddon  Grey,  même  dans  les  plus  intimes  et  les 
plus  beaux  momens  des  scènes  de  son  premier  amour  entre  elle 
et  Newbury,  elle  avait  pénétré  dans  un  monde  où  rien  n'était 
laissé  à  son  libre  jugement,  où  ce  qu'elle  pensait  comptait  peu, 
puisqu'on  était  assuré  que  par  la  suite  elle  serait  amenée  à 
penser  à  l'unisson  d'Hoddon  Grey;  elle  allait  devenir,  en 
vérité,  la  captive  la  plus  récente  et  la  plus  aimée  du  système  et 
des  croyancee  de  Hoddon  Grey. 

Et  elle  avait  déjà  ressenti  l'exquise  joie  de  l'abnégation. 
Chaque  heure  lui  avait  révélé  quelque  chose  du  noble  et  sin- 
gulier caractère  de  New^bury.  Les  livres  et  les  occupations  de 
sa  vie  de  famille,  sa  correspondance  avec  ses  camarades 
d'Oxford,  une  lettre  surtout,  —  de  son  plus  cher  et  meilleur 
ami,  arrivée  le  matin  même  et  le  félicitant  de  ses  fiançailles  : 
—  tout  ceci  l'avait  fait  entrer  dans  une  voie  nouvelle,  sous  un 
ciel  nouveau.  Mais  elle  se  rendait  compte  de  la  nature  complexe 
de  son  fiancé.  Comment  allier  cette  joyeuse  exubérance  allant 
parfois  jusqu'à  des  gaités  d'enfant,...  à  cette  sévérité  mystique?  m 
Comment  son  amour  de  l'art  et  de  la  littérature  pouvait-il 
s'unir  à  cette  ardeur  à  imposer  l'autorité  et  les  lois  de  l'Eglise 
sur  les  consciences,  sans  aucune  concession  à  aucun  moder- 
nisme, capable  d'entacher  la  foi  et  les  pratiques  de  la  Hante 
Eglise  anglaise  ?  Et  ces  questions  la  laissaient  toujours  dans 
l'effroi,  demi-convaincue,  demi-hostile.  Elle  était  aimée,  elle  le 
savait;  elle  était  comme  enveloppée,  exaltée,  par  l'adoration 
dont  elle  était  l'objet.  Comment  avait-elle  pu  inspirer  et  mériter 
un  pareil  amour? 

Pourtant,  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  revenir  à  cette  certi- 
tude que,  dans  l'àme  de  Newbury,  ce  n'était  pas  elle,  ni  aucune 
affection  humaine  qui  dominait, mais  l'extase  mystique,...  cette 
extase  que  jamais  elle  ne  pourrait  partager...  Elle  aurait  tout 
d'abord  pleuré  de  se  sentir  inférieure  à  lui...  puis  elle  se  sentit 
dévorée  de  jalousie. 

Jalouse  !...  elle  l'était  comme  les  femmes  l'ont  toujours  été, 
de  la  foi,  de  l'art,  de  l'amitié,  qui  peuvent  ébranler  leur 
pouvoir...  balancer  jusqu'à  l'amour  qu'elles  inspirent.  Et  la  ten- 
tation de  Psyché,  —  l'éternelle  tentation  d'user  de  ce  pouvoir 
de  mettre  à  l'épreuve  celui  à  qui  elle  devait  être  enchaînée, 
avant  que  ses  chaînes  fussent  à  jamais  rivées, —  s'empara  d'elle. 
Elle  avait  été  sincèrement  émue  par  l'histoire  de  Mrs  Betts.  Elle 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  279 

jugeait  dur  et  odieux,  dans  l'ivresse  de  son  premier  amour,  que 
deux  êtres  humains  qui  s'aimaient  dussent  se  séparer,  non  pas 
pour  obéir  à  la  loi,  mais  seulement  pour  répondre  à  un  scru- 
pule (!(!  l'K^lise.  Elle  se  persuada  qu'Edward  accepterait  et 
ferait  accepter  à  son  père  le  compromis  proposé  par  lietts  et  sa 
femme.  Celle-ci  éloignée  des  domaines,  le  scandale  n'existait 
plus.  Dans  le  cours  de  ses  pensées,  les  argumens  se  pressaient 
en  foule.  Mais  ce  n'était  pas  tant  la  sympathie  qui  la  poussait 
qu'une  sorte  de  curiosité  inquiète  de  savoir  ce  qui  en  advien- 
drait... Elle  se  voyait  plaidant  auprès  d'Edward,  brisant  sa  résis- 
tance, gagnant  sa  cause,  et  alors,  au  lieu  de  s'enorgueillir  de 
son  triomphe,  se  jetant  tout  en  larmes  dans  ses  bras  pour  lui 
demander  pardon  d'avoir  osé  le  combattre. 

En  sortant  du  bois,  elle  fut  éblouie  par  l'éclat  du  soleil,  qui 
illuminait  de  ses  rayons  le  lac  et  ses  cygnes,  ses  îles  bordées 
de  pierre,  la  grande  allée  avec  ses  statues  de  dieux  et  de 
déesses  que  quelque  élève  de  Bernin  avait  fabriquées  à  Rome  pour 
un  Coryston  du  xviii*  siècle,  et  la  façade  corinthienne  et  pré- 
tentieuse, avec  ses  colonnes  et  ses  portiques  qui  s'étendaient 
interminablement.  Elle  détestait  cette  nature  artificielle,  mais, 
ce  jour-là,  tout  lui  parut  beau,  délicieux...  comme  ses  rêves 
d'amour  et  de  bonheur... 

Par  les  fenêtres  ouvertes,  elle  aperçut  plusieurs  personnes 
causant  dans  le  boudoir  de  sa  mère;  sir  Wilfrid,  Arthur  et 
Coryston.  A  la  vue  d'Arthur,  elle  s'assombrit  soudain,  et  le 
cours  de  ses  pensées  changea.  Car,  si  Newbury  régnait  en 
maître  dans  son  esprit,  sa  mère  y  tenait  encore  une  grande 
place.  Et  elle,  Marcia...  devait  veiller  et  protéger  sa  mère!... 
au  cas  où  sa  protection  serait  nécessaire,  si  Coryston  et  sir 
VN'ilfrid  n'avaient  pas  réussi  à  remettre  ce.  fou  dans  son  bon 
sens.  -Mais  on  aurait  maintenant  avec  Edward  un  nouvel  appui 
et  un  conseiller.  Que  Coryston  osât  l'attaquer,  elle  saurait  le 
défendre. 

Elle  se  mit  à  courir. 

Au  même  moment,  par  la  porte  de  la  Bibliothèque  ouvrant 
sur  le  jardin,  Lester  .s'avançait,  quelques  livres  sous  le  bras. 
Elle  le  reconnut  et  .se  .sentit  partagée  entre  un  sentiment  de 
réserve  et  une  délicieuse  fierté.  Elle  ralentit  sa  course,  ils  se 
rejoignirent.  Sous  la  grande  colonnade  qui  ornait  la  façade  de 
la  maison.  Lester  vint  à  elle,  et  lui  dit  en  souriant  : 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  viens  d'apprendre  la  bonne  nouvelle,  je  vous  présente 
mes  félicitations. 

Lester  pensa  que  le  bonheur  l'avait  transformée  et  encore 
embellie  ;  tout  ce  qui  semblait  défectueux  dans  son  visage  dis- 
paraissait, et  jamais  son  éclat  de  brune  n'avait  été  aussi  attirant. 
Elle  lui  tendit  la  main  et  répondit  gaiement  : 

—  Oui,  je  suis  très  heureuse.  Il  me  guidera  du  bon  côté.  Du 
moins,  il  l'essayera. 

—  Tout  le  monde  parait  enchanté,  reprit  Lester,  en  marchant 
près  d'elle,  et  ne  trouvant  rien  à  dire. 

—  Excepté  Coryston,  repartit  Marcia  tranquillement.  Nous 
allons  nous  disputer. 

—  Bah!  tenez  ferme,  dit-il  en  riant...  Il  aboie  plus  fort  qu'il 
ne  mord... 

De  violens  éclats  de  voix  l'interrompirent.  Ils  s'arrêtèrent 
brusquement  et  reconnurent  celles  de  lady  Coryston  et  d'Arthur. 

—  Il  faut  que  j'y  aille!  s'écria  Marcia,  toute  pâle  d'inquié- 
tude... Oh!  merci,  merci  beaucoup...  Au  revoir! 

Et  elle  entra  en  courant  dans  la  maison.  Lester,  resté  seul, 
la  suivit  des  yeux  quelques  instans,  songeur,  mais,  rappelé  à 
la  réalité  par  le  tumulte  des  voix,  discrètement  il  s'éloigna. 

X 

Le  bruit  était  étourdissant  dans  le  salon.  James  n'y  prenait 
pas  part;  il  surveillait  de  loin  une  violente  discussion  entre 
sa  mère  et  Arthur,  sans  s'occuper  de  la  conversation  de  sir 
Wilfrid  Buryavec  Cory.ston.  Lorsque  Marcia  entra,  elle  entendit 
Arthur  dire  h  lady  Coryston  : 

--  Votre  attitude,  mère,  est  absolument  déraisonnable,  et  je 
ne  me  laisserai  pas  mener  de  cette  façon  ! 

La  jeune  fille  s'arrêta,  interdite  du  ton  et  de  l'attitude  de 
son  plus  jeune  frère.  Ce  brutal,  à  la  voix  rauque,  était-ce  bien 
Arthur,  le  fils  doux,  bien  stylé,  et  si  docile  ?  Mais  qu'avaient- 
ils  donc  tous? 

Lady  Coryston  éclatait  : 

—  Je  vous  le  répète,  Arthur...  Vous  me  proposez  un  marché 
qui  n'est  pas  un  marché  ! 

—  Un  marché  sans  marchandise,  interrompit  Coryston,  qui 
avait  terminé  sa  discussion  avec  sir  Wilfrid. 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  '"  281 

Ladv  Coryston  ne  prit  pas  garde  à  la  remarque,  et  continua, 
s'adressant  à  son  plus  jeune  fils  : 

—  Ce  que  Coryston  peut  faire  maintenant,...  après  tout  ce 
qui  s'est  passé,  n'a  plus  aucune  importance  pour  moi.  La  pre- 
mière annonce  du  meeting  de  Martover  m'a  surprise  pénible- 
ment,... j'en  conviens.  Mais,  depuis  lors,  il  en  a  tant  fait...  il 
m'a  blessée  si  souvent;  à  maintes  reprises,  il  a  publiquement  et 
scandaleusement  outragé  les  sentimens  de  famille  et  de  décence 
politique...  à  tel  point  que... 

—  Mais  je  ne  l'ai  pas  fait...  mais  je  n'ai  rien  fait  de  sem- 
blable, dit  doucement  Coryston,...  si  nous  sommes  dans  un 
pays  de  liberté. 

Ladv  Coryston  le  foudroya  d'un  regard  majestueux  et  pré- 
cisa : 

—  Je  ne  m'occupe  plus  de  lui.  Il  a  fait  ce  qu'il  pouvait  faire 
de  pire.  Je  ne  pourrais  subir  de  plus  sanglant  affront  que  celui 
qu'il  m'iiitlige. 

(Coryston  se  contentait  de  protester  par  signes.  Puis  il  se  mit 
à  mouiller  uncrayon,  sans  prêter  attention  au  restedu  discours. 

—  Mais  vous!  Arthur  1  —  et  sa  mère  poursuivit  avec  une 
colère  croissante,  —  vous  avez  encore  une  réputation  à  perdre 
ou  à  gagner.  Je  n'attache  aucune  importance  à  ce  que  Coryston 
préside  ou  non...  Il  ne  fait  que  tirer  les  marrons  du  feu  pour 
(ilenw illiam...  Mais  vous,  si  vous  ne  répondez  pas  au  meeting 
de  Martover,  vous  alfaiblirez  votre  position  dans  la  circonscrip- 
tion,... vous  découragerez  vos  partisans,...  vous  agirez  en 
lâche...  et  vous  vous  déshonorerez  en  abandonnant  votre  mère 
ilans  la  lutte,...  quoique  ce  dernier  point,  je  le  vois,  ne  vous 
louche  guère! 

James  et  sir  Wilfrid,  inquiets  de  cette  violence,  s'appro- 
chèrent. Sir  Wilfrid  prit  alïectueusement  le  bras  de  Marcia,  qui 
restait  comme  pétrifiée  : 

—  Nous  n'avons  pu  convaincre  votre  mère,  ma  chère  enfant; 
vous  y  réussirez  peut-être? 

—  N  ous  ne  devriez  pas  insister  pour  qu'Arthur  aille  à  ce 
meetiwj.  S'il  ne  le  veut  pas,  mère,  laissez-le  faire  !  C'est  si 
facile  de  l'ajourner!  dit  vivement  Marcia. 

Lady  Coryston  la  prit  à  partie  : 

—  Tout  est  facile  à  vos  yeux,  sans  doute,  Marcia,  sauf  de  faire 
son  devoir  et  de  compter  avec  moi!  Tout  le  monde  sait  parfai- 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tement  que  j'ai   toujours  tout  arrangé  au  mieux  pour  Arthur. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison,  mère,  pour  que  vous  continuitiz, 
dit  résolument  Arthur,  en  affrontant  sa  mère,...  Vous  devrez 
désormais  me  laisser  diriger  ma  vie  et  mes  affaires  comme  je 
l'entends. 

Lady  Coryston  changea  de  visage.  Elle  s'assit  dans  un  grand 
fauteuil,  près  de  la  fenêtre,  en  pleine  lumière.  Elle  portait  une 
robe  de  velours  noir  à  taille  longue  avec  une  sorte  de  fraise 
très  raide  autour  du  cou,  et  sa  ressemblance  avec  la  reine  Elisa- 
beth, dont  James  avait  toujours  été  frappé,  était  étonnante.  Il 
n'eût  pas  été  surpris  de  la  voir  se  lever  et  prononcer  ces  fameux 
mots  de  la  Reine  à  Cecil  :  «  Petit  homme,  petit  homme,  votre 
père  n'aurait  pas  osé  me  dire  :  Vous  devez.  » 

Mais,  au  lieu  de  cela,  furieuse  et  méprisante,  elle  dit  : 

—  Vous  avez  été  heureux  de  trouver  mon  aide,  Arthur; 
vous  étiez  incapable  de  rien  faire  sans  moi.  Je  ne  me  fais  du 
reste  aucune  illusion,  sur  vos  capacités  parlementaires...  si  vous 
êtes  livré  à  vos  seules  forces!... 

—  Oh  !  mère...  s'écrièrent  ensemble  James  et  Marcia. 
Coryston  haussa  les  épaules.  Arthur  s'avança,  rouge  de  colère 

en  repoussant  sir  Wilfrid,  qui  cherchait  à  le  retenir. 

—  Vous  aimez  la  cruauté,  mère.  Mais  nous  l'avons  subie  assez 
longtemps.  Mon  père  l'a  endurée  suffisamment  aussi.  Je  ne  pense 
pas  comme  vous  au  sujet  de  Glenwilliam.  Je  le  connais,...  et  je 
connais  aussi  sa  fille... 

Et  il  insista  avec  énergie  sur  ces  derniers  mots.  Tous  ceux 
qui  assistaient  au  débat  eurent  une  chaude  alarme...  Marcia 
était  terrifiée,  sir  Wilfrid  prit  le  bras  d'Arthur,  qui  se  dégagea 
violemment. 

La  même  fureur  agitait  lady  Coryston,  qui  repartit,  cinglant 
les  mots  : 

—  Une  intrigante,...  une  intrigante  sans  scrupules...  comme 
son  père  ! 

De  rouge,  Arthur  devint  d'une  pâleur  livide. 

—  Calme-toi,  mon  vieux!  dit  Coryston,  en  s'approchant  de 
lui  avec  Marcia  et  James.  Mais  Arthur  les  écarta  tous. 

—  Mère  et  moi,  nous  allons  régler  cette  affaire,  déclara-t-il. 
Et,  se  croisant  les  bras  et  la  regardant  fixement,  il  ajouta  :  Je 
vous  engage  à  mesurer  vos  paroles,  mère.  J'aime  la  jeune  fille 
que  vous  venez  de  traiter  si  injustement.  Je  veux  l'épouser,  et 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  283 

je  lais  de  mon  mieux  pour  la  décider  à  m'épouser.  Maintenant , 
vous  comprendrez  peut-être  pourquoi  je  ne  me  soucie  pas 
d'attaquer  son  père  en  ces  circonstances  particulières  ! 

—  Arthur  ! 

Et  Marcia  s'elîorçait  d'emmener  son  frère. 

Gorvston,  sou<'ieux,  observait  sa  mère  avec  une  sollicitude 
inquiète. 

Il  y  eut  quelques  instans  de  silence  pénible.  11  ne  serait  pas 
e.xact,  pour  expliquer  le  changement  d'attitude  de  lady  Coryston, 
de  dire  qu'elle  devint  pâle.  L'altération  de  ses  traits  était  due, 
non  pas  à  une  défaillance,  mais  à  l'effort  qu'elle  faisait  pour 
concentrer  toutes  ses  forces  pour  le  combat.  Elle  sourit  dédai- 
gneusement et  passa  légèrement  son  mouchoir  sur  ses  lèvres, 
afin  qu'on  ne  vit  pas  qu'elles  tremblaient,  supposa  Marcia,  et 
elle  dit  : 

—  Je  vous  sais  gré  de  votre  franchise,  Arthur.  Il  serait  dif- 
ficile de  croire  que  vous  vous  attendiez  à  ce  que  je  vous  souhaite 
le  succès  dans  cette  histoire  d'amour,...  ou  que  j'appuie  votre 
demande.  iMais  votre  confession,  —  votre  étonnante  confession, 
—  explique  quelque  peu  votre  étrange  conduite.  Pour  le  mo- 
ment... pour  le  moment,  —  répéta-t-elle  lentement,  — je  n'exige 
pas  que  vous  preniez  la  parole  au  meeting  annoncé,  ^qu'il  est 
impo-ssible  d'ajourner.  Et  quant  à  l'autre  sujet,  beaucoup  plus 
grave,  dont  nous  nous  sommes  entretenus,  nous  en  discuterons 
plus  tard  entre  nous.  J'ai  besoin  d'y  réfléchir. 

Elle  se  leva  pour  sortir.  James  fit  mine  de  l'accompagner. 
Elle  en  parut  contrariée  : 

—  Pas  maintenant,  James,  pas  maintenant.  J'ai  quelques 
lettres  urgentes  à  écrire,  à  propos  de  ce  meeting. 

Et,  sans  regarder  personne,  ni  écouter  sir  Wilfrid,  elle  tra- 
versa fièrement  le  salon  et  disparut. 

Arthur  arpentait  la  pièce  à  grands  pas.  Coryston,  couché 
sur  un  sofa,  iixait  le  plafond.  Marcia,  James  et  sir  Wilfrid  liury, 
gênés,  se  regardaient  dans  une  commune  détresse. 

Sir  Wilfrid  rompit  le  silence  : 

—  Voyons,  Arthur,  devons-nous  prendre  au  sérieux  la 
déolaration  que  vous  venez  de  faire  ? 

—  Ai-je  l'air  de  plaisanter?  répondit  l'interpellé. 

—  Plût  au  ciel  1  Ce  serait  un  soulagement  pour  nous,  pro- 
nonça sir  Wilfrid  sèchement. 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Heureusement,  mère  n'en  croit  pas  un  mot,  ajouta 
Coryston  sans  cesser  de  contempler  les  de'corations  du  plafond 
dues  au  pinceau  d'Adam. 

Arthur  s'arrêta  de  nouveau  : 

—  Que  veux-tu  dire? 

—  Rien  d'offensant  !  Elle  est  persuadée  que  tu  dis  ce  que  tu 
penses,  mais  la  chose  lui  semble  trop  grotesque  pour  qu'elle 
s'en  préoccupe  sérieusement. 

—  Là-dessus,  elle  n'a  pas  tort,...  dit  Arthur  tristement,  en 
reprenant  sa  marche. 

—  Qu'elle  ait  tort  ou  raison,  mon  garçon,  elle  aura  soin 
d'y  mettre  bon  ordre,  —  murmura  Coryston  entre  ses  dents. 
Et  ses  regards  tombèrent  sur  James,  qui,  près  d'une  fenêtre, 
le  dos  tourné,  s'absorbait  dans  la  contemplation  du  jardin. 
L'immobilité  de  ce  dos  lui  déplut,  il  chiffonna  une  lettre  qu'il 
tenait  dans  sa  main,  visa,  et  l'envoya  droit  au  but.  James  sur- 
sauta. 

—  Tu  sais,...  James,  il  ne  s'agit  ni  de  Hegel,  ni  de  Lotze, 
ni  de  Bergson  ;...  c'est  de  la  vie.  Ne  nous  feras-tu  pas  part  de  tes 
réflexions? 

—  Je  suis  très  chagrin,  pour  vous  tous,  de  ce  qui  arrive,  dit 
James  tranquillement,  mais  surtout  pour  mère. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  qu'elle  est  âgée.  Nous,  nous  avons  l'avenir;  elle 
ne  l'a  pas. 

Marcia  regarda  son  frère  avec  reconnaissance.  Sir  Wilfrid 
fit  un  signe  d'approbation. 

—  Huml...  On  n'en  sait  rien...  pourtant  c'est  assez  pro- 
bable. Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  traiter  avec  tendresse 
la  vieille  génération.  Par  le  fait,  —  la  famille  et  la  compagnie 
présente  exceptées,  —  nous  sommes  ruinés,  ruinés  de  fond  en 
comble  par  ceux  qui  nous  ont  précédés.  Hs  nous  barrent  le 
chemin,  partout...  Qu'ils  prennent  leur  retraite,  et  ;ïo^/^  cèdent 
la  place  !  Nous  sommes  plus  instruits,  mieux  informés  qu'eux 
Ils  ne  savent  opposer  à  nos  argumens  que  le  poids  de  leurs 
années.  Le  monde  ne  peut  pas  marcher  ainsi.  Il  y  a  quelque 
chose  à  faire.  Nous  sommes  écrasés  par  nos  aînés. 

—  Oui,  il  en  est  ainsi  pour  ceux  qui  ne  connaissent  ni 
respect,  ni  tendresse,  ni  pitié,  s'écria  Marcia  d'un  accent  si 
convaincu  que  ses  trois  frères  en  furent  stupéfaits.  Aucun  d'eux 


à 


LA    FAMILLE    CORYSÏON.  265 

n'avait    coutume   d'attacher   la   moindre    valeur    à    ce    qu'elle 
pensait. 

(loryston  rougit  : 

—  Je  suis  de  force  à  supporter  le  coup  (1),  dit-il,  non  sans 
bravade.  Vous  ne  pouvez  me  comprendre,  ma  chère  !  Je  ne  veux 
l'aire  aucun  mal  aux  anciens  !  Mais  il  est  temps  qu'ils  gardent  le 
coin  du  feu  et  nous  rendent  nos  droits.  Vous  trouvez  que 
c'est...  un  manque  de  respect,...  de  l'ingratitude?  Grands  dieux! 
Est-ce  par  amour  que  nous  luttons  avec  nos  contemporains? 
Ceux  que  nous  aimons  sont  ceux  qui  nous  aident  à  supporter  la 
vie,  qui  nous  réconfortent  et  pansent  nos  blessures.  Au  lieu 
d'une  femme,  discutant  et  guerroyant  sans  trêve,  si  j'avais 
trouvé  ici  une  mère  qui  n'aurait  eu  pour  armes  de  combat  que 
les  aiguilles  de  son  tricot,  qui  se  serait  donné  le  temps  de 
sourire,...  de  penser,...  d'être  charmante,...  j'aurais  été  à  ses 
genoux,  son  esclave  et  son  adorateur.  Les  anciennes  générations 
ont  parcouru  leur  cycle...  Elles  nous  ont  assez  longtemps  imposé 
leurs  opinions,.,  voilà  trente  ans  que  cela  dure!  A  nous  d'être 
les  danseurs,  maintenant.  A  eux  de  faire  tapisserie.  Ils  sont  hors 
de  jeu  r 

—  Avez-vous  la  prétention,  Corry,  d'avoir  jamais  <(    joué  » 
avec  votre  mère?  dit  sir  Wilfrid  vivement. 

Coryston  le  regarda  d'une  manière  étrange  de  fort  bonne 
humeur. 

—  J'avoue  qu'on  pourrait  discuter  jusqu'au  Jugement  der- 
nier pour  savoir  lequel  de  nous  a  dit  le  premier  :  «  Je  ne  joue 
plus;  »  mais  le  fait  est  là.  C'est  notre  tour.  Et  vous,  les  aînés, 
vous  ne  voulez  pas  en  convenir.  IVIaintenant,  mère  essaie  de 
tyranniser  Arthur...  après  avoir  tout  gâché  avec  moi.  Qu'est-ce 
que  cela  signifie?  C'est  «oî/s  qui  avons  la  jeunesse,...  «o?/5  qui 
avons  le  pouvoir,...  nous  qui  savons  plus  que  nos  aînés,  sim- 
plement parce  que  nous  .sommes  nés  trente  ans  plus  tard!  Que 
les  vieux  abdiquent!  Nous  leur  rembourrerons  leurs  fauteuils, 
nous  leur  ferons  la  vie  douce,  et,  quand  ils  sortiront  de  la 
vie,  nous  leur  jouerons  des  marches  funèbres.  Mais  ils  veulent 
combattre;...  et  ils  ne  sont  pas  de  force  ! 

Et,  les  mains  sur  les  hanches,  Coryston  s'arrêta,  les  fixant 
d'un  regard  étincelanl.j 

,1)  Let  tlie  Qalled,  jade  wince,  our  witUers  are  umrruHg  :  «  Que  la  i'osse  écotxhée 
!((('.  nos  fjarrots  sont  sains.  »  H.vmlet,  acte  III.  scène  ii. 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quelles  sottises  tu  nous  dis!  s'écria  Arthur,  dédaigneux. 
Qu'est-ce  que  tu  veux  que  ça  nous  fasse  ? 

—  C'est  trop  avancé  pour  un  homme  de  paix  comme  moi, 
dit  en  souriant  le  vieil  ami  aux  cheveux  blancs  ;  la  lutte  entre 
deux  générations  prend  toutes  les  formes  ;  mais  la  situation  est 
trop  poignante  pour  philosopher.  Arthur,  êtes-vous  capable 
d'écouter  les  conseils  d'un  ami? 

—  Oui,...  dit  Arthur  de  mauvaise  grâce,...  si  je  n'étais  pas 
tellement  sûr  de  ce  qu'ils  vont  être. 

—  Ne  soyez  pas  si  sûr,...  et  venez  faire, avec  moi,  un  tour 
dans  l'allée  des  tilleuls  avant  le  déjeuner. 

Tous  deux  Sf'éloignèrent.  James  les  suivit.  Marcia,  très 
inquiète,  allait  rejoindre  sa  mère  lorsque  Goryston  l'arrêta. 

—  Voyons,  Marcia.  Oui  ou  non,  es-tu  fiancée  à  Newbury? 
Elle  lui  fît  face  fièrement  : 

—  Oui  ! 

—  Je  ne  t'en  félicite  pas,  reprit-il  violemment.  J'ai  beau- 
coup de  choses  à  te  dire.  Veux-tu  m'écouter  ? 

—  Gomme  il  te  plaira  !  répondit  Marcia,  indifférente. 
Goryston  s'assit  sur    le    bord   d'une  table,  la    dominant  du 

regard,  les  mains  enfoncées  dans  ses  poches. 

—  Qu'est-ce  que  tu  sais  de  l'aiïaire  des  Betts  ?  questionna-t-il 
à  brûle-pourpoint. 

—  Beaucoup  de  choses,  puisque  tu  m'as  envoyé  Mrs  Betts  ce 
matin. 

—  Ah!  vraiment,  elle  est  venue?...  Eh  bien!  trouves-tu 
quelque  justice,  quelque  sentiment  chrétien  à  forcer  cette 
femme  à  quitter  son  mari...  la  livrant  de  nouveau  aux  loups,... 
alors  qu'elle  venait  de  trouver  un  refuge  ? 

—  Pour  Edward,  Mr  Betts  n'est  pas  son  mari,  dit  Marcia 
défiante.  Tu  parais  oublier  ce  détail. 

—  «  Pour  Edward!  »  répéta  Goryston  impatienté.  Mais,  ma 
chère,  qu'a-t-il  à  voir  là  dedans?  Il  ne  fait  pas  la  loi  en  ce  pays. 
Qu'il  suive  les  préceptes  qui  lui  plaisent  pour  lui-même  ;  mais 
bouleverser  la  vie  d'autrui,  au  nom  de  principes  particuliers 
auxquels  les  autres  n'ajoutent  pas  foi,  c'est  vraiment  trop 
fort!...  à  notre  époque!  Tu  peux  t'y  opposer,  Marcia!...  et  tu 
le  dois. 

—  De  quel  côté  est  le  tyran,  maintenant?  dit  Marcia.  Ghacun 
n'a-t-il  pas  le  droit,  comme  toi,  de  vivre  selon  ses  idées? 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  287 

—  Oui,  aussi  longtemps  qu'il  ne  nuit  pas  aux  autres.  Et, 
même,  je  ne  suis  pas  assez  anarchiste  en  cela. 

—  Eh  hien!...  poursuivit  Marcia  froidement...  Les  Newhury 
causent  ce  désagrément  à  JMr  et  Mrs  Betls,  parce  qu'ils  désap- 
prouvent leur  conduite.  Et,  toi-même,  que  fais-tu  avec  maman  ? 

Et  elle  lui  jeta  un  regard  triomphant. 

—  Sornettes  et  bêtises!  s'écria  violemment  Coryston.  C'est 
la  })lus  mauvaise  raison  que  j'aie  jamais  entendue.  Ne  com- 
prends-tu pas  la  diiïérence  entre  les  questions  essentielles  et  les 
questions  secondaires?  Entre  combattre  des  opinions,  et  miner 
une  existence...  entre  la  boxe,  —  si  rude  même  que  puisse  être 
l'assaut,  —  et  le  meurtre? 

A  son  tour,  il  la  regarda  fièrement. 

—  Oui  parle  de  meurtre!  dit-elle  d'un  ton  de  dédain. 

—  iMoi  !  Car  si  les  Newbury  séparent  ces  deux  êtres,  ils 
auront  le  meurtre  de  deux  âmes  sur  la  conscience.  Et,  puisque 
tu  as  causé  avec  cette  femme,  ce  matin,  tu  le  sais  aussi  bien  que 
moi. 

Marcia  faiblit  un  peu  : 

—  Ils  pourraient  encore  se  voir  en  amis. 

—  Oui...  sous  les  yeux  de  saintes  femmes  épiant  |leurs 
moindres  gestes.  C'est  ce  qu'on  leur  propose.  Je  sais.  On  n'a 
jamais  rien  imaginé  de  plus  inepte  et  de  plus  impitoyable  !... 

Et,  se  maîtrisant  avec  peine,  il  fit  quelques  tours  dans  la 
pièce  avant  de  reprendre  avec  calme  : 

—  L'aimes-tu  vraiment,  Marcia  ? 

Elle  ne  répondit  que  par  un  regard,  mais  un  regard  si 
expressif  que  Coryston  comprit  : 

—  Eh  bien  !  dit-il  lentement,  si  tu  l'aimes,  puisque  tu  es 
aimée,  obtiens  qu'il  soit  miséricordieux...  Eux  aussi  s'aiment:. 
Cette  femme  est  une  malheureuse  et  vulgaire  créature.  Elle 
n'était  qu'une  pauvre  actrice  sans  talent,  avant  que  son  premier 
mari  l'épousât.  Elle  n'est  encore  qu'une  pauvre  comédienne, 
même  lorsque  ses  sentimens  sont  le  plus  profonds,  tu  as  dû 
t'en  apercevoir.  On  peut  la  rendre  meilleure;  mais,  si  on  la 
sépare  de  cet  homme,  on  tue  tout  ce  qui  reste  de  bon  en  elle, 
on  détruit  toutes  ses  chances  de  relèvement.  Cet  homme  l'élevait 
jusqu'il  lui.  Peu  à  peu,  il  l'influençait  parce  qu'elle  l'aimait.  Ce 
rude  Betls,  ce  taciturne,  a  fait  une  fois  dans  sa  vie  cette  chose 
magnifique!... en  s'oubliant  entièrement  pour  autrui,...  oubliant 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  pour  la  sauver.  Et  vous,  chrétiens,  vous  le  récompensez  en 
lui  brisant  le  cœur,  en  lui  ôtantson  gagne-pain...  Grand  Dieu!... 
Je  voudrais  que  votre  Maitre  fût  là  pour  qu'il  vous  di.se  ce  qu'il 
en  pense  ! 

—  Tu  n'es  pas  seul  à  le  comprendre!  s'écria  Marcia,  trem- 
blante d'émotion.  C'est  en  son  nom  aussi  qu'Edward  et  son 
père  dirigent  leur  conduite.  Mais  tu  n'oses  pas  dire,  ni  même 
penser,  qu'ils  agissent  par  despotisme. 

Corvston  la  regarda  un  moment  en  silence: 

—  Laissons  cela,  dit-il  brièvement.  ïu  ne  peux  pas  dis- 
cuter sur  ce  sujet,  tu  n'en  sais  pas  assez...  Et  Newbury  et  moi 
n'avons  pas  une  seule  idée  commune.  Mais  je  t'avertis,  et  lui 
aussi,  qu'il  est  dangereux  de  jouer  avec  deux  vies  humaines 
pour  enjeu...  Ce  sont  des  gens  excités,  et  exaltés.  Je  ne  menace 
pas...  Je  vous  dis  seulement...  prenez  garde! 

—  <(  Jouer!  »  «  enjeu  !  »  —  quels  mots  peu  convenables 
lorsqu'il  s'agit  d'hommes  comme  Xewbury  et  son  père!  dit 
Marcia,  dédaigneuse.  Je  parlerai  à  Edward.  Je  l'ai  promis  à 
Mrs  Betts.  Mais  écoute,  Coryston,  ça  ne  te  va  pas  de  parler  de 
tyrannie;  pour  moi,  tu  es  le  plus  despote  de  tous  ! 

Coryston  hocha  la  tête. 

—  Quelle  bêtise!  Je  suis  acharné  comme  un  taon  contre 
tous  les  despotes. 

—  Un  tyran,  répétait  sa  sœur  avec  conviction...  Et  sans 
cœur,  par-dessus  le  marché!  Je  suis  fiancée...  depuis  hier,...  et 
tu  ne  m'as  pas  dit  un  mot  affectueux  ! 

Ses  lèvres  tremblaient.  Coryston  s'écarta  un  peu. 

—  Tu  te  jettes  à  corps  perdu  dans  la  réaction,  dit-il  entre 
ses  dents,...  tu  te  livres  au  pouvoir  de  ceux  qui  combattent  par- 
tout la  liberté,  aussi  bien  dans  les  individus  que  dans  l'Elat!  Et,    ^ 
par  malheur,  ajouta-t-il  en  riant,...  en  fait  de  mariage...  je  crois 
que  je  suis  en  train  de  faire  exactement  la  même  chose  que  toi. 

—  Corry!  Qu'est-ce  que  tu  veux  dire?  demanda  Marcia, 
étonnée  de  son  air  joyeux. 

—  Ah!  cela  t'intéresse?  Peut-être  le  saura.s-tu  quelque  jour, 
ajouta-t-ii  en  lui  lançant  un  regard  provocant.  Mais  où  donc  est 
mon  chapeau?  Et  il  chercha  cette  chose  innommable  qui  lui 
servait  de  couvre-chef. 

—  ...Allons!  au  revoir,  Marcia.  Si  tu  peux  débrouiller  l'af- 
faire avec  ton  jeune  homme,  je  suis  ton  serviteur  et  le  sien.  Je 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  289 

ramperai  même  devant  lord  William.   La  lettre  que   je  lui  ai 
écrite  était  un  peu  trop  carabinée,  j'en  conviens.  Sinon... 

—  Eh  bien! 

C'est  la  guerre!  fut  la  brève  réponse  du  frère  près  de  la 

porte. 

Puis  il  rentra  soudain,  ajoutant  : 

—  Aie  l'œil  sur  mère.  Du  côté  d'Arthur...  c'est  dangereux. 
Elle  n'a  pas  la  moindre  intention  de  le  laisser  épouser  cette  jeune 
fille.  Et,  Ih  aussi,  il  y  aura  une  mêlée  plus  sérieuse  qu'on  ne 
croit.  Tiens-moi  au  courant. 

—  Oui...  si  tu  promets...  d'aider  Arthur  et  maman  à  sortir 
de  là. 

Corvston  eut  un  geste  de  dénégation  et  sortit. 

* 

Lady  Coryslon  s'étant  débarrassée  de  toute  société  pour  plus 
de  tranquillité,  faisait  une  promenade  solitaire.  Elle  ne  voulait 
voir  ni  enfans,  ni  amis,  ni  domestiques,  personne,  avant  d'avoir 
décidé  ce  qu'elle  ferait.  Comme  chaque  fois  qu'un  danger  lui 
était  révélé,  elle  se  raidissait  en  une  extraordinaire  tension  ner- 
veuse. Elle  avait  changé  sa  pompeuse  robe  d'intérieur,  contre  un 
costume  court  de  tweed,  ses  cheveux  blancs  étaient  emprisonnés 
dans  une  sorte  de  capuchon  de  soie  noire,  qu'elle  portait  habi- 
tuellement dans  ses  courses  à  la  campagne;  elle  marchait  vite  et 
avait  encore  l'allure  étonnamment  jeune.  Jamais  elle  ne  s'était 
sentie  plus  alerte  ou  plus  vigoureuse.  Et  cependant,  elle  avait 
parfois  le  pres.sentiment  d'un  péril  qui  la  menaçait,  mais  elle  ne 
s'arrêtait  pas  à  l'analyse  de  ce  sentiment.  Elle  était  comme  le 
joueur  qui  a  été  heureux  trop  longtemps,  qui  prévoit  que  le 
prochain  coup  sera  sans  doute  cause  de  sa  ruine.  Mais  elle  ne 
s'attardait  pas  à  cette  impression.  Elle  n'en  poursuivait  pas 
moins  l'élaboration  graduelle  de  son  plan,  et  sa  résolution  n'en 
était  nullement  ébranlée. 

Elle  comprenait  maintenant  ce  qui,  depuis  deux  mois, 
l'avait  rendue  si  perplexe.  Arthur  s'était  déjà  abandonné 
entre  les  mains  de  la  tentatrice  avant  son  premier  discours 
au  Parlement.  Aussi,  depuis  lors,  n'avait-il  rien  fait  de  bon. 
Et.  au  moment  même  où  sa  mère  avait  infligé  aussi  publique- 
ment que  possible  un  affront  au  ministre,  —  qui,  à  ses  yeux, 
méritait  une  mise  en  accusation,  —  en  refusant,  malgré  les 
TOME  wu.  —  1013.  19 


290  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

usages,  qu'il  lui  donnât  le  bras  et  s'assît  auprès  d'elle  à  un  grand 
dîner  à  Londres,  Arthur  courtisait  la  fille  de  ce  criminel;  et  la 
jeune  fille,  sans  doute,  prévoyait  déjà  avec  joie  le  moment  d'un 
triomphe  personnel,  non  moins  public.  Lady  Goryston  se  rappe- 
lait les  grands  yeux  moqueurs,  qu'Enid  Glenwilliam  avait  fixés 
sur  elle,  quinze  jours  après  le  fameux  dîner,  lorsque,  avec  une 
persistance  qui  lui  sembla  toute  naturelle  et  aussi  avec  le  désir 
de  ménager  les  sentimens  de  la  jeune  fille,  elle  avait  refusé  la 
malencontreuse  proposition  d'une  autre  maladroite  maîtresse  de 
maison,  qui  voulait  lui  présenter  la  fille  de  Glenwilliam.  Et, 
pendant  tout  ce  temps-là...  tout  ce  temps-là,  cette  belle  et 
déplaisante  créature  tenait  la  vie  d'Arthur  et  son  avenir  dans  le 
creux  de  sa  main! 

Cela  ne  durerait  plus  longtemps  !  Lady  Goryston  était  per- 
suadée qu'elle  voyait  clair  dans  le  jeu  de  miss  Glenwilliam. 
Bien  des  gens  savaient  Goryston  déshérité,  et  l'on  pouvait  con- 
naître les  espérances  du  second  frère.  Les  Glenwilliam  étaient 
pauvres,  les  chances  de  succès  de  leur  parti  douteuses  ;  la  jeune 
fille  ambitieuse;  mettre  la  main  sur  les  domaines  de  Goryston  et 
la  position  qu'un  tel  -mariage  procurerait  à  la  fille  du  Check 
weigher  (1)  du  Yorkshire,  était  une  tentation  digne  d'être  réali- 
sée. Nul  doute,  avec  des  gens  comme  les  Glenwilliam,  que  la 
douceur  de  la  revanche  n'entrât  aussi  en  ligne  de  compte. 

Si  leur  plan  était  simple,  la  manière  de  le  faire  échouer  ne 
l'était  pas  moins.  Il  n'y  avait  plus  que  onze  jours  avant  le 
meeting  de  Martover.  Mais  elle  avait  appris,  de  Page,  qu'ensuite 
le  Ghancelier  et  sa  fille  devaient  rester,  du  samedi  au  lundi, 
chez  cet  odieux  docteur  Atherstone,  dans  son  cottage  de  la  col- 
line. Un  mot  qu'ils  trouveraient  à  leur  arrivée  leur  demanderait 
une  interview  qu'ils  ne  pourraient  refuser.  Il  n'y  avait  pas  de 
temps  à  perdre  ;  sans  quoi,  la  situation  politique  d'Arthur  serait 
complètement  et' irrémédiablement  perdue.  Le  moindre  soupçon 
des  assiduités  d'Arthur,  dans  l'état  d'efi^ervescence  politique  où 
l'on  se  trouvait  maintenant,  serait  suffisant  pour  lui  faire  perdre 
son  siège,  et  détruire  l'équilibre  des  voix  de  droite  fournies  par 
la  campagne  et  qui  neutralisaient  le  radicalisme  croissant  des 
petites  villes  de  la  circonscription. 

Elle  monta  jusqu'à  une  éminence  du  parc  où  l'on  avait  mis 

(1)  Contrôleur  des  poids. 


LA    FAMILLE    CORYSTON.  291 

un  banc  à  l'ombre  d'un  beau  chêne  pour  y  jouir  de  la  vue.  Les 
vertes  pelouses  se  perdaient  dans  l'immensité  de  l'horizon, 
avec,  ici  et  là,  dans  l'azur  du  ciel,  des  nuages  sombres,  signes 
précurseurs  de  l'orage.  Et  elle  regardait  ses  domaines,  où,  peu 
de  temps  auparavant,  ses  ordonnances,  —  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  — étaient  obéies  comme  celles  d'un  roi.  Maintenant,  toute 
confiance,  toute  sécurité  l'avaient  abandonnée.  Là,  du  côté  de 
la  colline, où  l'on  accédait  parce  sentier  blanc,  c'était  Knatchett... 
l'ancienne  ferme  où  Coryston  s'était  installé,  pareil  à  la  parcelle 
de  levain  qu'on  mêle  à  la  pâte,  à  peine  visible  au  commence- 
ment, et  qui  se  développe  et  grossit  jusqu'à  ce  que  «  la  pâte 
entière  entre  en  fermentation.  »  C'était  un  levain  de  lutte  et  de 
révolte,  et,  pour  combattre  le  fléau,  elle  n'avait  que  ses  seules 
forces  ! 

Soudain...  elle  se  sentit  défaillir.  Arthur,  son  préféré!  Il  lui 
avait  été  relativement  facile  de  lutter  contre  Coryston.  Quand 
n'avait-elle  pas  lutté  contre  lui?  Mais  Arthur!...  Et  elle  son- 
geait à  toutes  les  joies  qu'elle  lui  avait  dues...  en  préparant 
son  élection,  ses  discours,  guettant  ses  premiers  débuts  à  la 
Chambre  des  Communes.  Les  années  à  venir  et  la  vieillesse  qui 
s'approchait  lui  apparurent  tout  à  coup  sous  de  sombres  cou- 
leurs, et  quelques  larmes  coulèrent  de  ses  paupières.  Se  serait- 
elle  trompée?  Les  prédictions,  qu'il  lui  semblait  entendre  encore 
énoncées  par  la  voix  défaillante  de  son  mari!...  et  qu'elle 
avait  toujours  refusé  d'écouter,...  étaient-elles  à  la  veille  de  se 
réaliser?... 

Et,  dans  sa  solitude,  elle  souffrit  d'une  profonde  angoisse, 
tandis  que  la  lumière  du  soleil  couchant  dorait  les  broderies 
blanches  des  aubépines  qui  jonchaient  les  pelouses  et  le  cours 
sinueux  du  petit  ruisseau,  aux  flots  pressés,  qui  serpentait  si 
joyeusement  à  travers  le  parc. 

Mais  elle  ne  changea  rien  à  sa  résolution  de  voir  Enid 
Glen William  dans  la  quinzaine  suivante,  de  même  que  le  bon- 
heur d'Arthur  ne  vint  pas  un  instant  effleurer  sa  pensée. 

Mary  A.  Ward. 
(La  quatrième  partie  au  prochain  numéro.) 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ 


ET  LE  GÉNÉRAL  DE  LÀDMIRÂULT 


A    PROPOS  DES    ARTICLES    DE   M.   EMILE  OLLIVIER 


A  la  suite  du  dernier  article  de  M.  Emile  Ollivier  sur  les  batailles 
autour  de  Metz,  qui  a  paru  dans  notre  numéro  du  15  août,  nous  avons 
annoncé  que,  dès  le  premier  de  ces  articles,  le  colonel  de  La  Tour  du 
Pin  nous  avait  adressé  des  observations  relatives  au  rôle  militaire  du 
général  de  Ladmirault,  dont  il  était  l'aide  de  camp  en  1870.  D'accord 
avec  M.  de  La  Tour  du  Pin,  il  avait  été  convenu  que  ses  observations 
paraîtraient  seulement  lorsque  la  série  de  M.  Ollivier  serait  terminée 
et  nous  les  aidons  communiquées  à  ce  dernier,  qui  nous  avait  fait  part 
de  sa  ferme  intention  d'y  répondre.  Nous  aurions  voulu  reproduire  les 
deux  textes  en  même  temps,  afin  que  nos  lecteurs  fussent  mieux  à 
même,  en  les  comparant,  de  se  faire  une  opinion  personnelle  sur  les 
faits  allégués  de  part  et  d'autre.  La  mort  n'ayant  pas  permis  à  M.  Emile 
OlliA'ier  de  réaliser  son  projet,  nous  avons  le  regret  de  ne  pouvoir 
publier  aujourd'hui  que  le  témoignage  de  M.  de  La  Tour  du  Pin. 

A  l'histoire  des  batailles  sous  Metz,  sur  laquelle  on  a  tant 
écrit,  M.  Emile  Ollivier  croit  pouvoir  donner  un  nouveau  tour: 
il  n'en  laisse  pas  porter  les  responsabilités  uniquement  sur  la 
tête  du  commandant  en  chef,  le  maréchal  Bazaine  ;  il  prétend 
l'en  décharger  largement  sur  la  tête  de  ses  lieutenans,  et  notam- 
ment sur  celle  du  commandant  du  4''  corps  de  son  armée,  le 
général  de  Ladmirault. 

Après  avoir  donné  le  plan  adopté  par  Bazaine  pour  ramener 
l'armée,  dans  la  journée  du  13  août,  de  Metz  vers  la  Meuse, 
M.  Ollivier  ne  craint  pas  d'attribuer  son  inexécution  à  ce  que 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ.  293 

((  de  toutes  parts  vont  éclater  la  désobéissance,  la  négligence, 
ou  l'inintelligenco.  »  Puis,  dans  la  suite  du  récit,  nul  n'en  est 
montré  plus  coupable  que  le  général  de  Ladmirault;  cela, depuis 
u  l'incroyable  anarchie  dont  l'état-major  du  4^  corps  présentait 
le  spectacle  (1),  »  jusqu'au  u  motif  inouï  que  donne  son  oflicier 
d'ordonnance  de  la  négligence  de  son  chef  (2).  »  Cet  c  officier 
d'ordonnance  »  est  constamment  en  jeu,  parce  que  c'est  à  ses 
dépositions  au  procès  Bazaine  que  M.  Ollivier  emprunte  le  plus 
des  reproches  dont  il  charge  le  général.  Or,  à  une  autre  occasion, 
cet  «  officier  d'ordonnance  )>,  ou  plutôt  cet  aide  de  camp,  — 
c'était  moi,  —  a  précisément  reçu  de  son  chef  mission  de  parler 
pour  lui. 

Voici  mes  pouvoirs  : 

((  Mon  cher  La  Tour  du  Pin,  je  vous  serai  bien  reconnais- 
sant d'une  réplique  que  vous  pourriez  faire  à  l'ouvrage  du 
général  Jarras  sur  les  ^actions  qu'il  peut  attribuer  au  4®  corps  de 
l'armée  de  Metz...  Vous  avez  bien  connu  tous  ces  faits;  vous  y 
avez  pris  une  grande  part... 

((  Le  général  de  Ladmirault.    » 

14  juillet  1892. 

J'ai  été  sept  ans  aide  de  camp  du  général  de  Ladmirault, 
avant,  pendant  et  après  la  guerre,  dans  toutes  les  fortunes. 
C'est  là  ce  qui  caractérise  la  fonction,  que  M.  Ollivier  paraît 
ignorer  avoir  été  la  mienne,  comme  d'ailleurs  il  ne  tient  pas  un 
compte  suffisant  de  la  constitution  des  états-majors  de  l'époque. 
Les  états-majors  n'existaient  pas  en  temps  de  paix  et  devaient 
être  créés  de  toutes  pièces,  à  tous  les  degrés  de  l'organisation, 
pour  l'entrée  en  campagne.  Autrement,  les  officiers  généraux 
n'avaient  à  leur  disposition  que  des  officiers  d'ordonnance  déta- 
chés temporairement  de  la  troupe  et  des  aides  de  camp  recrutés 
dans  un  corps  spécial,  le  corps  d'état-major,  par  un  libre  choix 
réciproque.  C'était  entre  leur  chef  et  eux  une  sorte  d'association 
à  long  terme,  naissant  delà  confiance  et  reposant  sur  le  dévoue- 
ment. On  conçoit  qu'au  fort  de  l'action  le  général  se  servit 
plutôt,  pour  la  soutenir,  des  officiers  qui  étaient  ainsi  à  sa  main, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin,  p.  511. 
(2)  Voyez  la  Revue  du  15  juin,  p.  "ST. 


294  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  de  ceux  d'un  état-major  constitué  de  la  veille,  et  dont  la 
besogne  essentielle  était  d'ailleurs  distincte  et  toute  tracée. 

C'est  donc  en  la  qualité  susdite,  dans  laquelle  je  désire  être 
reconnu,  qae  je  vais  apporter  ici  quelques  témoignages.  Mieux 
que  des  définitions,  ils  feront  toucher  à  M.  OUivier  ce  qu'est  un 
aide  de  camp.  Je  les  classe  sous  les  chefs  d'accusation  qui  se 
dégagent  de  son  œuvre. 

I 

Le  général  de  Ladmirault  a-t-il  contrevenu  aux  ordres  du 
maréchal  Bazaine  en  prenant  part  le  14  août  à  la  bataille  de 
Borny?  —  Pouvait-il  faire  autrement?  —  Etait-il  en  présence 
d'une  disposition  qui  devait  le  lui  interdire  ou  l'en  dispenser? 

Voilà  les  points  qu'il  faut  élucider. 

Un  ordre  aussi  insolite  que  celui  de  ne  pas  se  défendre 
contre  une  attaque  ne  se  comprendrait  que  si  une  autre  troupe 
eût  été  chargée  de  couvrir  la  retraite  :  une  arrière-garde  en  po- 
sition, sous  la  protection  de  laquelle  les  chefs  des  autres  unités 
savent  qu'ils  peuvent  continuer  le  mouvement  en  retraite  sans 
être  inquiétés,  et  finalement,  en  la  circonstance,  jetés  à  la 
Moselle,  qu'ils  ont  à  franchir  sur  des  ponts  volans, — opération 
toujours  délicate. 

Si  cette  disposition  normale  n'a  pas  été  prise  et  notifiée  par 
le  commandant  en  chef,  ni  ordonnée  aux  chefs  des  diverses 
colonnes,  c'est  à  chacun  d'eux  d'y  pourvoir  par  ses  moyens  : 
non  pas  en  laissant  ce  soin  à  une  arrière-garde,  —  ce  serait 
contrevenir  à  l'ordre  de  mouvement  général,  —  mais  par  une 
contre-atlaque.  Celle-ci  peut  sans  doute  retarder  la  marche,  mais 
beaucoup  moins  que  ne  le  ferait  la  constitution  d'une  arrière- 
garde  qu'il  faudrait  attendre,  sa  mission  terminée.  C'est  aussi 
l'avis  du  maréchal  Bazaine  lorsqu'il  dit  :  »  L'ennemi  était  sur 
nos  baïonnettes  ;  je  ne  pouvais  pas  effectuer  un  passage  dans  de 
bonnes  conditions.  C'est  ce  qui  a  amené  la  bataille  de  Borny.  » 
(Procès  Bazaine,  p.  211.)  Ailleurs,  il  dit  aussi  :  «...  Oui,  mais 
que  serait-il  arrivé  si  j'avais  laissé  un  échelon  derrière  et  si  cet 
échelon  avait  été  attaqué?  J'aurais  été  obligé  de  revenir,  parce 
que  je  n'aurais  pas  pu  l'abandonner  à  lui-même.  »  (Procès 
Bazaine,  p.  164.) 


¥ 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ.      "  295 

Aussi  le  maréchal  Bazaine  ne  me  temoigna-l-il  pas  le  moindre 
mécontentement  de  ce  contretemps,  quand  au  lendemain  je 
lui  en  apportai  et  remis  le  rapport. 

Enfin  j'apporterai  ici  un  autre  témoignage  personnel  :  c'est 
que  la  retraite  du  corps  d'armée,  retardée  par  sa  participation 
à  la  rescousse  de  Borny,  le  fut  encore  davantage  par  la  négli- 
gence du  commandement  à  la  faire  reprendre  par  ce  corps 
aussitôt  la  fin  de  la  lutte.  11  s'écoula  en  etlet  trois  heures  entre 
ce  moment-là  et  celui  où  je  revins  de  reconnaissance  annoncer 
à  mon  chef  que  les  corps  voisins  avaient  repris  le  mouvement 
et  étaient  guidés  vers  Metz  par  l'Etat-major  général.  Celui-ci 
paraissait  nous  avoir  ignorés  ou  oubliés. 

II 

Le  général  de  Ladmirault  a-t-il  contrevenu  aux  ordres  de 
mouvement  donnés  par  le  maréchal  Bazaine  pour  la  journée  du 
15  août?  Le  retard  dans  l'exécution  de  ce  mouvement  lui  est-il 
imputable  ? 

Ce  qu'il  en  fut  est  facile  à  déduire  de  ma  déposition  au 
procès  du  maréchal,  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  l'objet  d'un  com- 
mentaire inexact.  La  voici  rétablie.  (V.  Procès,  p.  283)  :  1°  je 
n'étais  pas  chargé  de  demander  un  changement  d'itinéraire  à 
l'ordre  de  mouvement,  mais  un  répit  dans  son  exécution  ;  2°  le 
maréchal  ne  m'indiqua  pas  une  route  nouvelle,  mais  unique- 
ment celle  qui  nous  avait  été  assignée  en  même  temps  qu'au 
^^  corps  ;  3"  quand  j'eus  dit  que  cet  itinéraire  était  imprati- 
cable et  que  je  n'en  voyais  pas  l'aboutissement,  il  se  contenta 
de  me  tracer  sur  la  carte  une  direction  ;  4**  cette  direction 
n'était  pas  l'indication  du  chemin  de  Lorry,  qui  n'existait  pas 
sur  sa  carte.  (V,  Procès,  p.  163.) 

C'est  à  ne  pas  se  reconnaître  dans  cette  manière  de  repro- 
duire une  déposition. 

J'ai  dit  aussi  avoir  redressé  une  fois  la  direction  de  la  colonne 
qui  suivait  cette  route,  puis  l'avoir  vue  perdue  une  seconde  fois 
et  ne  l'avoir  pas  rétablie  alors.  Ce  point  est  omis  dans  la  suite 
du  récit.  Enfin  j'y  suis  représenté  comme  porteur  de  l'ordre  de 
mouvement  :  ce  n'était  pas;  je  ne  connaissais  que  l'ordre  verbal 
que  je  venais  de  recevoir  ;  je  n'y  avais  pas  obtenu  d'autre  clian- 


/ 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gement  qu'une  interversion  dans  la  succession  des  corps  d'armée 
que  cet  ordre  concernait. 

Au  résumé,  il  restait  ferme  que  l'ordre  général  mettait  deux 
corps  en  marche  sur  la  route  de  Metz  à  Verdun  par  Mars-la- 
Tour,  et  les  deux  autres  sur  la  route  de  Metz  à  Verdun  par  Don  - 
court,  qu'il  fallait  gagner  par  un  chemin  de  traverse  encaissé, 
un  col,  celui  de  Lessy,  et  un  ravin,  celui  de  Ghatel.  —  Quel'état- 
major  eût  reconnu  d'autres  voies,  qu'importe?  Il  ne  les  a  pas 
indiquées  au  commandement.  M.  de  Ladmirault  mit  sa  division 
de  tête  sur  la  voie  qui  lui  était  tracée,  à  l'heure  dite,  sans 
attendre  la  réponse  à  la  demande  de  sursis  qu'il  m'avait  confiée; 
cette  troupe  ne  put  déboucher,  comme  je  l'avais  dit.  Ce  que 
voyant,  il  prit  avec  le  reste  du  corps  la  route  excentrique,  mais 
libre,  de  Metz  à  Montmédy,  par  Woippy.  Est-ce  là  qu'il  déso- 
béit ?  Le  maréchal  ne  l'estima  pas,  car  il  dit:  «  ...  Le  général  de 
Ladmirault  l'a  prise,  il  a  bien  fait.  »  (V.  Procès,  p.  163.) 

III 

Passant  à  la  troisième  de  ces  journées,  celle  du  16  août,  dite 
journée  de  Rezonville,  la  critique  pose  le  dilemme  suivant  : 
((  La  faute  capitale  de  la  journée,  l'inertie  de  notre  droite, 
ne  peut  être  imputée  à  la  fois  à  Ladmirault  et  à  Bazaine. 
Bazaine  n'a-t-il  pas  ordonné,  Ladmirault  ne  mérite  aucun 
blâme;  Ladmirault  a-t-il  désobéi  à  un  ordre  donnée  Bazaine 
échappe  à  tout  reproche.  » 

De  même  que  tout  à  l'heure  j'avais  peine  à  reconnaître  ma 
déposition  sur  la  journée  du  15  dans  la  manière  dont  elle  était 
reproduite,  j'en  ai  davantage  encore  à  raccorder  mes  souvenirs 
de  celle  du  16  avec  cette  double  indication  d'inertie  d'une  part 
et  de  manque  à  l'obéissance  de  l'autre  :  d'une  part,  je  ne  me 
rappelle  pas  y  avoir  entendu  parler  d'un  ordre  quelconque  du 
maréchal;  d'autre  part,  je  crois  y  avoir  eu  pas  mal  à  travailler 
de  mon  état.  Gela  si  bien  qu'au  soir  nous  en  fûmes  pour  trois 
généraux  et  deux  mille  hommes  de  perte, — de  ceux  que  M.  Olli- 
vier  dit  être  demeurés  «  les  bras  croisés  (1)!  » 

Il  y  avait  un  ordre  de  marche,  celui  que  j'avais  rapporté  la 
veille  :  il  consistait  uniquement  à  s'établir,  s'éclairer  et  se  gar- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillet,  p.  24. 


LES    BATAILLES    SOUS    METZ.  297 

der  à  Doncourt,  village  sur  la  loute  septentrionale  de  Metz  à 
Verdun  par  Gontlans,  Étain,  etc.  Je  l'appelle  septentrionale  par 
rapport  à  l'autre  route,  qui,  partant  également  de  Gravelotte  où 
bifurque  celle  de  Metz  à  Verdun,  se  poursuit  à  gauche  par  les 
villages  dont  les  noms  allaient  devenir  célèbres,  Rezonville, 
Vionville,  Mars-la-Tour.  Le  2^  corps  devait  la  prendre,  puis  le 
(}",  tandis  que  le  3""  devait  suivre  le  i^  par  la  route  au  Nord 
de  celle-ci.  La  Garde  devait  prendre  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux 
routes,  selon  les  circonstances.  —  Ce  sont  ces  dispositions  de 
marche,  trop  simples,  qne  M.  Ollivier  trouve  «  réglées  de  main 
de  maître.  » 

La  division  de  queue  du  3°  corps  et  celle  de  tête  du  4^  n'en 
étaient  pas  moins  en  panne  depuis  la  veille,  quand  les  autres 
divisions  du  4«  levèrent  le  camp  pour  gagner  Doncourt  par  la 
seule  route  qu'elles  connussent  libre,  celle  de  Woippy  et  Saulny 
vers  Montmédy.  Et  bien  elles  firent,  dit  le  maréchal.  (Voir 
ci-dessus  :  Procès,  p.  164.) 

Comme  pendant  cette  marche  le  canon  se  faisait  entendre  sur 
leur  gauche,  c'est-à-dire  sur  l'autre  route,  celle  du  Sud,  la  pre- 
mière de  ces  divisions  d'abord,  —  la  division  Grenier, — se  porta 
rapidement  dans  la  direction,  laissant  pour  cela  ses  sacs;  la 
seconde,  Cissey,  deux  heures  plus  tard,  parce  qu'elles  étaient 
séparées  par  le  convoi,  qu'il  avait  fallu  encadrer  ainsi  pour 
qu'il  ne  courût  pas  risque  d'être  enlevé. 

Les  premières  troupes  conversèrent  d'abord  à  gauche,  le 
général  en  tête,  guidées  par  la  fumée  des  canons,  jusqu'à  ce 
qu'elles  eussent  aperçu  la  droite  du  6^  corps,  fortement  enga- 
gée, tandis  que  le  3^  figurait  en  réserve. 

Nous  formions  ainsi  aile  marchante  de  la  conversion,  que 
nous  avions  entamée  sans  ordres. 

Nous  la  continuions  en  abordant  l'ennemi  et  le  refoulant, 
lorsque  se  dessina  contre  nous  une  puissante  contre-attaque. 
Le  général  de  Ladmirault,  qui  était  descendu,  avec  ses  têtes  de 
colonnes  déployées,  dans  un  ravin,  remonta  avec  elles  sur  la 
berge  pour  recevoir  cette  attaque.  A  ce  moment  même  y  accou- 
rait bien  opportunément  la  division  Cissey,  dont  il  n'avait  cessé 
de  presser  l'arrivée.  Le  choc  fut  violent,  anéantissant  la  colonne 
allemande, — cinq  bataillons  et  trois  escadrons.  —  Cela  malgré 
la  diversion  prononcée  par  une  puissante  cavalerie  sur  l'autre 
face  du  redan  dessiné  par  le  ravin. 


298  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

C'est  au  cours  de  ce  rapide  récit  que  vient  se  placer  l'épisode 
imaginé  par  un  correspondant  anonyme  (1),  d'une  manifestation 
de  faiblesse  et  de  frayeur  qui  serait  apparue  chez  le  général  de 
Ladmirault  à  l'approche  de  l'attaque  prussienne.  Il  est  regret- 
table que  ce  conte  ait  été  accueilli  par  M.  Ollivier  sans  plus  de 
fondement  :  je  n'ai  vu  ni  ressenti  rien  de  pareil,  moi  qui  étais 
alors  à  la  botte  du  général,  porteur  de  son  fanion.  Je  ne 
m'en  séparai  que  pour  ramener  deux  bataillons  trop  exposés  de 
l'autre  côté  du  ravin,  puis  pour  «  ramasser  tout  ce  que  je  trou- 
verais de  cavalerie,  »  selon  l'expression  de  mon  chef,  afin  de 
l'opposer  à  celle  qui  menaçait  son  flanc  droit. 

Ces  deux  chocs  ne  furent  pas  tellement  simultanés,  que  le 
même  officier  d'ordonnance,  le  lieutenant  Nie),  aujourd'hui 
général,  n'ait  pu  être  témoin  des  deux,  quoiqu'ils  se  soient  pro- 
duits respectivement  sur  les  deux  faces  opposées  du  redan  sus- 
dit. C'est  à  son  saillant^  au  centre  du  corps  d'armée,  que  se 
tenait  le  général,  comme  il  avait  coutume  quand  il  ne  se  mon- 
trait pas  sur  la  ligne  des  tirailleurs  pour  reconnaître  le  terrain 
ou  encourager  la  troupe.  Il  y  eut  même  assez  d'intervalle  entre 
les  deux  attaques  pour  que  Niel  eût  le  temps  d'interroger  des 
prisonniers  faits  sur  celle  de  gauche  avant  de  déclancher  à 
droite  la  charge  de  la  division  Legrand  et  d'y  participer,  comme 
je  le  vis  en  revenir.  Il  pouvait  être  alors  sept  heures  du  soir, 
et  le  rassemblement  des  unités  disloquées  se  faisait  des  deux 
côtés. 

Que  vient-on  nous  conter  alors  du  général  qu'on  ne  trou- 
vait pas  ?...  de  toute  la  journée,  dit-on,  le  maréchal  n'avait  su 
où  était  le  corps  d'armée.  — Soixante  pièces  de  canon  en  feu  font 
pourtant  un  certain  bruit. — Son  chef  était,  vraisemblablement, 
au  centre  de  l'action  puisque,  des  trois  cavaliers  de  la  garde  de 
son  fanion,  l'un  était  tué,  un  autre  blessé,  l'autredisparu. — Au- 
cun des  officiers  envoyés,  dit-on  encore,  à  sa  recherche  par  le 
maréchal  n'avait  pu  le  joindre...  Je  n'ai  pas  à  l'expliquer,  mais 
à  le  constater,  d'abord  pour  n'en  avoir,  en  effet,  pas  vu  un  seul, 
ensuite  parce  que  cela  se  trouve  confirmé  au  procès. 

Pourtant  M.  Ollivier  a  écrit  :  «  Or  il  est  certain  que  Bazaine 
a  ordonné  et  que  Ladmirault  a  désobéi.  »  —  Ordonné  quoi? 
Désobéi  à  quoi?... 

(1)  Voyez  La  Bataille  de  Rezonville,  par  Germain  Bapst,  p.  397. 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ.  299 


IV 

Le  général  de  Ladmirault  n'a  pas  reçu  d'ordres  ;  il  n'en  a 
pas  demandé.  Sur  cette  seconde  constatation,  j'ai  écrit  quelque 
part  (1)  qu'il  n'en  avait  garde,  ne  pouvant  manquer  de  pressen- 
tir à  quoi  ces  ordres  eussent  tendu. 

M.  Ollivier  s'en  indigne,  cette  fois  contre  moi,  dont  il  trouve 
l'explication  «  inouïe;  »  contre  le  général  ensuite,  dont,  sans 
aller  aussi  loin  dans  ses  appréciations,  il  trouve  l'attitude,  met- 
tons distante,  très  coupable. 

Restons  d'abord  dans  le  fait  :  on  ne  demande  des  ordres, 
quand  on  en  a  déjà,  que  lorsqu'on  est  en  présence  d'un  fait  nou- 
veau de  nature  a  les  modifier.  Le  cas  se  présenta-t-il  pour  nous 
dans  cette  journée  du  16  août?  Elle  commence  par  une  longue 
marche,  sans  aucun  incident,  pour  gagner  l'étape  assignée.  A  ses 
approches  on  rencontre  des  vedettes  ennemies  :  ce  n'était  une 
surprise  pour  personne,  pas  plus  à  l'Etat-major  général  que 
pour  nous.  On  les  refoule  et  l'on  atteint  une  hauteur  d'où  l'on 
voit  le  passage  sur  la  route  de  Gravelotte  à  Mars-la-Tour  chau- 
dement disputé  à  la  colonne  de  gauche  de  l'armée  française. 
On  marche  h  son  canon,  on  prend  contact  avec  ses  unités  les 
plus  voisines,  qui  sont  elles-mêmes  en  communication  avec  le 
commandant  en  chef,  et  l'on  appuie  leur  développement  d'une 
manière  si  complète,  qu'à  un  moment  les  troupes  se  rejoignent. 
—  C'est  là  ce  que  M. Ollivier  appelle  «  agir  comme  un  comman- 
dant en  chef  isolé.  » —  A  mesure  que  celles  du  4^  corps  débou- 
chent sur  la  ligne  de  bataille,  elles  la  prolongent  vers  la  droite, 
débordant  ainsi  jusqu'au-dessus  de  Mars-la-Tour  le  corps  ennemi 
qui  barrait  la  route.  Il  faut  se  bien  rappeler  que  c'est  le  fait 
d'un  seul  corps  d'armée  ennemi.  Déjà  ses  (lanqueurs  étaient 
refoulés  par  notre  division  de  tête,  quand  celle  d'un  autre  corps 
d'armée  allemand  vient  à  la  rescousse.  Nous  y  faisons  face, 
nous  lui  brisons  la  tête,  et  nous  restons,  la  journée  finissant, 
sur  la  position. 

Tout  cela  ne  se  passa  pas  dans  une  musette,  ni  sans  donner 
à  l'état-major  du  4^  corps  quelque  occupation,  tandis  qu'il  y 
avait  un  gros  état-major  général  pour  y  venir  voir,  qui  ne  s'en 

(Ij  Le  général  de  Ladmirault  à  Rezonville,  Revue  hebdomadaire,  5  août  1911. 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dérangea  pas.  Il  avait  assez  à  faire,  parait-il,  de  chercher  le  com- 
mandant en  chef,  qui  ne  s'en  inquiétait  pas  plus  que  de  nous  . 

La  nuit  venue,  le  commandant  du  4^  corps,  demeuré  en 
effet  sans  communications  avec  cet  état-major,  se  replia  sur  la 
position  qui  lui  avait  été  assignée  dans  l'ordre  général  de 
marche,  —  Doncourt,  qui  est  avec  Jarny  la  clef  du  passage  de 
l'Orne.  En  s'en  départissant  sans  ordres,  il  eût  commis  la  faute 
la  plus  grave  que  puisse  commettre  le  chef  d'un  corps  dans  une 
armée  en  retraite.  Il  eût  compromis  cette  retraite  considérée 
comme  le  salut  de  l'armée,  alors  qu'elle  ne  pouvait  plus  s'effec- 
tuer que  par  la  route  dont  il  avait  la  garde.  Et  il  eût  commencé 
par  compromettre  sapropre  troupe,  s'il  l'avait  fait  sans  reprendre 
ce  qu'il  avait  laissé  en  arrière  pour  accourir  au  feu,  son  convoi,  'f 

les  sacs  de  son  infanterie,  les  charges  de  sa  cavalerie.  C'eût  été  { 

trop  d'étourderie  chez  un  homme  de  l'expérience  du  général  de 
Ladmirault;  il  ne  pouvait  perdre  de  vue  ni  ce  détail,  ni  l'idée 
générale  qui  avait  inspiré  l'ordre  de  mouvement. 

Ici  se  placerait  la  discussion  classique  sur  la  possibilité  pour 
le  4®  corps,  réduit  à  deux  divisions  en  marche  ou  au   combat  » 

depuis  le  matin,  d'enlever  à  la  fin  de  la  journée,  —  il  ne  faut 
pas  dire  Mars-la-Tour,  qui  n'a  pas  de  valeur  militaire,  mais 
Tronville,  qui  était  visiblement  la  clef  de  la  position.  Je  n'ai 
pas  qualité  pour  aborder  cette  discussion  qui  partage  encore  les 
esprits,  n'ayant  la  parole  que  pour  apporter  des  témoignages  et 
non  des  opinions.  Je  l'ai  fait  ailleurs  (I). 

J'appellerai  seulement  ici  l'attention  sur  l'avis  du  général 
Bonnal  (2).  Je  le  vois  souvent  cité  par  M.  Ollivier  sur  des  points 
moins  importans  que  celui-ci,  où  il  se  prononce  nettement 
contre  la  possibilité  d'obtenir  utilement  ce  nouvel  eff'ort  des 
troupes  du  4®  corps  ;  comme  aussi  contre  l'explication  fantaisiste, 
et  d'ailleurs  controuvée,  tirée  de  l'épuisement  physique  du 
général  de  Ladmirault,  qui  dépare,  comme  il  dit,  les  récits 
charmans  de  M.  Bapst. 


Voilà  qui  est  dit  pour  le  fait  du  commandement,  non  point 
isolé,  mais  très  personnel,  exercé  par  le  général  de  Ladmirault 

(1)  Voyez  ut  supra. 

(2)  Voyez  Général  Bonnal,  Questions  de  critique  militaire,  1913,  p.  133. 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ.     ..  301 

pendant  la  journée  du  16  août.  Si  j'ai  paru  en  éiudei-  l'explica- 
tion morale,  c'est  pour  la  mieux  dégager  du  moment,  en  la 
montrant  dominante  et  constante,  comme  on  va  le  voir. 

Le  général  de  Ladmirault,  ainsi  que  la  plupart  de  nous,  avait 
pressenti  clairement  que  le  maréchal  Bazaine  ne  songeait  pas  à 
s'éloigner  des  murs  de  Metz  et  préférait  attendre  ainsi  les  évé- 
nemens  qui  se  produiraient  ailleurs  ;  on  le  savait  d'ailleurs 
capable  de  sacrifier  beaucoup  à  ce  plan.  Mon  chef  ne  me 
le  dit  que  bien  plus  tard;  mais  moi,  à  qui  sa  confiance 
accordait  une  certaine  liberté  de  parole,  je  lo  lui  avais 
dit  dès  la  veille,  en  rentrant  du  grand  quartier  général  où 
j'avais  été  chercher  les  ordres  du  maréchal.  Le  mouvement 
d'irritation,  qui  se  traduisit  chez  celui-ci  par  un  coup  d'ongle 
sur  la  carte,  m'avait,  je  ne  dirai  pas  suffi,  mais  confirmé  dans 
le  sentiment  que  l'ordre  de  mouvement  aussi  bizarrement  tracé 
n'était  qu'une  feinte.  Je  n'étais  pas  seul  à  le  penser  :  la  veille, 
le  colonel  Lewal  en  avait  dit  le  mot,  en  réponse  au  cri  du  ma- 
réchal Canrobert  devant  l'incroyable  traversée  de  Metz  (1). 
Voici  comment  je  m'étais  exprimé  :  «  Mon  général,  le  pays 
dont  je  vous  parle  (le  plateau  et  la  vallée  de  l'Orne)  est  beau, 
riche,  boisé  ;  un  corps  d'armée  peut  en  manœuvrant  s'y  tirer 
d'affaire;  le  vôtre  a  confiance  en  vous  et  vous  suivra.  Emmenez- 
le  pour  votre  compte,  parce  que  sans  cela  nous  sommes  tous 
perdus  (2).  »  Le  général  ne  me  répondit  pas  autrement  que  par 
ces  mots  :  «  Vous  êtes  fatigué,  allez  vous  reposer.  »  Mais  je  vis 
bien  ce  qu'il  en  pensait,  —  et  il  n'en  pouvait,  comme  je  le  répète 
ici,  penser  autrement. 

Sans  doute,  son  indulgence  à  ne  pas  me  reprendre  de  ce 
langage  insolite  n'était  pas  alors  autre  chose  qu'un  égard  pour 
mon  état  de  fatigue  à  la  suite  du  combat  de  la  veille  et  du  ser- 
vice de  la  nuit.  Cette  indulgence  ne  correspondait  nullement 
chez  lui  à  une  méconnaissance  de  la  discipline  ou  à  un  affai- 
blissement de  l'esprit  de  devoir.  Ce  que  lui  commandait  la  dis- 
cipline, il  venait  de  s'en  acquitter  ;  et  ce  qu'il  lui  restait  à  faire 
était  tracé  par  l'ordre  même,  dont  il  accomplit  le  but  en  ne  s'en 
tenant  pas  aux  moyens  indiqués.  C'est  ainsi  que  l'initiative  d'un 
chef  peut  se  concilier  avec  sa  subordination,  pour  le  plus  grand 
bien  du  service. 

(1)  Germain  Bapst,  La  Bataille  de  Rezonville,  p.  15. 

(2)  Feuillets  de  la  vie  militaire  sous  le  second  Empire.  —  Librairie  Nationale. 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  discipline,  qui  fait  la  force  principale  des  armées,  — 
comme  s'exprimait  notrb  règlement  d'alors,  —  n'est  ni  servile, 
ni  passive.  Elle  doit  être  comprise  comme  ce.  qu'elle  est  essen- 
tiellement, le  départ  des  responsabilités.  A  celui  qui  commande 
appartient  celle  du  but;  à  celui  qui  exécute  celle  du  choix  et  de 
l'emploi  des  moyens.  Il  n'a  d'ordres  à  attendre  ni  à  solliciter 
pour  s'en  couvrir,  tant  qu'il  voit  clairement  la  situation  ;  c'est 
elle  qui  le  commandera  désormais  jusqu'à  l'atteinte  de  ce  qui 
lui  a  été  assigné  pour  but.  —  Soupçonne-t-il,  par  des  indices  cer- 
tains, que  ce  but  n'est  pas  aussi  ferme  dans  la  pensée  de  qui 
l'a  tracé  que  dans  son  expression,  il  ne  connaît  que  celle-ci,  et 
ne  doit  pas  risquer  d'en  affaiblir  la  poursuite  par  les  lenteurs 
inévitables  d'une  hésitation  ou  d'une  demande  d'ordres  qui 
entraine  leur  attente  et  compromet  sûrement  ainsi  l'action. 
Sans  doute  Canrobert  et  Le  Bœuf  envoyèrent  officiers  sur  offi- 
ciers à  Bazaine  qui  ne  songeait  qu'à  s'en  sauver  :  aussi  ne  firent- 
ils  rien  qui  marque  de  tant  d'ordres  et  de  contre-ordres.  Le  com- 
mandant du  4*^  corps  n'en  sollicita  ni  n'en  attendit  pour 
marcher  le  14  au  canon  de  sa  propre  troupe,  ni  le  16  à  celui  de 
Canrobert;  mais  il  n'a  pas,  quoi  qu'on  dise,  aucune  de  ces  fois 
perdu  de  vue  le  but  ;  les  ordres  du  commandant  en  chef  l'ont 
trouvé  le  lendemain,  et  l'auraient  trouvé  le  même  soir,  au 
poste  qui  lui  avait  été  assigné.  Voilà  ce  dont  je  suis  le  témoin. 

Au  résumé,  on  ne  saurait  tirer  de  mon  langage  plus  que  de 
mes  témoignages  autre  chose  que  l'infirmation  des  moyens 
employés  au  profit  de  Bazaine  contre  son  lieutenant. 

VL 

Le  chapitre  intitulé  «  Gravelotte-Saint-Privat  »  n'appelle  pas 
moins  rectification  que  les  précédens,  par  le  rétablissement  des 
faits  sur  le  point  le  plus  grave.  J'ai  hâte  de  dire  que  l'objet  de 
cette  rectification  capitale  ne  parait  pas  correspondre  à  un  parti 
pris  chez  l'auteur,  mais  à  une  lecture  incomplète.  M.  Ollivier 
écrit  qu'au  soir  de  cette  journée  sanglante  du  18  août,  «  vers 
huit  heures  ou  huit  heures  et  demie,  Bazaine  libelle  un  ordre 
général  de  retraite  à  tous  les  chefs  de  corps.  Mais  cette  retraite 
n'avait  pas  attendu  son  ordre.  Celle  de  Canrobert  était  en  train  ; 
celle  de  Ladmirault  ne  tarda  pas  à  le  suivre.  Quoique  son  fïanc 
droit  fût    découvert  par    la  disparition  du  6*^   corps  d'armée, 


LES  BATAILLES  SOUS  METZ.       '  303 

Ladmiraiilttonta  l'impossible  pour  didercrriuévitablo.  Le  Bœuf, 
dont  aucune  attaque  n'avait  ébranle  la  solidité,  retarda  un 
moment  la  catastrophe  par  l'envoi  du  brave  Saussier...  » 

La  catastrophe,  ce   serait  l'abandon   du   plateau  de    l*lapj)e- 
ville,  qui,  s'allongeant  entre  deux  ravins  boisés  jusqu'aux  car- 
rières au-dessus  d'Amanvillers,  est  le   dernier    débouché  vers 
Briey  et  Montmédy  restant  à  une  armée   qui  ne   veut  pas  être 
rejetée  et  demeurer  bloquée  dans  le  camp  de  Metz.  La  naissance 
du  ravin  de  Ghatel,qui  encadre  à  gauche  le  plateau,  est  flanquée 
par  la    maison    forte  de  Montigny  ;  la  ferme  Saint- Vincent,  le 
Gros-Chêne,    sont  comme  les  réduits  de  cette  position,  que  le 
général  Bourbaki,  qui  l'occupait  pendant  la  bataille, qualifiait,  à 
tort  du  reste,  de  «  magnifique.  »  Or  cette  position,  le  4''  corps 
ne  l'a  nullement  cédée  à  l'ennemi,  mais  évacuée  seulement  pen- 
dant la  nuit  du  18  au  19  et  la  matinée  du  lendemain.  Cela  uni- 
quement sur  les  ordres  formels  du  commandant  en  chef  relatés 
ci-dessus,  et  sur  les  indications  des  officiers  qui   rapportaient 
ces  ordres  du  quartier  général.  J'étais  de  ceux-là  ;  j'en  ai  déposé 
au  procès  du  ïrianon,  et  M.  Ollivier  n'en  ignore  pas,  puisqu'il 
cite  les  premiers  mots  de  ma  déposition.  Parlant  des  messagers 
de   la  défaite  du  6*=  corps  qui  arrivent  au  maréchal,  il  recon- 
naît que  celui  du  4^  corps  «  La  Tour  du  Pin  est  moins  pessi- 
miste :  il  affirme  que  nous  tenions  nos  positions,  que  la  bataille 
n'était  pas  perdue,  mais  qu'elle  était  à  recommencer  le  lende- 
main matin...  »  Puis  aussitôt  le  narrateur,  négligeant  la  suite 
de  ma  déposition,  me  confond  avec  les  officiers  de  l'état-major 
du  6'^  corps,  qui  étaient  venus,  dit-il,  demander  au  comman- 
dant de  leur  assigner  d'autres  positions.  Dans  cette  assimilation 
des  deux  corps  d'armée,  M.  Ollivier  écrit  qu'après  Cissey,  qui, 
découvert  par  l'abandon  de  Saint-Privat,  ne  put  se  maintenir  en 
ligne,  ((  (irenier  le  suivit  :  l'infanterie  de  la  division  Lorencez 
et  la  brigade  Pradier...  soutinrent  plus  longtemps  la  lutte  en 
desespérés,  mais  prirent  enfin,  eux  aussi,   la  voie  douloureuse 
de  la  retraite.  »  Or  cela  est  le  contraire  de  ce  dont  j'ai  déposé  : 
la  bngade  Bellecour  de  la  division   Grenier  a  bien  été  repliée, 
mais  la  brigade  Irradier  de  la  même  division   a  bivouaqué   sur 
sa  position  de  combat,  en   avant  de  Montigny,  jusqu'au  lende- 
main matin  (1).  La  division  Lorencez  est  restée  en  ligne  devant 

(1)  Voyez  Relulions  de  l'Élaf-Major  de  l'anne'e.  —  Documens  annexes,  l.  III. 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Amanvillers  jusqu'à  neuf  heures  du  soir,  c'est-à-dire  jusqu'après 
la  fin  de  la  lutte.  Elle  n'a  été  repliée  qu'ensuite  sur  Saint-Vin- 
cent, puis  sur  le  Gros-Chêne,  où  je  lui  apportai  directement  du 
grand  quartier  général,  à  minuit,  l'ordre  de  rentrer  sous  Metz. 

Où  donc  est  la  «  catastrophe?  »  et  qui  l'a  précipitée?  Lad- 
mirault  ou  Bazaine  ?  Tandis  que  celui-ci  était  rentré  à  Plappe- 
ville,  d'où  n'était  même  pas  sorti  son  fanion,  le  premier,  inlas- 
sable, reformait  sur  le  plateau  ses  élémens  refoulés,  sous  la 
protection  de  ceux  qui  n'avaient  cessé  de  tenir,  afin  d'être  prêt 
à  reprendre  la  lutte  dès  le  lendemain  matin  (1).  C'est  la  mort 
dans  l'àme  qu'il  se  les  vit  enlever  alors  par  les  ordres  répétés 
du  commandant  en  chef,  et  rappeler  dans  l'enceinte  d'où  ils  ne 
devaient  plus  sortir. 

M.  Ollivier  ne  s'en  est  pas  rendu  compte.  Au  lieu  de  s'en 
tenir  aux  sources  contrôlées,  les  dépositions  des  témoins  et  les 
rapports  des  corps,  aurait-il  accueilli  cette  fois  encore  avec  la 
même  facilité  que  M.  Bapst  des  récits  inacceptables  pour  une 
œuvre  historique?  J'ai  pu  déjà  opposer  à  ceux-là  le  défi  public  (2) 
de  produire  un  témoin,  —  et  il  pourrait  s'en  trouver  parmi  les 
vivans,  puisque  j'en  suis  encore,  — qui  vienne  apporteret  puisse 
maintenir  devant  moi  un  témoignage  différent  du  mien  sur  ce 
point  capital. 

•  *• 

P. -S.  — Ce  débat  loyalement  consenti  entre  le  brillant  histo- 
rien et  l'obscur  combattant  des  batailles  de  Metz  est  aujourd'hui 
tronqué  par  la  mort.  Il  ne  convient  donc  plus  au  survivant 
d'apporter  à  ses  témoignages  la  conclusion  qui  doit  s'en  déga- 
ger d'elle-même.  Mais  il  lui  reste  à  exprimer,  avec  sa  reconnais- 
sance pour  l'hospitalité  de  la  Revue,  un  regret  extrême  de 
l'événement  qui  ferme  trop  tôt  la  lice  ouverte  à  la  défense  d'une 
noble  mémoire. 

La  Tour  du  Pin-Ghambly, 

Lieutenant-colonel  en  retraite. 


(1)  Général  Bonnal,  La  manœuvre  de  Sainl-Prival,  t.  111. 

(2)  Voyez  l'Éclair  du  13  juillet  1913. 


DE  L'HISTOIRE 

ET 

DES  HISTORIENS 


I 

DE    L'HISTOIRE 


I.   —    DÉFINITION    DE  L'hISTOIRE 

Voltaire  dit  très  simplement  et  très  justement  :  «  Les  pre- 
miers fondemens  de  toute  histoire  sont  les  re'cits  des  pères  aux 
enfans,  transmis  d'une  génération  aune  autre.  »  L'histoire,  en 
effet,  est  le  sentiment  de  la  continuité  dans  le  corps  social,  de 
même  que  la  vie  est  le  sentiment  de  la  continuité  dans  l'orga- 
nisme individuel.  L'homme  n'existe  que  parce  qu'il  a  conscience 
de  son  existence, et  cette  conscience  est  en  lui,  parce  que,  se  sou- 
venant constamment  d'avoir  été  avant,  il  en  conclut  qu'il  restera 
lui-même  après  :  u  Je  me  souviens,  donc  je  suis.  »  De  même, 
l'Humanité  (l). 

La  mémoire  est  la  faculté  initiatrice  de  l'Intelligence;  or, 
l'Histoire  étant  la  mémoire  des  sociétés,  on  peut  dire  qu'elle  est 
la  faculté  initiatrice  de  la  civilisation. 

Sans  elle,    la  société  n'existerait  pas,   puisqu'elle    n'aurait 

(1)  Miihel  Bréal  donne  la  même  origine  étymologique  au  mot  mens  «  1'  Intelli- 
gence »  et  au  mot  memini,  «  je  me  souviens  »  :  <■  Le  mot  qui  présente  la  racine  sous 
la  forme  la  plus  simple  est  viemini...  Cette  racine  men  est  du  petit  nombre  de 
celles  qui  expriment  une  opération  de  l'esprit  ;  elle  marque  principalement  les  actes 
de  la  mémoire  et  ceux  de  lim.iïination.  De  la  racine  men  vient,  sans  doute,  le 
nom  de  Minerva,  «  la  Déesse  de  llalelligence.  » 

TOME  XVII.  —  1913.  JBO 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES.' 

aucun  souvenir  de  vie  antérieure  ni  aucune  prévision  de  vie 
postérieure.  Dès  que  la  société  emmagasine  des  souvenirs,  elle 
constitue  son  expérience  et,  par  conséquent,  détermine  son 
propre  progrès.  L'histoire  est  donc  l'agent  principal  de  l'exis- 
tence sociale;  elle  la  crée  en  l'observant.  Par  définition,  l'iiisto- 
rien  est  un  voyant,  voyant  dans  le  passé  et  voyant  dans  l'ave- 
nir (1).  Ainsi  se  détermine  sa  fonction. 

A-t-on  réfléchi  à  ce  que  serait  l'homme  s'il  n'avait  pas  l'his- 
toire? On  l'a  défini  un  «  animal  politique;  »  il  est,  surtout,  un 
((  animal  historique.  »  Relisons  la  page  de  Pascal  :  «  L'homme 
est  dans  l'ignorance  au  premier  âge  de  sa  vie;  mais  il  s'instruit 
sans  cesse  dans  son  progrès;  car  il  tire  avantage  non  seulement 
de  sa  propre  expérience,  mais  de  celle  de  ses  prédécesseurs, 
parce  qu'il  garde  toujours  dans  sa  mémoire  les  connaissances 
qu'il  s'est  une  fois  acquises  et  que  celles  des  anciens  lui  sont 
toujours  présentes  dans  les  livres  qu'ils  lui  ont  laissés.  Et, 
comme  il  conserve  ces  connaissances,  il  peut  aussi  les  augmen- 
ter facilement;  de  sorte  que  les  hommes  sont  aujourd'hui  dans 
le  même  état  où  se  trouveraient  ces  anciens  philosophes  s'ils 
pouvaient  avoir  vieilli  jusqu'à  présent  en  ajoutant  aux  connais- 
sances qu'ils  avaient  celles  que  leurs  études  auraient  pu  leur 
faire  acquérir  à  la  faveur  de  tant  de  siècles.  De  là  vient  que, 
par  une  prérogative  particulière,  non  seulement  chacun  des 
hommes  s'avance  de  jour  en  jour  dans  les  sciences,  mais  que 
tous  les  hommes  ensemble  y  font  un  continuel  progrès  à  me- 
sure que  l'univers  vieillit,  parce  que  la  même  chose  arrive  dans 
la  succession  des  hommes  que  dans  les  âges  diiïerens  d'un  par- 
ticulier. De  sorte  que  toute  la  suite  des  hommes  doit  être 
considérée  comme  un  môme  homme  qui  subsiste  toujours  et 
qui  apprend  continuellement.  » 

Voilà,  décrit  en  une  seule  page,  le  progrès  de  l'esprit 
humain.  Pourtant,  à  ce  tableau,  il  manque  quelque  chose  :  ce 
sont  les  hésitations,  les  lenteurs,  les  difficultés  inhérentes  à 
ce  progrès,  à  ce  travail  par  accumulation.  Dans  une  image 
extraordinairement  raccourcie,  Pascal  représente  l'humanité 
comme  une  seule  et  même  personne  vivante;  en  fait,  elle  est 

(1)  «  Hisfoire.  Et.ym.  lat.  hixlom,  du  grec  Uxopia,  dont  le  sens  propre  est  in- 
formation, recherche  intelligente  de  la  vérité.  "lavwp  veut  dire  le  savant,  le  témoin, 
et  se  rattache  à  elSov.  signifiant  savoir,  voir,  le  même  que  le  latin  videre  et  le 
sanscrit  vid.  »  (Littré.) 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.  307 

composéo  de  la  série  multiple  et  diverse  des  races  et  des  ge'né- 
rations,  et  ces  races  et  ces  géne'rations,  e'chelonnées  et  dispersées 
dans  l'espace  et  dans  le  temps,  ne  sont  jamais,  entre  elles,  en 
une  communication  complète.  La  mémoire  de  l'humanité  est 
constamment  altérée,  effacée,  entrecoupée  par  la  distance,  par 
la  mort,  par  les  mille  causes  qui  empêchent  les  rapports  et 
brisent  les  liens. 

Si  l'humanité  était  un  seul  être  vivant,  sa  mémoire,  c'est-à- 
dire  la  conscience  qu'elle  a  de  sa  propre  existence,  l'accompa- 
gnerait toujours  :  l'histoire  se  confondrait  avec  le  souvenir.  Mais, 
puisqu'elle  meurt  à  chaque  génération,  le  souvenir  ne  devient 
l'histoire  que  par  l'effort  des  générations  nouvelles.  L'histoire 
est  peut-être  la  plus  puissante  manifestation  de  l'énergie  sociale 
et  de  la  volonté  qu'a  l'homme  de  se  survivre.  L'histoire  est 
une  faculté  humaine. 

En  reliant  toutes  les  vies  et  toutes  les  expériences  indivi- 
duelles, elle  fait  de  l'humanité  un  organisme.  Par  l'histoire, 
celle-ci  est  un  corps  en  marche,  soumis  à  une  discipline,  et  qui, 
relevant  et  contrôlant  sans  cesse  ses  pas,  rectifiant  ses  erreurs, 
critiquant  ses  guides,  corrige  l'instinct  par  la  raison,  domine 
la  nature  par  le  calcul  et  la  prolonge  par  l'art.  Ainsi,  le  progrès 
est  en  fonction  de  la  tradition  ;  toute  innovation  a  sa  courbe, 
son  «  graphique,  )>  son  <(.  dossier,  »  qui  la  prépare  et  qui  la 
contient;  l'histoire  c'est  le  souvenir,  c'est  l'expérience,  c'est  la 
réflexion.  Les  hommes  périraient  sans  lendemain,  comme  les 
mouches  d'automne,  si  les  générations  n'étaient  enchaînées  les 
unes  aux  autres  par  l'histoire. 

L'histoire  a  créé  l'écriture,  ou,  plus  exactement,  le  signe.  Le 
signe  et  l'écriture  n'ont  d'autre  objet,  en  somme,  que  d'assurer 
l'homme,  animal  historique,  contre  la  perte  de  l'histoire.  Le 
jour  où  le  pauvre  être,  à  demi  simiesque,  qui  avait  tant  de  mal 
à  trouver  sa  subsistance  et  à  se  retrouver  lui-môme  dans  le 
marécage  originaire,  s'avisa  de  faire,  avec  un  caillou,  une 
entaille  sur  un  arbre  pour  marquer  son  chemin,  le  jour  où  il 
inscrivit  ce  repère  sur  les  choses  comme  un  adjuvant  à  sa  mé- 
moire et  à  celle  de  sa  tribu,  ce  jour-là,  ayant  inventé  le  signe, 
il  avait  assuré  la  continuation  des  traditions  et  des  techniques  ; 
il  avait  paré,  dans  une  certaine  mesure,  aux  erreurs  et  aux 
régressions  :  la  science  humaine  était  fondée.: 


308 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Qu'est-ce  que  la  science,  sinon  un  enregistrement,  une  mné- 
motechnie  et  une  pédagogie?  La  science  est  dans  la  nature 
comme  la  statue  dans  le  marbre;  il  s'agit  de  la  de'couvrir,  de 
définir  ses  contours  et  de  la  perpétuer.  Tous  les  enfans  du 
monde  sont  mis  à  apprendre  et  réciter,  pendant  de  longues 
années,  l'acquis  des  siècles  antérieurs  pour  que  l'humanité  n'ou- 
blie pas;  car,  si  l'homme  ne  ramenait  sans  cesse  la  science  à 
ses  origines,  il  la  perdrait.  Gomme  les  animaux,  il  revient  sur 
ses  brisées.  Chaque  enfant  est,  ainsi,  une  petite  humanité  réca- 
pitulant des  milliers  d'existences  antérieures. 

L'homme  a  multiplié,  autant  qu'il  l'a  pu,  ces  moyens  de 
préservation,  ces  précautions  contre  l'oubli,  ces  gymnastiques 
pédagogiques  et  «  classiques  :  »  à  tel  point  qu'il  lui  arrive  sou- 
vent de  confondre  l'enseignement  et  la  science  :  les  professeurs 
ne  se  refusent  pas  le  titre  de  savans.  La  science,  qui  explique 
la  nature,  se  soutient  et  s'accroît  parce  qu'elle  est  conservée 
par  l'histoire. 

L'art,  à  son  tour,  n'est  qu'un  procédé,  un  instrument  de 
l'histoire.  C'est  un  moyen  d'expression,  un  langage  durable  et 
universel,  visant  la  pérennité.  Que  prétendent  les  architectes, 
peintres,  sculpteurs,  graveurs,  musiciens,  sinon  traduire  et 
transmettre  à  l'avenir  les  spectacles,  les  sentimens,  les  émo- 
tions dont  ils  ont  joui  ou  souffert?  L'homme  s'inscrit  sur  le 
présent  pour  devenir  le  passé  d'un  futur  qu'il  prévoit.  Les  arts 
sont  la  marque  suprême  de  la  civilisation  parce  qu'ils  sont  les 
témoins  les  plus  émouvans  de  l'histoire.  Je  ne  sais  si  les  œuvres 
de  Tite-Live,  de  Tacite,  sont  plus  explicites  que  le  Cotisée  et  le 
Pont  du  Gard  pour  narrer  la  grandeur  romaine;  je  ne  sais  si 
la  Somme  de  saint  Thomas  nous  explique  les  aspirations  reli- 
gieuses du  moyen  âge  mieux  que  la  cathédrale  de  Chartres  ou 
la  cathédrale  d'Amiens;  je  ne  sais  si  le  Discours  sur  THistoue 
Universelle  exprime  mieux  la  majesté  du  siècle  de  Louis  XIV 
que  Versailles. 

Les  sciences,  les  arts,  les  techniques,  toutes  les  productions 
de  l'activité  humaine  se  jettent  dans  l'histoire  comme  les 
fleuves  dans  la  mer;  l'histoire  subvient  sans  cesse  à  la  mémoire 
trop  courte  et  si  vite  lasse  des  individus  et  des  générations. 

Dans  ce  travail  constant,  pour  que  la  pensée  et  la  parole  se 
prolongent,  d'échos  en  échos,  à  travers  les  siècles,  les  hommes 
Qpt  reconnu  la  puissance  particulière  du  rythme.  L'ingéniosité 


DE    l'hISTOÎRE    et    DES    HISTORIENS.-  309 

des  troiivew's  ou  des  créateurs  (les  poètes)  a  découvert,  au  point 
de  jonction  des  corps  et  des  âmes,  cette  étonnante  application  des 
lois  de  la  nature  physique  à  la  nature  intellectuelle,  qui  fait  que 
la  cadence  capte  l'âme  et  l'entraîne  dans  son  mouvement;  le 
rythme,  le  nombre,  l'harmonie,  la  poésie  deviennent  ainsi,  à 
leur  tour,  des  auxiliaires  merveilleux  de  l'histoire.; 

Les  Druides  apprenaient  aux  enfans  de  longs  poèmes  pour 
assurer  le  souvenir  des  faits  du  passé.  Que  sont  VIliade, 
YOdj/ssée,  les  Travaux  et  les  Jours,  sinon  des  récits  historiques 
ou  des  traditions  techniques  confiées  à  la  cristallisation  du 
vers?  h' Enéide  de  Virgile,  la  Pharsale  de  Lucain,  Y  Art  poé- 
tique d'Horace  sont  aussi  des  œuvres  techniques  ou  mnémo- 
techniques ;  le  théâtre,  tragique  ou  comique,  est  toujours 
une  leçon,  un  enseignement;  toute  pédagogie  commence  par 
la  récitation  des  vers;  et,  si  la  poésie,  se  dégageant  de  ces 
origines  si  noblement  utiles,  a  ouvert  les  ailes  à  l'envolée 
lyrique,  si,  de  concert  avec  sa  sœur,  la  musique,  elle  emporte 
l'âme  humaine  jusqu'au  rêve,  jusqu'au  ciel,  elle  ne  peut  oublier 
son  point  de  départ;  elle  n'est  assurée  de  sa  grandeur  que  lors- 
qu'elle devient  classique,  c'est-à-dire  quand  elle  est  digne  d'être 
apprise  aux  enfans  dans  les  classes. 

La  poésie  et  l'histoire  sont  les  deux  maîtresses  des  mœurs  : 
elles  formulent  les  règles  de  la  conduite  en  leurs  sentences  ou 
en  leurs  exemples.  La  morale,  si  elle  a  des  sanctions  plus  hautes, 
n'en  est  pas  moins  le  résultat  de  l'expérience  de  l'humanité., 
Chercher  le  bien,  fuir  le  mal,  honorer  ses  parens,  aimer  son 
prochain,  se  dévouer  pour  sa  patrie,  faire  aux  autres  ce  que  l'on 
voudrait  qui  vous  fût  fait  à  vous-même,  ces  préceptes  sont 
nécessaires  à  l'existence  de  la  société  et  à  sa  durée.  Elle  périrait 
s'ils  n'étaient  pas  appliqués  par  la  grande  majorité  de  ses 
membres.  Mais  qui  est-ce  qui  le  dit  et  qui  est-ce  qui  le  prouve, 
si  ce  n'est  l'Histoire? 

C'est  elle  qui  fonde  le  pacte  social  sur  le  sacrifice.  L'histoire 
est  une  morale  ;  elle  est  la  maîtresse  des  princes  et  des  peuples, 
elle  travaille  sans  cesse  à  la  distinction  du  bien  et  du  mal;  elle 
passe  au  crible  les  actes  des  hommes  et  sépare  l'ivraie  du  bon 
grain.  Elle  juge.  Elle  est  le  tribunal  où  siège  la  conscience  des 
générations. 

Rien  que  par  le  fait  qu'il  naît,  l'individu  accepte,  de  la  so- 
ciété, l'abri,  le  secours,  la  protection;  il  suce  une  dette  inamor- 


310 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tissable  avec  le  lait;  il  s'engage,  ne  le  voulût-il  pas.  Le  fils  ne 
peut  se  de'pouiller  de  ses  ancêtres,  ni  le  présent  du  passé!  Le 
nouveau  venu  est  contraint  de  se  soumettre  aux  lois,  puisqu'il 
en  réclame,  avant  de  naître,  le  bénéfice.  Il  prend  le  pas  de  la 
troupe  en  marche;  il  avance  par  elle,  au  milieu  d'elle.  L'hos- 
tilité de  la  nature,  la  brutalité  des  animaux  et  des  hommes, 
toutes  les  forces  adverses  qui  se  ruent  sur  lui,  la  société  s'est 
donné  pour  tâche  de  les  écarter  de  son  berceau.  Elle  veille  sur 
son  tendre  sommeil  ;  et  cette  protection  ne  veut  même  pas  être 
implorée;  le  code  qui  la  dicte  est  antérieur  à  chaque  être  nais- 
sant et  lui  survivra. 

Donc,  le  monde  où  vous  naissez  vous  tient;  lâchez-le,  il  ne 
vous  lâchera  pas;  l'homme  est  fonction  de  ses  ancêtres  ;  il  subit 
son  propre  angle  facial;  sa  personnalité  consciente,  sans  doute 
libre,  est  liée  à  sa  personnalité  subconsciente  qui  ne  l'est  pas.i 
Le  révolté  obéit  encore,  puisque,  pour  lutter  contre  la  société, 
il  lui  emprunte  les  armes   qu'il   retourne  contre  elle. 

Le  poids  de  l'histoire  pèse  sur  l'humanité  pré.sente  et  future 
et  lui  a  tracé,  d'avance,  sa  ligne  de  conduite  :  le  devoir.  Devoir 
veut  dire  dette.  En  remplissant  le  devoir,  on  ne  fait  que  payer 
ce  qu'on  doit.  C'est  de  l'équilibre  de  tous  les  devoirs  que  se  fait 
le  Droit.  Mais,  ce  compte,  cette  balance  des  dettes,  puisqu'elles 
viennent  du  passé,  ne  peut  s'établir  que  par  l'histoire. 

Dans  l'harmonie  de  l'univers,  se  conformant  à  l'ordre  et  aux 
lois  qui  le  régissent,  l'homme  agit,  veut  et  pense  conformé- 
ment à  cet  ordre  et  à  ces  lois.  Sa  volonté  éphémère,  étant 
fille  de  la  volonté  éternelle,  s'efforce,  sans  cesse,  de  se  rappro- 
cher d'elle.  Entre  l'infini  et  le  fini,  entre  le  créateur  et  le  créé, 
entre  le  divin,  c'est-à-dire  l'inconnu  et  l'intelligence,  c'est-à-dire 
ce  qui  veut  connaître,  le  contact  se  fait  par  la  réflexion  et  par 
la  foi. 

L'homme  a  en  lui  le  sentiment  de  l'infini,  puisqu'il  le 
nomme,  et  la  notion  d'une  volonté  créatrice,  puisqu'il  y  pense. 
On  ne  saurait  arracher  à  l'âme  humaine  une  certaine  idée  de 
la  série,  de  l'ordre,  de  la  succession,  de  la  causalité,  se  prolon- 
geant, au-dessus  de  l'univers  visible,  jusqu'à  une  cause  première. 

Or,  ce  sentiment  de  la  série  résulte  de  l'expérience  sécu- 
laire, affirmant  le  développement  lié  des  faits  et  des  choses.  La 
pensée  humaine  n'a  que  ce  point  d'appui,  le  souvenir,  pour 
s'élancer,  du  fini  qui  se  transforme,  vers  l'infini   qui  demeure. 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.:  311 

L'histoire,  fille  du  souvenir,  n'est  pas  seulement  une  faculté 
utile  et  terrestre,  c'est  une  faculté  intuitive  et  céleste.  La  philo- 
sophie et  la  religion  ne  sont  qu'une  histoire  idéalisée  et  purifiée. 
A  la  naissance  de  toute  religion,  il  y  a  un  livre, un  témoignage  : 
VÈcriture.  La  tradition  enseigne  à  l'homme,  non  seulement  le 
passé  et  le  réel,  mais  le  futur  et  l'au-delà.; 

Voilà  donc  ce  qu'est  l'histoire.  Les  faits,  les  techniques,  les 
arts,  les  mœurs,  les  idées,  les  aspirations, les  croyances,  les  lois, 
l'ordre,  tout  s'enregistre  et  se  transmet  en  elle.  L'homme  vit 
en  état  d'histoire.  Son  geste  se  prolonge  indéfiniment  par 
l'histoire,  comme  la  lumière  et  le  son  vibrent  éternellement 
dans  l'espace. 


II.    —   L  HISTOIRE    EST    UN   ART 

Une  faculté  qui  s'exerce,  cause  un  plaisir.  L'histoire  ne 
serait  pas,  pour  l'homme,  une  nécessité  qu'elle  lui  serait  une 
émotion,  — émotion  délicieuse  et  avidement  recherchée. 

Dans  le  récit  que  le  père  fait  aux  enfans,  il  y  a  un  charme 
réciproque.  Ce  n'est  pas  pour  «  apprendre  »  que  l'enfant 
demande,  sans  cesse,  des  «  histoires,  »  c'est  pour  s'amuser.  Il 
jouit  du  récit  en  tant  que  récit,  et  le  narrateur  est  non  moins 
heureux,  si  1' «  histoire  »  étant  bien  faite,  bien  agencée,  expres- 
sive, produit  une  émotion. 

L'histoire  a  donc  une  autre  raison  d'être  que  son  utilité.  Il 
y  a  l'histoire  pour  l'histoire,  comme  il  y  a  l'art  pour  l'art.  Et, 
cette  constatation  suffit  pour  établir  que  V histoire  est  un  art. 

Comme  tous  les  arts,  l'histoire  vise  la  Beauté.  Elle  essaye 
d'y  atteindre  par  le  récit  animé  des  événemens,  l'harmonie  des 
proportions,  la  clarté  des  déductions,  le  rendu  des  personnages, 
1  illusion  de  la  vie.  La  puissance  d'expression  est,  là  comme 
dans  les  autres  arts,  l'objectif  suprême. 

Un  sculpteur  taille  le  marbre,  un  peintre  manie  le  crayon 
et  le  pinceau  ;  un  architecte  ordonne  les  matériaux  et  impose  à 
la  matière  la  lumière  et  le  mouvement,  le  poète  marque  la 
cadence  et  le  musicien  combine  les  sons  :  —  l'historien  évoque 
des  sentimens  et  des  pensées  par  le  rappel  du  passé  et  le  pro- 
longement des  ombres. 


312 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Cicéron,  dansun  passage  célèbre,  donne  l'esthétique  de  l'his- 
toire :  ((  Elle  est,  dit-il,  le  témoin  des  âges,  le  flambeau  de  la 
vérité,  l'âme  du  souvenir,  la  maitresse  de  la  vie,  la  messagère 
du  passé.  »  Pour  remplir  le  vaste  cadre  qui  est  le  sien,  quelle 
variété,  quelle  abondance,  quelle  pénétration,  quelle  application 
ne  lui  faut-il  pas?  Et  quelle  puissance  créatrice!  Représenter  la' 
vie  des  sociétés  et  la  vie  des  hommes,  en  évitant  le  double  écueil 
de  la  sécheresse  ou  de  la  profusion,  évoquer  les  événemens 
dans  un  raccourci  tel  que  le  nécessaire  soit  dit  et  rien  que  le 
nécessaire,  déposer,  dans  le  récit,  l'émotion  comme  la  lame  se 
cache  au  fourreau,  tel  est  le  devoir  de  l'historien.  Il  a  pour 
sujets  éternels  l'homme  et  la  nature.  Réaliste  et  idéaliste,  il 
touche  les  deux  cordes.  La  vérité  et  l'expression,  mais,  n'est-ce 
pas  tout  l'art? 

L'historien  est  un  conteur.  L'homme  aime  à  se  sentir  bercé  par 
des  récits  et  des  fables.  Toute  image  de  sa  propre  existence 
l'amuse,  l'intéresse,  le  passionne.  Assise  autour  du  foyer,  la 
famille  retient  son  souffle,  tandis  que  la  mère-grand  dit  les 
légendes  de  la  primitive  humanité.  Le  Petit  Chaperon  rouge  et 
V  Oiseau  bleu,  le  Petit  Poucet  et  la  Belie  au  bois  dormant  meu- 
blent, de  leurs  images  fantasques,  le  cerveau  impressionnable  de 
l'enfance;  Shéhérazade  endort  le  sultan  au  narré  adroitement 
interrompu  des  Mille  et  une  Nuits;  les  dames  et  seigneurs,  ras- 
semblés par  Boccace,  oublient  les  horreurs  de  la  peste  en  écou- 
tant le  Décameron.  C'est  peut-être  parce  qu'elle  savait,  mieux 
que  nul  autre,  tisser  la  trame  des  contes  légendaires  que  la 
«  Grèce  menteuse  »  a  été  l'éducatrice  de  l'humanité.  Personne 
n'a  dit  comme  notre  La  Fontaine  le  charme  toujours  nouveau 
des  vieux  récits  : 

Nous  sommes  tous  d'Athène  en  ce  point,  et  moi-même, 
Au  moment  que  je  fais  cette  moralité, 

Si  Peau  d'âne  m'était  conté, 

J'y  prendrais  un  plaisir  extrême. 

On  affirme  que  les  grandes  épopées  chevaleresques,  celles 
qui  ont  fourni  au  moyen  âge  la  noble  littérature  des  Chansons 
de  Geste,  étaient  récitées,  par  les  trouvères,  le  long  des  routes 
interminables  qui  menaient  les  croyans  aux  pèlerinages  et  aux 
croisades.  L'une  soutenant  l'autre,  la  légende  et  l'histoire  mar- 
chaient ainsi  de  compagnie,  l'imagination  abrégeant  la  route  de 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.  313 

l'action.  Que  l'on  chantât  d'»  Olivier  «etde  «  Roland  »  auprès  de 
Godefroy  de  Bouillon  et  de  Tancrède;  que  Gharlcmagne  à  la 
barbe  lleurie  chevauchât  près  de  Philippe-Auguste  et  de 
saint  Louis,  ces  belles  rencontres  font  le  tissu  [vivant  de  l'exis- 
tence sociale.  Les  Grecs  et  les  Romains  marchaient  ainsi  avec 
nos  armées  révolutionnaires  et,  sur  la  terre  d'Egypte,  les  qua- 
rante siècles  des  Pyramides  contemplaient  les  soldats  de 
Bonaparte. 

Ni  les  contes  bleus,  ni  les  légendes  épiques  ne  fatigueront 
jamais  l'imagination  des  hommes.  Pourtant,  les  générations 
modernes,  à  l'esprit  plus  complexe,  ont  des  exigences  plus  réa- 
listes. Elle  veulent  des  contes,  elles  aussi;  mais  des  contes  où 
elles  puissent  reconnaître  une  image  plus  immédiate  de  leur 
propre  existence.  D'où  la  vogue  croissante  et  le  caractère  de  plus 
en  plus  documentaire  du  <(  roman.  » 

Selon  une  observation  de  Bacon,»  cet  esprit  d'indépendance, 
qui  est  une  force  et  une  dignité  de  la  nature  humaine,  le  porte 
à  se  soustraire  au  cours  ordinaire  des  choses  et  à  se  créer  un 
domaine  imaginaire,  où  elle  est  plus  libre  et  dispose  à  son  gré 
desévénemens.  «Mais  ce  génie  conteur  par  lequel  l'intelligence 
humaine  essaie,  en  quelque  sorte,  sa  propre  élasticité  et  tend 
la  corde  de  sa  puissance,  ce  génie  conteur  se  sent  plus  fier  de  son 
œuvre,  s'il  sait  la  rattacher  au  câble  solide  des  vraisemblances 
et  des  possibilités.  La  fiction  se  targue  de  la  vérité;  le  conteur 
veut  passer  pour  un  observateur.  Ainsi  le  roman  se  rapproche 
de  l'histoire. 

Teinté  de  «  réalisme,  »  il  étonne  le  monde  de  ses  prétentions 
et  de  sa  prolificité;  il  prétend  présenter  le  tableau  de  toutes  les 
passions,  le  décor  de  tous  les  spectacles,  l'amalgame  de  toutes 
les  possibilités  humaines  et  extra-humaines  ;  il  oublie  son  rôle 
d'amuseur.  Il  se  fatigue  et  fatigue.  S'il  n'est  ramené  à  ses  ori- 
gines, le  roman  périra  après  avoir  encombré  un  siècle  vain  de 
son  éphémère  production.  «  Documenté  »et((  documentaire,  »  — 
s'il  pouvait  prendre  ces  qualificatifs  au  sérieux,  —  il  n'aurait 
plus  qu'à  se  perdre  dans  l'histoire. 

I  L'histoire  tient  de  la  fable,  de  l'épopée,  du   roman,  parce 

qu'elle  est  aussi  œuvre  de  conteur  :  mais  elle  se  distingue  de  ces 

I         «  genres,  »  parce  qu'elle  s'appuie  exclusivement  sur  la  vérité. 

1  L'historien  est  un  conteur,  mais  un  conteur  vj^ai.  Cette  condi- 

j         tion  de  l'histoire  fait  d'elle  une  science,  nous  le  verrons  tout 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  l'heure  ;  mais  au  point  de  vue  de  l'art,  nul  ide'al  ne  peut  être 
plus  noble  :  le  Beau  n'est-il  pas  «  la  splendeur  du  Vrai  ?  » 

Ce  mot  fixe  l'idéal  de  l'histoire;  il  en  expose  aussi  la  diffi- 
culté'. «  Faire  revivre,  »  c'est  créer  une  seconde  fois.  Il  ne  suffit 
pas,  en  effet,  d'une  copie  littérale  pour  donner  l'impression  de 
l'original.  Celui  qui  noterait  jour  par  jour,  minute  par  minute, 
l'existence  d'un  grand  personnage,  n'aboutirait  qu'au  plus  fasti- 
dieux des  graphiques.  L'image  de  la  vie  a  d'autres  proportions  et 
d'autres  saillies  que  la  vie  elle-même.  Pour  faire  sentir  ce  relief, 
il  faut  une  maîtrise,  une  autorité  qui  viennent  de  l'énergie 
et  du  caractère  :  qualités  toutes  viriles.  Il  faut  savoir  trancher 
et  faire  des  sacrifices.  L'histoire  est,  comme  l'action,  affaire  aux 
mâles.  Le  peintre  doit  dominer  le  modèle  pour  le  rendre. 
Savoir,  d'abord,  puis  savoir  exprimer,  savoir  choisir  et  savoir 
oublier,  pour  obtenir,  dans  le  ramassé  et  le  concis,  l'hallucina- 
tion de  la  vérité  agissante,  extraire  de  la  mort  les  germes  de  la 
vie,  telles  sont  les  exigences  de  cet  art  supérieur  où  prétendent 
les  historiens. 

Thucydide  raconte  la  guerre  du  Péloponèse.  Les  Athéniens 
viennent  de  décider  l'expédition  de  Sicile,  où  va  se  jouer  le  sort 
de  la  République.  La  flotte  qui  doit  transporter  l'armée  à  Syra- 
cuse est  prête;  l'ordre  de  l'embarquement  est  donné  : 

«  Le  jour  venu,  les  Athéniens  et  ceux  de  leurs  alliés  qui  se 
trouvaient  dans  la  ville,  descendirent  au  Pirée.  Dès  l'aurore, 
ils  montèrent  sur  les  vaisseaux  prêts  à  prendre  le  large;  toute 
la  population ,  citoyens  ou  étrangers ,  s'était  massée  sur  le 
port.  Les  familles  accompagnaient  ceux  qui  partaient,  fils, 
parens,  amis.  Tout  en  marchant,  ils  étaient  partagés  entre 
l'espoir  du  succès  et  la  crainte  de  ne  plus  revoir  ceux  qu'une 
longue  navigation  allait  séparer  de  la  mère  patrie..  A  cette  heure 
des  adieux,  avec  la  perspective  de  lointains  périls,  le  danger 
paraissait  plus  grand  que  quand  on  avait  décidé  l'expédition. 
Mais  la  variété,  la  grandeur  du  spectacle  soutenaient,  pourtant, 
l'enthousiasme.  Spectacle,  en  effet,  magnifique  et  surprenant  : 
l'appareil  des  forces  helléniques,  tel  que  jamais  une  seule  ville 
ne  l'avait  déployé  sur  mer,  était  puissant  et  dispendieux...  La 
flotte  avait  été  équipée  à  grands  frais  par  les  triérarques  et  par 
la  cité.  Le  trésor  public  avait  donné  une  drachme  par  matelot  et 
avait  fourni  les  vaisseaux   dont    soixante   légers    et    quarante 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.i  315 

affectes  au  transport  des  hoplites.  Les  trierarques  avaient 
pourvu  ces  bàtiniens  d'exceliens  écjuipages  et 'accordaient  aux 
hommes  embarques  un  surcroît  de  solde  payé  sur  le  trésor.  Les 
navires  étaient  décorés  de  l'image  des  dieux  et  d'ornemens 
magnifiques;  chaque  équipage  eût  voulu  que  son  vaisseau 
fût  le  premier  pour  l'élégance  et  la  rapidité.  L'armée  de  terre 
avait  été  choisie  parmi  les  troupes  d'élite  ;  il  y  avait  aussi  une 
grande  concurrence  pour  les  armes  et  "pour  les  vêtemens,  et  non 
moins  d'émulation  dans  le  zèle  de  chacun  à  remplir  la  fonc- 
tion qui  lui  était  assignée.  On  sentait  bien  qu'il  s'agissait 
autant  d'un  étalage  de  forces  et  de  puissance  pour  en  imposef 
aux  autres  Hellènes  que  d'un  armement  nécessaire  contre  les 
ennemis.  Les  équipages  étant  à  bord  des  vaisseaux,  toutes  les 
provisions  embarquées,  la  trompette  donna  le  signal  du  départ.- 
Les  prières  furent  dites,  non  pas  sur  chaque  navire,  en  parti- 
culier, mais  pour  la  flotte  tout  entière  par  la  seule  voix  d'un 
héraut. Le  vin  fut  versé  dans  les  cratères;  chefs  et  soldats  firent 
les  libations  dans  des  coupes  d'or  et  d'argent.  Aux  prières  de 
ceux  qui  partaient  répondaient  les  prières  de  la  foule  sur  le 
rivage  ;  citoyens  et  alliés,  tous  priaient  ensemble.  Après  avoir 
chanté  le  Pœan  et  terminé  les  libations,  on  mit  à  la  voile...  » 
Je  ne  sais  s'il  est  possible  de  produire  une  émotion  plus  pro- 
fonde avec  des  moyens  plus  simples.  Rien  n'est  laissé  au  hasard, 
mais  nulle  recherche.  L'autorité  de  l'homme  d'Etat  laisse  per- 
cer à  peine  l'inquiétude  du  citoyen;  la  netteté  sobre  du  récit 
ne  trahit,  par  aucun  trait  voulu,  l'attendrissement  latent  de 
l'écrivain.  Tant  qu'il  y  aura  une  humanité,  elle  descendra  sur 
le  Pirde,  elle  sentira  l'appréhension  de  cet  inconnu  d'une  cam- 
pagne qui  commence;  elle  partagera  les  passions  dramatiques 
des  Athéniens  et  de  leurs  alliés  à  la  minute  où  le  Pœan  cesse, 
où  la  voile  se  gonfle  pour  emporter,  vers  Syracuse,  la  fortune 
de  la  cité. 

S'il  était  nécessaire  de  démontrer  que  l'hisloire  est  un  art, 
ces  pages  .suffiraient  :  l'imagination  les  orne,  mais  la  réalité  les 
soutient.  Et  c'est  cette  double  inspiration,  nécessaire  à  l'his- 
toire, qui  fait  d'elle  un  art  à  la  fois  puissant  et  mystérieux.  Il 
n'est  pas  accessible  à  tous.  Pour  le  goûter  pleinement,  il  faut, 
avec  la  maturité,  l'attention  et  la  réflexion.  Aussi  la  gloire  de 
l'historien  est  lente  à  venir  ;  les  siècles  seuls  la  consacrent. 
L'histoire,   fille     dir    temps,    compte    sur  lui.   Elle  attend  son 


316  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 

heure  et  ne  développe  sa  beauté  que  lentement.  Clio  est  une 
muse  voilée.  Elle  est  la  suprême  compagne  de  l'esprit  humain. 
L'homme  fait,  le  vieillard  se  tournent  vers  elle  ;  ils  trouvent, 
dans  ses  œuvres,  les  seules  choses  qui  les  satisfassent  :  la 
vérité  et  l'ordre. 


III.    —   L  HISTOIRE  EST   UNE   SCIENCE 

Le  récit  vivant  des  faits  du  passé  est  l'objet  de  l'histoire  ; 
mais  pour  les  exposer,  il  faut  les  connaître;  la  recherche  et  la 
critique  des  faits,  l'aperception  de  l'ordre  qui  les  range  sous  des 
lois,  donnent  à  l'histoire  le  caractère  d'une  science.  Comme  la 
science,  elle  recourt  à  l'analyse  d'abord,  puis  a  la  synthèse. 
L'esprit  humain,  dans  sa  faiblesse,  ne  peut  prendre  la  vérité 
de  front,  la  saisir  entièrement  et  d'un  seul  coup.  Il  procède  gra- 
duellement, comme  on  s'élève  sur  le  flanc  d'une  montagne  ;  il 
ne  la  voit  d'ensemble  que  de  haut,  en  se  retournant. 

La  connaissance  des  faits  repose  sur  la  critique  des  témoi- 
gnages. Celui  qui  raconte  les  événemens  auxquels  il  a  assisté 
n'est  pas  un  historien,  c'est  un  annaliste,  un  mémorialiste.  Pré- 
cisément parce  qu'il  a  vu  les  choses  de  trop  près,  il  les  altère 
en  les  décrivant;  il  n'est  pas  de  témoignage  direct  qui  ne  soit 
faussé  par  la  passion  ou  simplement  déformé  par  le  manque 
de  recul.  L'histoire  proprement  dite  a  besoin  de  considérer 
l'enchaînement  des  faits  pour  exprimer  la  vérité  elle-même  : 
«  L'historien,  ditFustel  de  Coulanges,  doit  étendre  ses  recherches 
sur  un  vaste  espace  de  temps.  Celui  qui  bornerait  son  étude 
à  une  seule  époque  s'exposerait,  sur  cette  époque  même,  à  de 
graves  erreurs.  Le  siècle  où  une  institution  apparaît  au  grand 
jour,  brillante,  puissante,  maîtresse,  n'est  presque  jamais  celui 
où  elle  s'est  formée  et  où  elle  a  pris  sa  force.  Les  causes  aux- 
quelles elle  doit  sa  naissance,  les  circonstances  où  elle  a  puisé 
sa  vigueur  et  sa  sève,  appartiennent  souvent  à  un  siècle  fort 
antérieur.  » 

A  l'origine  de  toute  recherche  historique,  il  y  a  nécessaire- 
ment une  enquête  sur  la  réalité  des  faits,  sur  leur  véritable  sens 
et  leur  véritable  portée.  Cette  enquête  recourt  aux  divers  pro- 
cédés scientifiques  auxiliaires  de  l'histoire  :  cet  ensemble  de 
procédés  forme  l'érudition.] 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.  317 

L'érudition  est  la  science  de  la  documentation  historique. 
La  critique  des  documens  est  à  la  base  de  toute  histoire,  et  c'est 
pourquoi  il  est  arrive'  qu'on  a  confondu  cette  recherche,  si  né- 
cessaire et  si  laborieuse,  avec  l'histoire  elle-même.  Puisque 
l'histoire  ne  peut  se  passer  du  document,  on  a  conclu  que 
l'étude  du  document  était  toute  l'histoire  et  qu'il  suffisait  d'un 
bon  exposé  critique  pour  faire  œuvre  d'historien,  comme  si,  en 
juxtaposant  des  couleurs,  on  faisait  œuvre  de  peintre. 

L'érudition  n'est  pas  l'histoire  :  elle  n'en  est  ni  le  corps,  ni 
l'àme;  tout  au  plus,  le  squelette,  L'anatomie  n'est  pas  l'histoire 
naturelle. 

Dans  ces  derniers  temps,  l'accès  aux  dépôts  d'archives  a  per- 
mis de  renouveler  les  sources  de  l'histoire.  Puisqu'on  pouvait 
lire  «  la  pièce  »  même  où  sont  inscrites  les  délibérations  des 
conseils,  les  résolutions  des  hommes  d'Etat,  les  confidences  in- 
times où  l'amitié  s'épanche,  on  s'est  rué  sur  ce  butin  facile  et  on 
a  fait,  de  l'étalage  de  ces  «  documens,  »  une  «  science  »  exclusive 
et  jalouse. 

Tous  ceux  qui  ont  participé  à  la  vie  publique,  tous  ceux  qui 
ont  réfléchi  h.  la  vie  privée  savent  que  ce  qui  est  important  dans 
l'une  et  dans  l'autre,  7ie  s'écrit  pas.  Il  y  a  une  «  pensée  de  der- 
rière la  tête  »  qui,  souvent,  se  connaît  mal  elle-même,  ne  se 
précise  qu'au  fur  et  à  mesure  qu'elle  se  réalise  en  action  et  dont 
une  réserve  instinctive  ne  livre  que  bien  rarement  l'expression.] 
L'homme  d'Etat  sait  que,  s'il  réussit,  le  succès  parlera  pour  lui; 
s'il  échoue,  il  ne  veut  pas  paraître  s'être  trompé.  Donc,  il  n'y 
a  guère  îi  compter  sur  la  rencontre  hasardeuse  du  papier  révéla- 
teur pour  percer  ce  secret  ultime  ;  il  faut  le  deviner  :  c'est  affaire 
au  raisonnement,  à  l'intuition,  à  l'imagination,  à  l'expérience.; 
Le  fatras  livresque  y  sert  de  peu.  Le  document  détermine  un 
point  ou  un  moment;  il  ne  donne  jamais  la  ligne,  encore  moins 
le  dessin  et  le  coloris.  L'abus  du  document  est  une  paresse  qui 
ne  justifie  pas  tant  d'orgueil  :  pigritia  insolens. 

Une  heure  arrive  où  l'historien  doit  prendre  son  parti, 
écrire  et  juger.  Cette  heure,  longtemps  retardée,  est  la  conclu-, 
sien  nécessaire  de  laborieuses  recherches.  L'homme  ne  demande 
pas  à  l'homme  la  science  parfaite  d'un  Dieu;  il  lui  demande  ce 
qu'une  existence  humaine  peut  fournir,  loyalement,  de  travail 
et  d'application.  Au  bout  de  l'histoire-science,  l'art  de  l'histoire 
intervient  et  prend  les  choses  en  mains;  il  apporte  la  lumière. 


318 


REVUE    DES    DEUX    MONDES; 


le  relief,  l'éclat.  Quand  l'e'rudit  a  réuni  les  matériaux,  l'artiste 
insuffle  la  vie.  Ainsi  l'histoire  complète  le  conscient  par  l'in- 
conscient :  ut  pictura  poesis,  ut  poesis  historia. 

Précisément  parce  qu'on  place  très  haut  cet  idéal  de  l'his- 
toire, à  savoir  la  recherche  de  la  vérité  jusqu'en  son  intime 
essence,  il  n'en  est  que  plus  facile  de  reconnaitre  l'importance 
des  instrumens  de  précision  destinés  à  fournir  à  l'historien  des 
données  exactes  et  positives. 

La  science  de  la  documentation  est  la  résultante  de  plusieurs 
sciences  dont  elle  enregistre  et  totalise  les  travaux  :  la  paléo- 
graphie, la  philologie,  la  critique  des  textes,  la  numismatique, 
l'archéologie,  etc.  Tout  est  document  pour  l'histoire  ;  rien  n'est 
hors  de  son  domaine. 

On  dit  avec  raison  que  la  géographie  et  la  chronologie 
sont  les  deux  yeux  de  l'histoire.  La  naissance,  le  développe- 
ment et  la  prospérité  des  sociétés  humaines  dépendent  néces- 
sairement de  la  nature  du  sol;  les  relations  entre  les  peuples 
tiennent  surtout  à  leurs  positions  respectives  sur  la  planète. 
L'histoire  politique  n'est  rien  autre  chose  qu'une  «  économique,  » 
puisqu'elle  est,  en  somme,  le  récit  de  la  conquête  de  la 
terre  pour  la  subsistance.  «  Qui  terre  a  guerre  a,  »  disait  le 
vieux  proverbe  ;  que  n'ajoutait-il  :  «  qui  n'a  terre  a  guerre.  » 
Car  le  pauvre  se  bat  pour  envahir,  si  le  riche  se  bat  pour  se 
défendre. 

«  L'histoire-bataille,  »  si  gravement  incriminée,  reprend 
ainsi  sa  réelle  importance.  La  guerre  entre  les  nations  parait 
barbare  à  ceux  qui  prêchent  l'hostilité  des  classes  :  au  fond, 
c'est  la  même  chose.  Chez  l'homme,  animal  laboureur,  la  lutte 
pour  la  terre  est  un  conflit  de  subsistance.  Reculer  la  borne- 
frontière,  c'est  agrandir  le  champ.  Il  faudrait  une  amélioration 
prodigieuse  des  procédés  économiques  pour  suspendre  cette 
concurrence  entre  les  peuples  ;  la  lutte  pour  les  salaires  en  est 
un  incident  et  n'aura  nullement  pour  efl^et  d'y  mettre  fin. 

La  terre  impose  à  l'homme  son  empreinte  :  connaître  la 
géographie,  c'est  déterminer,  par  l'habitat,  les  dispositions  phy- 
siologiques et  psychologiques  des  races.  Les  études  de  «  géo- 
graphie humaine  »  ont  pris,  dans  ces  derniers  temps,  un  grand 
essor  :  c'est  qu'elles  révèlent  souvent  les  aspirations  secrètes 
et  les  mouvemens  obscurs  des  multitudes.  Elles  permettront  de 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIENS.  319 

déterminer  les  motifs  do  ces  déplacemens  constans  (ïes  peuples 
à  la  surface  du  globe,  qui  ont  causé,  depuis  l'antiquité  jusqu'à 
nos  jours,  les  plus  grandes  révolutions  de  l'histoire. 

Si  Christophe  Colomb  s'embarqua  sur  les  «  blanches  cara- 
velles »  et  s'il  doubla,  par  un  trait  de  génie  et  d'audace,  le 
champ  livré  par  la  planète  à  la  civilisation,  il  y  fut  incité  par  la 
perspective  d'un  enrichissement  privé  et  public  ;  la  découverte 
des  nouvelles  Indes,  avec  un  immense  développement  de  la  pro- 
duction de  l'or  et  du  commerce  des  épices,  excitait  ses  ambi- 
tions, soutenait  son  courage  et  celui  de  ses  associés  : 

Us  allaient  conquérir  le  fabuleux  métal 

Que  Cipango  mûrit  dans  ses  mines  lointaines. 

La  chronologie  n'est  pas  moins  importante  que  la  géogra- 
phie :  si  l'une  connaît  des  contacts,  l'autre  établit  les  séries  et 
les  filiations.  Littré,  exposant  les  idées  d'Auguste  Comte,  déve- 
loppe avec  force  l'intérêt  de  la  série  en  histoire  :  «  L'histoire 
ou  sociologie  a  pour  instrument  spécial  la  filiation,  c'est-à-dire 
la  production  des  états  sociaux  les  uns  par  les  autres.  Il  faut 
s'arrêter  sur  cette  idée;  car  elle  est  essentielle  et  sert  à  rectifier 
certains  préjugés  qui  sont  encore  courans.  Au  xviii^  siècle,  — 
et  beaucoup  de  gens  pensent  comme  le  xviii*'  siècle,  —  on 
reconnaissait  hautement  la  supériorité  des  temps  modernes  en 
lumière  et  en  civilisation,  et  on  s'en  montrait  très  fier;  mais,  en 
même  temps,  on  admettait  que  les  époques  antécédentes  avaient 
été  plongées  «  dans  la  nuit  de  l'ignorance  et  de  la  barbarie,  «et 
à  cette  condamnation  générale  de  tout  le  passé  humain  on  ne 
faisait  d'exception  que  pour  l'antiquité  gréco-latine,  à  laquelle 
on  se  déclarait  bénévolement  inférieur  dans  la  culture  des 
lettres  et  dans  la  grandeur  morale.  Gela  est  inintelligible.  Le 
progrès  total  ne  se  compose  que  de  la  somme  des  progrès  par- 
tiels ;  et  si  les  choses  s'étaient  passées  comme  le  prétendent  les 
hommes  du  xviii^  siècle,  si  tout  ce  qu'ils  affectaient  de  regarder 
comme  tcnébreusement  barbare  l'avait  été  effectivement,  leur 
civilisation  comme  la  nôtre  serait  un  effet  sans  cause;  mais  la 
liaison  de  l'effet  à  la  cause  se  retrouve  dès  qu'on  admet  et 
constate  la  filiation  historique.  Cette  constatation  est  une  des 
ceuvres  les  plus  méritoires  du  véritable  historien.  )> 

La  vérification  des  dates  est  donc  une  des  premières  condi- 


320  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

lions  de  la  véracité  en  histoire.  Une  des  causes  d'erreurs  les 
plus  fre'quentes  et  los  plus  fâcheuses,  c'est  la  transposition  des 
sentimens  d'une  e'poque  à  l'autre  ;  mais  il  y  a  quelque  chose  de 
particulièrement  déplaisant,  c'est  cette  espèce  de  gauchissement 
des  faits  qui  met  l'histoire  au  service  des  passions  contempo- 
raines :  l'allusion.  Autant  est  grave  et  respectable  la  leçon  em- 
pruntée aux  événemens  du  passé,  autant  est  mesquine  et  pénible 
la  contorsion  qui  les  ramène  à  la  figure  du  présent. 

Une  bonne  chronologie  est  indispensable  pour  établir  les 
causes,  et  la  détermination  des  causes  est  la  donnée  essentielle 
de  la  solution  des  problèmes  historiques. 

Il  ne  suffît  pas  de  la  précision  dans  les  dates,  il  faut,  en  plus, 
une  connaissance  exacte  de  l'enchaînement  résultant  de  la 
subordination  chronologique  des  événemens.  Une  date,  toute 
sèche  et  toute  nue,  n'apprend  rien;  rapprochée  d'autres  dates, 
elle  produit  la  lumière.  Par  exemple,  la  date  de  la  mort  de  Jeanne 
d'Arc  étant  1431,  cette  unique  mention  passe  inaperçue;  mais, 
si  on  remarque  le  synchronisme  de  cette  année  avec  celle  de 
l'invention  de  l'Imprimerie,  l'esprit  est  frappé  par  une  telle 
coïncidence,  et  il  est  prêta  reconnaître  un  certain  rapport  entre 
la  mission  de  Jeanne  d'Arc  et  les  idées  qui  agitaient  le  monde 
à  la  veille  de  la  Renaissance. 

Nous  sommes  amenés  ainsi  à  envisager  un  des  autres  pro- 
cédés de  l'histoire,  le  rapprochement  et  la  comparaison.  En  prin- 
cipe, les  choses  ne  s'expliquent  bien  que  si  elles  sont  ramenées 
à  une  commune  mesure.  Si  i  hloloire  est  une  science,  elle  doit 
s'appliquer  h  découvrir  les  rapports  permanens  des  choses  entre 
elles  :  c'est  par  là  seulement  qu'elle  arriverait  à  dégager  des 
lois.  La  comparaison  est  le  procédé  naturel  du  jugement.  Tous 
les  verdicts  sont  relatifs. 

Le  progrès  de  la  civilisation  se  produit  par  une  sorte  de 
contagion  des  idées,  des  sentimens,  des  formes,  dont  la  mode 
est  un  des  plus  puissans  véhicules.  A  une  certaine  époque,  par 
exemple,  les  diverses  nations  européennes  se  soumirent  à  une 
même  conception  architecturale  qui  s'est  appelée  l'art  gothique 
et  qu'on  appellerait,  plus  justement  l'art  français.  Qui  considé- 
rerait isolément  l'art  gothique  en  Angleterre  ou  en  Italie,  croi- 
rait à  un  développement  local  du  genre  d'architecture  ayant  pour 
caractéristiques  la  voûte  sur  croisée  d'ogive  et  l'arc  en  tiers 
point.  Pas  du  tout  ;  la  comparaison  nous  apprend  que  l'adapta- 


I 


DE    l'histoire    et    DES    HISTORIE>fS.  321 

tîon  s'est  faite  par  une  rapide  divulgation  en  Europe  des  pro- 
cédés nés  sur  les  bords  de  la  Seine. 

Qui  étudierait  la  Renaissance  française  sans  connaître  la 
Renaissance  italienne  et,  de  même,  qui  prétendrait  connaître  la 
Renaissance  italienne  sans  rechercher  l'influence  initiale  du 
moyen  âge  français,  commettrait  des  fautes  analogues.  Guizot, 
au  début  de  son  livre  sur  la  Civilisation  en  France,  fait  un  paral- 
lèle entre  les  quatre  grandes  nations  européennes,  l'Angleterre, 
l'Allemagne,  l'Italie,  la  France  :  il  faut  relire  ce  morceau  tout 
entier  pour  reconnaître  les  effets  que  l'esprit  humain  peut  tirer 
du  rapprochement  et  de  la  comparaison. 

La  civilisation  est  une  co-pénétration  constante  des  nations 
l'une  par  l'autre,  et,  pourtant,  les  individualités  ethniques  gar- 
dent chacune  leurs  physionomies  propres.  La  raison  de  ces 
actions  et  de  ces  réactions,  de  cette  plasticité  des  races  humaines 
et  de  leur  fixité,  le  maintien  des  espèces  dans  la  promiscuité  des 
familles,  est  un  des  problèmes  les  plus  délicats  et  les  plus  pro- 
fonds de  l'histoire.  Le  territoire  de  la  Gaule  est  un  vase  clos  où 
la  succession  des  invasions  asiatiques,  africaines,  européennes 
ont  laissé  leurs  dépôts  depuis  des  siècles.  Et  malgré  la  diversité 
des  origines  et  l'étonnante  variété  des  apports,  le  type  physio- 
logique et  psychologique  change  peu.  Le  Français  d'aujour- 
d'hui, disert,  inquiet,  bruyant,  brave,  prompt  à  l'espoir,  prompt 
au  découragement,  est  toujours  le  Gaulois  décrit  par  César. 
La  civilisation  fleurit  sur  un  rocher  dont  la  composition  reste 
la  même.  Quelles  mensurations,  quelles  anthropologies,  quelles 
ethnographies  historiques  et  préhistoriques  découvriront  le 
secret  de  ces  immobiles  métamorphoses? 

Nous  avons  reconnu  les  attaches  de  l'histoire,  pareilles  à 
celles  de  la  civilisation,  avec  le  sol  et  avec  les  exigences  vitales  : 
mais,  nous  voici  en  présence  de  son  principal  sujet,  c'est-à-dire 
l'âme.  L'histoire  de  l'homme  est  une  géographie,  une  écono- 
mique; mais  elle  est  excellemment  une  psychologie:  psycho- 
logie des  individus,  psychologie  des  foules,  — et  l'on  sait,  main- 
tenant, comme  ces  deux  psychologies  s'opposent  dans  leur  unité 
même. 

L'histoire  considère,  dans  le  particulier,  le  général  et,  dans 
l'individu,  le  corps  social.  La  recherche  psychologique  s'inté- 
resse surtout  aux  âmes  dont  l'action  a  rayonné  sur  leur 
temps   et  sur  l'avenir.  L'individu    historique,  c'est,  par  excel- 

TOME    XVII.    —    1913.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lence,  le  grand  homme,  le  he'ros,  le  prophète,  le  saint,  celui 
qui  a  saisi,  prolonge',  réalisé  en  son  jugement,  en  sa  volonté  et 
en  son  œuvre,  les  aspirations  de  sa  génération  et  de  son  temps 
pour  leur  donner  un  essor  nouveau.  Sans  le  héros,  pas  de  pro- 
grès, pas  d'histoire  ;  la  vie  de  l'humanité  stagnante  ne  mérite 
pas  d'être  narrée. 

Le  héros,  c'est  l'incarnation  de  la  faculté  qui  distingue 
l'homme  dans  la  nature  :  la  liberté.  Le  surhomme  est  une  indi- 
vidualité surhumainement  libre.  Il  rompt  le  sommeil  des  époques 
endormies  et  détermine  le  mouvement  qui  s'appelle  progrès  :  il 
sait  ce  qu'il  veut  et  il  veut.  La  carrière  du  grand  homme  est 
un  des  enseignemens  les  plus  émouvans  de  l'histoire,  par 
le  drame  qui  l'anime  toujours.  Les  foules  ne  se  déshabitueront 
jamais  de  le  faire  souffrir,  pas  plus  qu'elles  ne  se  déshabitue- 
ront de  le  voir  souffrir;  elles  le  détestent  parce  qu'il  les  fouaille, 
et  elles  le  suivent  parce  qu'il  les  entraîne  :  mais  lui  ne  doit 
pas  se  lasser  de  leur  commander  et  de  les  aimer.  Susciter  les 
grandes  âmes  et  les  fortifier,  les  arracher  à  l'étreinte  du  siècle 
qui  les  étouffe,  les  lancer  en  avant  quand  elles  hésitent,  c'est  un 
des  plus  nobles  devoirs,  une  des  plus  belles  récompenses  de 
l'histoire. 

Les  âges  de  prospérité  se  désintéressent  vite  de  la  misère 
humaine;  ils  la  considèrent  comme  négligeable  et  méprisable  : 
l'orgueil  de  la  richesse  et  de  l'intelligence  sont  sans  pitié.  Alors 
le  «  saint  »  surgit.  11  réapprend  l'honneur  de  la  souffrance  et  la 
douceur  de  la  pénurie  intellectuelle  :  les  saint  Martin,  les  saint 
François  d'Assise,  ceux  qui  partagent  leur  manteau,  ceux  qui 
épousent  la  pauvreté,  ceux  qui  prient  avec  les  petits  oiseaux, 
accomplissent,  rien  qu'en  montrant  leurs  âmes  simples,  les 
révolutions  psychologiques  qui  orientent  les  siècles  nouveaux. 
Ces  saints  sont  des  héros.  Quand  tout  est  veulerie,  Jeanne  d'Arc 
parait;  quand  tout  est  désordre,  Napoléon.  Quand  la  matière 
s'est  trop  épaissie,  l'esprit  la  fait  éclater;  la  paix  alourdie 
réclame  le  souffle  rafraîchissant  de  la  guerre.  Le  grand  homme 
prend  le  commandement,  donne  l'exemple  et  l'ordre  ;  tout 
change. 

La  vie  du  grand  homme  a  pour  sanction  l'histoire;  car 
l'histoire  la  juge,  la  continue  et  la  développe.  Mais  de  quel  mètre, 
de  quel  compas  l'histoire  mesurera-t-elle  le  grand  homme?  II 
faut  donc  qu'elle  soit  aussi  grande,  plus  grande  que  lui?...  On 


DE   l'histoire    et    DES    UISTORJENS.  323 

voit  bien  que  la  science  historique  n'est  pas  semblable  aux  autres 
sciences  ;  elle  dénombre  l'innombrable,  elle  est  sensible  h  l'on- 
dulation des  âmes;  toute  vie  vibre  en  elle;  elle  louche  au  mys- 
tère du  génie,  de  «  l'intellect  actif,  »  de  l'intermédiaire,  rece- 
vant et  exécutant  l'ordre  de  Dieu. 

Les  grandes  âmes  sont  des  âmes  collectives  dans  ce  sens 
qu'elles  retentissent  des  mouvemens  de  la  collectivité;  mais, 
les  foules  aussi  ont  une  âme.  Les  générations  anonymes  qui  se 
succèdent,  la  tête  penchée  sur  le  sillon,  celles  qui  ne  font  que 
naître  et  mourir,  entretenant,  au  hasard,  leur  propre  vie  et 
celle  de  l'espèce,  travaillent,  tout  de  même,  à  l'histoire  :  milliers 
d'infusoires  élevant  le  fond  des  océans.  Leur  labeur,  quoique 
inaperçu  et  ignoré,  est  constant  et  opérant.  C'est  quand  les  mo- 
lécules innomées  se  sont  transformées  ou  déplacées  à  l'intérieur 
du  corps  social  que  celui-ci  entre  dans  les  âges  nouveaux.] 
L'inconscient  précède   le  conscient. 

Qui  dira  la  force  de  l'opinion,  c'est-à-dire  du  sentiment  des 
foules  dans  la  vie  de  l'humanité?  On  répète,  depuis  longtemps, 
que  l'opinion  est  la  reine  du  monde  :  en  effet,  les  rois  lui  obéis- 
sent. L'opinion,  c'est  l'instinct  du  corps  social  prenant  position 
avant  tout  raisonnement.  L'opinion  naît  et  vit  partout  à  la  fois, 
comme  l'instinct  de  la  défense  est  répandu  sur  le  corps  tout  entier  : 
il  y  a  l'opinion  des  mères,  l'opinion  des  pauvres,  l'opinion  des 
rues,  l'opinion  des  salons,  l'opinion  des  sages,  l'opinion  des  fous  ; 
pas  une  n'est  négligeable  ;  tout  compte  et  pèse.  Les  œuvres 
nationales  sont  des  œuvres  d'opinion.  Les  foules  se  portent  en 
masse  du  côté  où  l'instinct  de  conservation  et  de  développement 
les  entraine;  leur  poids  fait  pencher  la  balance;  elles  suivent  le 
grand  homme  à  la  condition  qu'il  les  conduise  où  elles  veulent 
être  menées.  Or,  la  résultante  de  ces  milliers  de  volontés  indi- 
viduelles, ignorantes,  inconscientes,  qui  constituent  l'opinion, 
c'est  l'œuvre  historique  par  excellence.  Le  plus  souvent,  les 
peuples  s'élèvent  ou  se  perdent  d'eux-mêmes  :  ils  poussent  leurs 
chefs  aux  sommets  ou  aux  abîmes.  L'historien  a  pour  tâche  — 
combien  diflicile!  —  de  reconnaître  l'opinion  dans  le  passé  et  de 
la  guider  dans  l'avenir. 

L'histoire,  et  l'histoire  seule,  s'adresse  à  tout  le  monde  et 
plaide,  auprès  du  plus  ignare  des  êtres,  la  cause  de  tous;  per- 
sonne ne  lui  échappe  ;  elle  dispose  d'un  langage  dilfus  que  tous 
entendent  :  c'est  celui  que  le  sentiment  adresse  à  l'instinct.  D'ail- 


324  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leurs,  elle  est  partout:  elle  émane  du  sol,  respire  dans  les 
pierres,  flotte  dans  l'atmosphère;  elle  transforme  la  honte  en 
honneur,  et  la  cohue  en  re'giment;  c'est  l'histoire  qui,  d'un 
haillon,  fait  un  drapeau. 

La  psychologie  des  foules  s' adressant  à  l'instinct  est  elle- 
même  instinctive.    Les  e'poques,  les  règnes,  les  siècles,  elle  les 
juge  et  les  baptise  avant  qu'ils  soient  acheve's  :   ceux-ci  sont        îj 
appelés  grands,  ceux-là  barbares,  ceux-ci  sont  les  sages,  et  ceux-       ..| 
là  les  fous;  ceux-ci  sont  à  jamais  déplorables  et  ceux-là  à  jamais 
enviables,  parce  que  le  sentiment  des  foules  en  décide  ainsi,  et        à 
l'histoire,  quoi  qu'elle  en  ait,  subit  ce  jugement  et  tente,   en 
vain,   de  le  reviser.   Voici,  donc,    que  sa  tâche    se  complique 
encore  et  que,  dans  cette  complexité  plus  large,  — large  comme 
la  vie,  —  elle  risque  de  se  perdre  :  elle  quitte  le  sol  et  s'envole 
dans  la  légende. 

Mais  une  attache  suprême  la  retient  :  le  sens  profond  et 
précis  de  son  utilité.  L'histoire  sait,  qu'étant  la  faculté  humaine 
par  excellence,  elle  est  surtout  une  faculté  d'action;  Aristote  a 
dicté  sa  loi  quand  il  a  dit  :  «  Ce  qui  importe,  c'est  non  de  savoir, 
mais  d'agir.  «L'histoire  ne  serait  qu'un  vain  bruit  de  mots,  si 
elle  ne  tendait  sans  cesse  à  l'action  :  telle  est  la  véritable  philo- 
sophie de  l'histoire.  La  prétention  de  découvrir,  dans  l'évolution 
des  choses  humaines,  des  lois  analogues  à  celles  de  la  nature 
se  heurte  à  l'objet  même  de  l'étude,  c'est-à-dire  la  liberté 
humaine  :  mais  cette  liberté  peut  être  dirigée,  conseillée, 
redressée,  guidée,  et  là  c'est  de  la  philosophie. 

Voilà  l'histoire  sur  son  véritable  domaine.  Ses  lois  sont 
d'ordre  psychologique  :  l'àme  humaine,  —  individus  et  foules, — 
en  fait  le  sujet.  Par  l'histoire,  l'homme  apprend  la  beauté  de  son 
effort  et  la  grandeur  de  son  impuissance  :  car  il  recommence 
toujours  une  tâche  qu'il  n'achève  jamais.  La  validité  du  travail 
et  la  tragique  noblesse  de  l'insuccès,  les  justes  hésitations  de  la 
raison  entre  l'optimisme  et  le  pessimisme,  sont  les  belles 
démonstrations  de  l'histoire.  Elle  expose  à  l'homme  les  causes 
de  sa  continuelle  espérance  parmi  celles  de  son  perpétuel  décou- 
ragement. L'homme  ne  peut  savoir  si  le  progrès  se  fait  en  ligne 
droite,  en  spirale  ou  en  cercle,  ce  sont  les  solutions  différentes 
et  indifférentes  d'un  problème  que  les  siècles  n'ont  pas  éclairci: 
mais  l'homme  sait  qu'il  vit  pour  agir  et  qu'il  doit  agir  bien.- 


DE    l'hISTOTRE    ÉT    DES    HISTORIENS.  32'5 

Ici,  l'hisloiro  trouve  toute  son  efficacité  et  sa  pleine  autorité, 
puisqu'elle  sonde  la  vie  pour  créer  la  vie. 

Ecrire  l'histoire,  c'est  agir  ;  et  c'est  pourquoi  il  convient  que 
l'historien  soit  homme  d'action.  Dans  l'infinie  multi[)licilé  des 
faits  du  passé,  l'homme  d'action  seul  peut  discerner  ceux  qui 
méritent  d'être  tirés  du  néant  et  confiés  à  la  mémoire,  c'est-à- 
dire  l'utile  et  l'efficace.  Sa  vigilance  avertie  ne  se  trompe  guère  : 
d'un  coup  d'œil,  il  saisit  les  tenans  et  aboutissans  :  aux  pré- 
misses, il  devine  la  conclusion.  Prenons  garde  de  confondre  la 
leçon  et  l'enseignement,  l'histoire  écrite  par  les  hommes  d'Etat 
et  l'histoire  écrite  par  les  professeurs.  A  celle-ci  la  mémoire  et 
l'imagination  suffisent:  mais  l'histoire,  digne  de  ce  nom,  s'ap- 
puyant  sur  la  pratique,  requiert  le  bon  sens,  la  raison  et  l'expé- 
rience :  elle  seule  obtient  l'autorité. 

Echange  de  services  :  l'homme  d'Etat  qu'a  formé  l'histoire 
évite  les  erreurs  signalées  sur  la  carte  du  passé.  L'historien  pré- 
paré par  les  affaires  publiques  néglige  les  riens  difficiles  dont 
la  curiosité  intellectuelle  s'amuse:  son  pas  ferme  va  droit  au 
but.  Au  carrefour  des  siècles  qui  s'achèvent  et  des  siècles  qui 
commencent,  l'historien  délibère  et  choisit  :  il  indique  la  route 
à  prendre  et  la  route  à  éviter.  Quand  un  homme  s'est  décidé  à 
écrire  l'histoire,  il  devient,  si  faible  soit-il  et  si  mince  soit  son 
sujet,  l'instrument  de  la  Destinée;  responsable  de  son  récit  et 
de  son  jugement,  il  répond  aussi  des  suites.  A  la  façon  dont  il 
expose  les  choses  du  passé,  les  choses  de  l'avenir  iront  bien  ou 
mal,  seront  hâtées  ou  précipitées.  Il  est  à  la  fois  en  queue  et  en 
tète  du  troupeau.  L'histoire  de  la  Grèce,  l'histoire  de  Rome, 
l'histoire  de  la  Révolution,  l'histoire  d'Alexandre,  de  César,  de 
Napoléon,  inspireront  par  lui,  bien  ou  mal,  les  siècles  futurs.; 

Le  devoir  de  vérité  est  un  grand  devoir  pour  l'historien  ;  mais 
ce  n'est  pas  le  seul  :  insuffisant  et  terre  à  terre  s'il  ne  s'achève 
par  le  devoir  d'exemple,  qui  suppose  l'émotion  et  la  Beauté. 
Aussi,  dans  sa  tâche  si  pénible,  dans  sa  recherche  d'une  réalité 
qui  le  fuit  toujours,  l'historien  perd  le  souffle,  s'il  n'est  soutenu 
par  un  enthousiasme  grave.  La  continuité  de  la  conscience  col- 
lective est  sa  perpétuelle  obsession.  Il  a  en  vue  à  la  fois  l'Action 
qui  touche  la  terre  et  l'Idée  qui  touche  le  ciel.  Raconter  l'homme 
à  f homme  pour  améliorer  fliomme,  tel  est  le  devoir  qu'il  s'est 
tracé.  Et  que  peut  la  science,  alors?  L'histoire  s'est  appuyée 
sur  elle  d'abord;  mais,   fille   de   l'action,  l'histoire  atteint  des 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sommets  que  la  science  ne  connaît  pas.  Retenons  l'aveu  de 
Claude  Bernard  :  «  L'homme  peiit  plus  qu'il  ne  sait.  » 

L'histoire  expose  les  actes  des  hommes  et  les  juge  pour  tra- 
vailler au  bonheur  et  à  la  grandeur  de  l'humanité,  et  ainsi, 
c'est  elle  qui  crée,  au-dessus  et  au  delà  des  hommes,  l'humanité., 
La  plus  minime  des  erreurs  historiques  altère  le  total  :  les  fautes 
humaines  intéressant  l'humanité,  sont  des  fautes  d'ignorance, 
autrement  dit  des  fautes  d'histoire.  «  Si  jeunesse  savait,  »  dit  le 
proverbe;  et  chaque  nouvelle  génération  est  une  jeunesse.  L'his- 
toire lui  apporte  les  économies  de  l'expérience  :  ne  pouvant  faire 
davantage,  elle  fait  du  moins  cela,  et  c'est  ce  qui  engage  sa 
responsabilité. 

Vérité,  choix,  beauté,  enthousiasme,  conscience,  responsa- 
bilité, telles  sont  les  conditions  suprêmes  de  l'histoire.  Les 
grands  événemens  ont  toujours  fait  naître  les  grands  historiens, 
parce  qu'il  faut  que  l'humanité  sache.  Cette  connexité  néces- 
saire des  grandes  époques  et  des  belles  œuvres  apparaît  surtout 
dans  l'étude  de  l'histoire  ancienne,  écrite  par  les  historiens  de 
l'antiquité.  Leurs  œuvres  sont  utiles  et  belles,  parce  qu'arrivant 
les  premiers,  ils  ont  rempli  leur  tâche  avec  simplicité.  C'est  par 
l'étude  de  ces  modèles  que  je  voudrais  reconnaître,  maintenant, 
la  courbe  magnifique  de  l'histoire  agie  s'insérant  dans  l'histoire 
écrite  :\év\ié,  choix,  beauté,  enthousiasme,  conscience,  respon- 
sabilité 1 

Gabriel  Hanotaux. 


CASSICIACUM  A-T-IL  DISPARU? 


Les  Iccleurs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  (I),  qui  ont  suivi 
avec  un  bienveillant  intérêt  mes  récentes  études  sur  saint 
Augustin,  ne  m'en  voudront  pas  sans  doute  de  les  ramener  à 
Cassiciacum.  Cette  villa  de  la  banlieue  milanaise,  où  le  grand 
rhéteur  converti  se  prépara  à  recevoir  le  baptême,  a-t-elle  déci- 
dément disparu,  sans  laisser  les  moindres  traces?  C'est  ce  que 
j'avais  affirmé  dans  un  de  mes  articles.  Mais  je  pensais  que  s'il 
fallait  la  chercher  quelque,  part,  c'était  sur  les  coteaux  de  la 
Brianza,  cette  région  intermédiaire  entre  la  plaine  et  les  hautes 
montagnes,  où  les  Milanais  d'aujourd'hui  viennent  encore  passer 
la  saison  chaude.  Guidé  par  je  ne  sais  quel  instinct,  je  m'étais 
plu  à  l'imaginer  dans  les  environs  de  Cernusco,  petit  village 
situé  sur  la  ligne  qui  va  de  Lecco  à  Milan. 

Or,  il  parait  que  je  m'étais  trompé.  A  peine  mon  article 
était-il  publié,  que  je  reçus  de  Milan  plusieurs  lettres,  où  l'on 
voulait  bien  m'avertir  de  mon  erreur.  Un  lecteur  de  la  Revue, 
notamment,  me  fit  l'honneur  de  m'écrire  :  u  Cassiciacum  n'a 
pas  disparu.  C'est  le  moderne  village  dcCasciago  près  de  Varèse. 
Dans  une  position  délicieuse,  en  vue  du  lac,  il  est  dominé  par 
de  belles  montagnes  auxquelles  conviennent  parfaitement  les 
paroles  de  Licentius.  »  —  J'avais  cité,  en  elfet,  sinon  pour  pré- 
ciser le  site,  du  moins  pour  en  indiquer  l'orientation,  le  vers 
du  jeune  Licentius,  l'élève  favori  de  saint  Augustin,    où  celui- 

(1)  Pour  répondre  à  de  nombreuses  demandes  qui  m'ont  été  adressées  par  des 
lecteurs  de  la.  Revue,  —  mes  études  sur  saint  Augustin  paraîtront  eu  volume  dans 
le  courant  du  mois  prochain. 


^-^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cl  rappelle  à  son  maître  leur  commun  séjour  à  Gassiciacum,  — 
ce  qu'il  exprime  par  cette  périphrase  poétique  :  «  les  soleils 
révolus  parmi  les  hautes  montagnes  de  l'Italie.   » 

Dans  le  même  moment,  un  aimable  magistrat  italien, 
M.  Luigi  Anfosso,  membre  de  la  Société  historique  de  Lombar- 
die,  m'écrivait  à  son  tour,  en  des  termes  non  moins  précis  et 
affirmatifs  :  «  Gassiciacum  n'a  pas  disparu.  Il  revit  dans  le  vil- 
lage actuel  de  Cassago,  près  de  Gôme.  »  Et  il  me  proposait,  en 
faveur  de  sa  thèse,  un  certain  nombre  de  preuves  qui,  sans  être 
péremptoires,  me  paraissaient  assez  plausibles. 

Mais  alors,  qui  avait  raison,  des  partisans  de  Gassago  ou  de 
ceux  de  Gasciago  ?  J'étais  fort  embarrassé,  d'autant  plus  qu'en 
jetant  les  yeux  sur  la  carte,  j'y  découvrais  un  Carnago  et  un 
Camjiago  qui,  eux  aussi,  pouvaient  avoir  la  prétention  d'être 
l'antique  Gassiciacum.  L'archéologie  locale  n'est  jamais  à  court 
d'argumens,  et,  d'ailleurs,  dans  tout  le  Milanais,  les  noms  en 
ago  foisonnent,  à  peu  près  comme  les  noms  en  court  dans  notre 
Lorraine.  Enfin,  détail  inquiétant,  on  me  signalait  un  second 
Gasciago,  juste  en  face  du  premier,  sur  l'autre  rive  du  lac  de 
Varèse. 

Dans  ce  genre  de  questions,  où  le  sentiment  a  tant  de  part, 
où  les  preuves  matérielles  manquent  presque  toujours,  rien 
n'est  tel  que  de  s'en  rapporter  à  ses  yeux.  Quelquefois  la  simple 
figure  d'un  pays  suffit  à  ruiner  une  hypothèse  hasardeuse.  Je 
me  résolus  donc  d'y  aller  voir.  Évidemment,  je  n'avais  pas 
l'illusion  d'aller  à  la  conquête  d'une  certitude,  mais  je  pensais 
y  trouver  des  probabilités  plus  précises  et  plus  convaincantes. 
Et  puis,  à  mettre  les  choses  au  pis,  j'aurais,  en  fin  de  compte, 
la  consolation  d'avoir  parcouru  de  très  beaux  paysages  et  vécu, 
quelques  jours  encore,  avec  le  souvenir  très  cher  de  saint 
Augustin.  G'est  donc  à  une  sorte  de  pèlerinage  que  je  convie 
mes  lecteurs,  un  pèlerinage,  où  nous  ne  sommes  pas  sûrs 
d'arriver  jusqu'à  la  chapelle  du  Saint.  Mais  nous  en  approche- 
rons de  très  près,  et,  souvent  peut-être,  par  les  sentiers  mêmes 
où  il  est  passé,  nous  mettrons  nos  pas  dans  ses  pas. 


*% 


On  se  rappelle  l'admirable  phrase  des  Confessions,  véritable 
largesse  de  grand  seigneur,  par  laquelle  Augustin  paya  son  ami 


CASSICIAGUM    A-T-IL    DISPARU 


?  329 


VerécunJus  de  son  hospitalité  a  Cassiciacum  :  «  Tu  le  lui 
rendras,  mon  Dieu,  au  jour  de  la  résurrection  des  justes...  Tu 
rendras  à  Vérécundus,  en  retoiir  de  son  hospitalité,  dans  cette 
campagne  de  Cassiciacum,  où  nous  nous  reposâmes  en  toi,  au 
sortir  de  l'été  brûlant  du  siècle,  tu  lui  rendras  la  fraîcheur  et 
les  ombrages  éternellement  verts  de  ton  paradis.  » 

<(  L'été  brûlant  du  siècle  »  n'est  point,  ici,  une  pieuse  méta- 
phore. C'est,  en  effet,  au  moment  le  plus  torride  de  l'été,  au 
mois  d'août,  après  l'ouverture  officielle  des  vacances,  que  le 
rhéteur  de  la  ville  de  Milan  partit  pour  la  campagne.  Sans 
doute,  les  chaleurs  avaient  achevé  de  débiliter  ce  malade,  qui 
souffrait  depuis  longtemps  d'une  bronchite  chronique.  Même 
dans  les  hautes  chambres  de  la  maison  qu'il  avait  louée,  — 
probablement  aux  portes  de  la  ville,  —  sous  les  figuiers  de  son 
jardin,  où  la  grâce  du  Christ  venait  de  le  terrasser,  il  ne  res- 
pirait qu'un  air  embrasé  et  suffocant.  Son  départ  fut  pour  lui, 
non  pas  seulement  au  moral,  mais  encore  au  physique,  une 
délivrance  et  une  renaissance. 

Pour  le  comprendre,  il  faut  avoir  subi,  ne  fût-ce  que 
quelques  jours,  cet  été  milanais.  Milan  est  peut-être  la  ville 
la  plus  chaude  de  l'Italie.  Par  comparaison  avec  la  Riviera, 
d'où  je  venais,  la  plaine  lombarde  me  parut  une  fournaise. 
A  travers  cette  immense  campagne  toute  verte  et  toute  luxu- 
riante, où  l'eau  fume  et  miroite  sous  le  regorgement  des 
herbes  et  des  feuillages,  c'était  le  même  souffle  aride  que 
sur  les  routes  d'Afrique,  sur  les  champs  pierreux  de  la  région 
sétifienne,  ou  la  morne  vallée  du  Chéliff.  Et,  dans  les  rues  de 
Milan,  devant  le  parvis  éblouissant  du  Dôme,  je  retrouvais 
l'atmosphère  cuisante  et  sèche,  où  j'ai  vécu,  tout  un  mois,  à 
Séviile,  à  l'époque  où  l'Andalousie  dévastée  flambe  comme  un 
Sahara. 

En  traversant  la  cour  de  la  gare,  mon  faccàino,  qui  ruisse- 
lait de  sueur,  me  dit,  avec  un  soupir  d'envie  : 

—  Ah!  signore  !  beati  quelli  chè  possono  andare  à  la  mon- 
tagna!...  Bienheureux  ceux  qui  peuvent  aller  à  la  montagne! 

Aller  à  la  montagne!  Ce  vœu  citadin  doit  être,  depuis  des 
siècles,  celui  de  tous  les  Milanais,  en  ce  moment  de  l'année. 
Saint  Augustin  fit  comme  tout  le  monde.  Il  alla,  lui  aussi, 
à  la  montagne. 

Mais  quelle  montagne?  Où  son  ami  Vérécundus  avait-il  sa 


330 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


villa?  Est-ce,  comme  on  me  l'assure,  à  Gasciago,  près  de  Varèse, 
qu'il  se  reposa  «  de  l'été  brûlant  du  siècle?  » 


* 
«   « 


Varèse  !...  Les  beaux  arbres!  C'est  cela  surtout,  cette  beauté 
des  arbres,  qui  me  frappe  et  m'enthousiasme,  en  arrivant.  Les 
gens  du  Nord,  habitués  aux  splendeurs  végétales  de  leurs  parcs, 
ne  partageront  pas,  je  le  crains,  mes  admirations.  Mais,  au 
sortir  de  la  Riviera,  calcinée  par  le  soleil  caniculaire,  on 
s'étonne  devant  cette  opulence  des  feuillages  et  cette  opacité  des 
ramures.  Sur  ces  premiers  escarpemens  des  Alpes,  oii  il  fait, 
tour  à  tour,  très  froid  et  très  chaud,  toutes  les  essences  peuvent 
s'acclimater.  Le  Nord  et  le  Midi  sont  réconciliés.  Voici  des  pal- 
miers nains,  des  cyprès,  des  thuyas,  des  cèdres  pêle-mêle  avec 
des  sapins,  des  platanes,  des  trembles  et  des  peupliers... 

La  route  qui  conduit  de  Varèse  à  Gasciago  est  tout  ombragée 
de  ces  beaux  arbres.  Bien  que  le  soleil  soit  encore  très  haut 
dans  le  ciel,  — il  est  à  peine  quatre  heures  du  soir,  —  on  y 
éprouve  une  impression  continuelle  de  fraîcheur  :  c'est  la  pro- 
fusion des  verdures  sans  doute,  l'éclat  velouté  des  prairies 
qui  en  donnent  l'illusion.  Mais,  par  instans,  cette  fraîcheur  est 
très  réelle.  Un  courant  d'air,  venu  des  montagnes  couvertes  de 
neiges,  vous  caresse  la  figure  et  vous  épanouit  la  poitrine.  On 
se  sent  vraiment  dans  un  pays  d'ombrages,  de  nonchaloir,  de 
repos.  Les  auberges  qui  bordent  la  route  portent  des  enseignes 
significatives  :  Ristorante  délia  pace,  Osteria  délia  quiète  : 
Restaurant  de  la  paix.  Estaminet  du  repos.  J'aperçois,  au  pas- 
sage, le  portail  d'un  collège,  qui  s'intitule  mêmement  :  Collegio 
délia  quiète,  Collège  du  repos,  —  un  nom  bien  engageant  pour 
les  petits  collégiens!...  Au-dessus  de  l'entrée,  une  fresque  naïve, 
peinte  de  couleurs  claires  et  joyeuses,  représente  le  repos  de  la 
Sainte  Famille  :  la  sainte  Vierge,  saint  Joseph  et  l'Enfant 
Jésus  étendus  et  dormant  sous  un  palmier,  auquel  l'âne  est 
attaché.  Ces  enluminures  ajoutent  à  la  gaîté  tranquille  et 
voluptueuse  du  paysage.  Elles  y  mettent  une  pointe  de  sensua- 
lité italienne.  Mais  c'est  l'impression  de  fraîcheur  et  de  repos 
qui  domine.  Augustin,  fatigué  dans  son  corps,  l'âme  brisée  par 
les  luttes  de  sa  conversion  récente,  ne  pouvait  trouver  une  re- 
traite plus  propice.  Tout  ce  qu'il  cherchait,  il  l'aurait,  ici,  avec 


«ASSICIACUM    A-T-IL    DISPARU?  331 

surabondance  :  le  calme,  le  recueillement  dans  la  prière,  le 
rafraîchissement  dans  le  Seigneur,  la  jouissance  solitaire  et 
délicieuse  de  son  cœur  et  de  son  esprit  enfin  pacifids. 

Le  trajet  est  très  court  de  Varèse  à  Casciago  :  une  lieue  au 
plus.  Nous  y  voici  déjà.  Sur  un  fort  dpaulement  de  terrain 
s'éparpillent  quelques  maisonnettes,  que  domine,  tout  en  haut, 
une  usine,  avec  sa  chemine'e  de  briques  et  son  panache  de 
fumée.  On  me  dit  que  c'est  une  filature  de  coton.  Et  mon  cœur 
se  serre  à  la  pensée  que  l'odieuse